Chapitre 23

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Les yeux mi-clos, Jo laissa couler un regard sur sa table de nuit. Bien en évidence, la plaquette d’aluminium qui l’accompagnait tous les soirs, ou presque, depuis son retour à la vie civile la narguait. Elle inspira, expira et recommença l’opération jusqu’à retrouver une respiration plus ou moins normale. Pas tout de suite. Pas sans avoir essayé, pas sans avoir lutté un minimum. Décidée à tenir bon, elle roula de l’autre côté du matelas. Une fenêtre sur fond étoilé, voilà une vision plus apaisante.

Le diner, sans avoir été une partie de plaisir, s’était déroulé sans heurt. Gladys n’avait pas desserré les dents, Nora n’avait pas relevé la tête de son assiette et Marc n’avait rien avalé. Quant à Ethan, il était resté dans la lune sans doute accroché à ses souvenirs. Comment une personne décédée depuis si longtemps pouvait-elle conserver une telle emprise sur leur vie ? La question la taraudait depuis un petit moment. Pourtant, elle s’était bien gardée de la poser. Le tact n’était pas son fort, mais Jo aurait mis sa main à couper qu’il valait mieux éviter le sujet. Le conseil de sa mère l’invitant à tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler portait enfin ses fruits. Il y avait du progrès.

À travers les persiennes entrouvertes, la lune éblouissante s’éveillait à chaque nuage qui passait son chemin et sa lueur éclatante permettait de voir comme en plein jour. Dans un coin reculé de la pièce sa batterie, bordée par quelques partitions, semblait plongée dans un sommeil sans rêve. De l’autre côté l’imposant bureau en noyer, sur lequel trônait un agenda de poche ouvert à la date de lundi prochain, semblait au contraire en alerte. Engourdie par sa journée, le bruissement des pages agitées par la brise ramena Jo à la réalité. Elle soupira, déjà lasse de ces rendez-vous hebdomadaires imposés. D’un geste machinal, elle empoigna le Zippo posé sur sa table de chevet et le contempla longuement. Un clap, glissement de roulette, diffusion de l’odeur apaisante, clap de fin. Le visage contrarié de Simon se dessina dans son esprit et lui arracha un sourire. Persuadée qu’il ne lui pardonnerait pas ces maltraitances à répétitions, elle se raisonna et reposa le briquet à sa place.

Elle avisa le sac à dos posé sur sa chaise, mais hésita un instant. Pour le moment, l’histoire ne l’affectait pas autant que le reste de la famille. Et pour cause ! L’empathie restait un concept qui, la plupart du temps, lui échappait. Quand bien même, était-ce raisonnable de vouloir s’investir dans une affaire qui plongeait la maison dans un état second ? Son instinct lui criait de déguerpir, de fuir la situation, de garder ses distances. Mais avant que son cerveau n’ait eu le temps de faire le tour de la question, son doigt parcourait déjà la page à laquelle elle s’était arrêtée quelques heures plus tôt.

« Samedi 20 octobre 1984,

Je n’ai pas tout de suite compris ce qui se passait. Je ne comprends toujours pas. L’école est en ébullition, tout le monde s’affole, les élèves tournent en rond comme des lions en cage, les professeurs marmonnent dans leur barbe. Un murmure perpétuel qui résonne dans les couloirs, lézarde les murs et mon moral. Des explications à mi- mots, qui parviennent à mes oreilles mais semblent échapper à mon cerveau. Je suis à côté de mes pompes. Démunie. Hagarde. Paumée.

On m’a interrogé, il me semble. On m’a emmené au poste et fait assoir dans une petite salle aux vitres teintées, comme celles que l’on voit dans les séries. Puis, on m’a demandé de raconter ma soirée. Deux policiers ce sont installés en face de moi et m’ont écouté d’une oreille distraite. Je ne leur en veux pas, j’aurai fait la même chose. Il faut dire que nos soirées à l’internat sont des plus banales : après avoir pris le repas au réfectoire avec les autres, j’ai filé à la douche avant de me glisser sous la couette. Il devait être vingt-deux heures trente quand j’ai refermé mon bouquin et éteint la lumière. C’est tout. Je le jure.

Lorsque je repasse enfin les portes de l’établissement c’est madame Dessagne, la directrice, qui m’accueille avec tout le courage dont elle est capable. Ses yeux sont bouffis, sa mine fatiguée et son nez irrité. Elle a visiblement beaucoup pleuré, elle aussi. Il faut dire que ce n’est pas tous les jours qu’une tuile pareille arrive dans une école telle que la nôtre. J’imagine qu’elle n’a pas signé pour ça. Du haut de ses trente-cinq ans, avec sa queue de cheval soignée et ses escarpins impeccables, elle pensait avoir fait le plus dur pour accéder au poste de ses rêves. Directrice de la « Maison des Ailes » : ça en jette. Comme quoi, rien n’est jamais acquis dans la vie. Mais je ne m’attarde pas. Ma peine est bien trop lourde pour espérer supporter celle des autres en supplément. Les mots sont trop forts, trop douloureux. Je n’ai pas envie de les prononcer, pour la simple et bonne raison qu’ils rendraient réels une vérité qui n’en est pas une tant qu’elle ne franchit pas mes lèvres.

Sauf que cette vérité, elle me rattrape. À chaque pas, chaque couloir, chaque moment que je passe seule. Au loin, je les vois s’affairer. Lentement, comme si ces quelques secondes pouvaient changer quelque chose, je traverse le corridor qui mène à la salle de repos. Et c’est là que je la vois. Sur les murs, le tapis, les marches d’escalier, l’extincteur. Elle est partout et nulle part à la fois. L’angoisse me tétanise, ma tête s’embrouille et ma vue se trouble. Savoir que Cécile ne se résume plus qu’à une mare de sang me rend dingue. C’est plus que mon corps ne peut en supporter. Mes jambes flageolent, m’emportant dans leur chute comme elle m’emporte dans la sienne… »

Effarée, Jo stoppa sa lecture. Cécile était donc morte. Pas étonnant qu’Ethan n’en ait jamais entendu parler. Elle replongea un instant dans son bouquin, en relu quelques lignes puis le referma sur ses genoux. Pour la première fois depuis le coup de fil du jeune homme, Jo entrevoyait une explication logique à toute cette histoire. La mort d’une amie proche, voilà un sujet qui méritait de faire couler de l’encre. Une réponse vraisemblable, pour une liste de questions longue comme le bras. Mais après tout, il fallait bien commencer quelque part. Restait à savoir qui avait pu révéler au grand jour ces confessions, décider si ce mystérieux héritier avait agit sur ordre de Sonia ou de son propre chef, et enfin comprendre quelles étaient ses motivations. Argent ? Notoriété ? Diffamation ? Ou au contraire, la volonté d’honorer une dernière fois la mémoire de la romancière ? Un jeu d’enfant donc.

– La Maison des Ailes ? murmura-t-elle en saisissant son ordinateur.

Ses doigts parcoururent le clavier à toute vitesse, virevoltant d’une touche à l’autre dans l’espoir de tomber sur la pièce manquant au puzzle. Celle qui l’aiderait à y voir plus clair, à comprendre le pourquoi du comment. Et peut-être à finalement tourner la page. Quelques clics, glissement de roulette, défilé de pages et d’images. Puis apparition de photos de classes, certaines datant de mille neuf cent quatre-vingt-quatre. Une aubaine ! Elle avisa deux ou trois visages identifiés sur une bonne quinzaine et constata que les noms de Sonia ou Cécile n’apparaissaient nulle part. Jo approcha son visage de l’écran, plissa les yeux et observa une à une les photos avec obstination. Mais rien n’y fit : la ressemblance avec les jumeaux devait lui échapper. Tant pis, il serait temps d’y revenir un peu plus tard. Elle enregistra les photos sur son disque dur et passa à la suite. Nouveau clics, retour à la première page, changement des mots clefs dans la barre de recherche. Un cliché de l’établissement d’Echouboulains fermé en mille neuf cent quatre-vingt-quinze, puis une autre du site de Montbonnot-Saint-Martin, mieux connu sous le nom de l’Ecole des Pupilles de l’Air. Le second avait pris le relai à la fermeture du premier, intégrant ses classes aux siennes et offrant ainsi un nouvel établissement aux jeunes filles orphelines ou issues de familles militaires.

La structure était donc réservée à une seule catégorie d’étudiant. Sans doute une école de prestige formant l’élite de demain. Un pas après l’autre. Jo se frotta les yeux, passa une main sur son visage et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Exténuée, elle enregistra une dernière page dans ses favoris avant de refermer l’ordinateur et de saisir son téléphone. Une heure trente-sept. Décidément, les nuits étaient beaucoup trop courtes et son esprit bien trop fertile. Dans un dernier soupir, elle étira son bras jusqu’à saisir la plaquette sur la table de nuit pour la fourrer dans son tiroir. Elle inspira, expira et réitéra l’opération jusqu’à ce que Morphée vienne la cueillir au détour d’un souvenir baigné de soleil. Les démons ne gagnaient donc pas à chaque fois.

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