Chapitre 16

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Essoufflée, Jo ralentit la cadence et observa le flux parisien pour être sûre d’aller dans la bonne direction. Elle se hissa sur la pointe des pieds et scruta la rue Notre Dame des Champs qui filait sur plus de deux kilomètres. Pour une petite rue sans prétention, elle la trouvait particulièrement bondée ce lundi midi. Sans doute la faute aux nombreux restaurants prisés et abordables des environs. À son grand soulagement, elle aperçut aussitôt une tête blonde familière flotter au-dessus d’une foule repue et pressée. Avec une énergie insoupçonnée, elle zigzagua entre les passants et avala les derniers mètres pour remonter à son niveau.

– Mais qu’est-ce qui te prend à la fin ? demanda-t-elle à bout de souffle.

– J’ai pas envie de parler. Pas maintenant.

– D’accord, c’est noté ! Mais tu peux au moins ralentir ? On n’a pas tous une forme olympique…

– T’avais qu’à manger plus léger, ironisa-t-il.

– Très drôle !

– Je sais. On change pas une équipe qui gagne, compléta-t-il sans un regard.

Furieuse, elle attrapa la lanière de son sac à dos pour stopper sa course effrénée. Sa repartie la faisait rire, mais uniquement lorsqu’elle en était l’auteure. Se laisser brimer par ses propres répliques était au-dessus de ses forces.

– Donne-moi ce bouquin, lui ordonna-t-elle la main tendue.

– On n’a pas le temps pour ça. C’était ton idée d’aller voir l’éditeur, alors on y va.

– Je veux le lire. Et maintenant, insista-t-elle sans ciller. Ou dis-moi au moins pourquoi t’es en colère.

– J’suis pas en colère ! se défendit-il.

– À d’autres !

Ethan tira sur la lanière pour se défaire de son emprise, et fit quelques pas en arrière pour finalement prendre appui sur un panneau publicitaire défraichi. À défaut d’être sympathique, il devait au moins lui reconnaître une persévérance sans faille. Ça, et une capacité hors du commun à le faire rire. Malgré sa mauvaise tête, il avait compris son fonctionnement et commençait même à apprécier son caractère de cochon. Avec un demi-sourire, il extirpa le petit bouquin de son sac et le lui tendit. Méfiante, Jo s’approcha mais hésita un instant.

– Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? demanda-t-elle en suspendant son geste à quelques centimètres du livre. Je croyais qu’on n’avait pas le temps pour ça ?

– Je veux savoir ce que t’en penses.

La blonde fronça les sourcils, mais ne fit aucune remarque. L’occasion était trop belle. Sans poser plus de question, elle saisit l’ouvrage aux allures de cahier d’écolier et l’inspecta un instant. Puis, après un dernier coup d’œil au blondinet, elle ouvrit le livre et se concentra sur sa lecture.

« Mardi 4 septembre 84, chambre 68 – internat de l’enfer.

Deuxième jour dans cette école et déjà un avertissement au compteur. Mes parents vont être ravis. Pourtant, une fois n’est pas coutume, cette fois-ci ce n’était pas ma faute. Cette idiote n’aurait pas dû s’en prendre à la nouvelle. La prochaine fois elle réfléchira sûrement à deux fois avant de faire la maline devant ses copines en essayant de me déshabiller. Il s’en est fallu de peu. Bref, par un malheureux concours de circonstances, mon dernier journal a fini enfermé à double tour dans le bureau de la directrice. Mais puisque rien ne m’empêchera d’écrire, on prend les mêmes et on recommence.

Je me bats tous les jours contre vents et marées pour garder mon petit coin de paradis intact. Ce carnet, c’est tout ce que j’ai ou presque. Ici, tout est uniforme et impersonnel. Rien ne dépasse et rien ne t’appartient vraiment, car rien ne doit te détourner du droit chemin. Les études, c’est tout ce qui leur importe. Une bande de fous, voilà ce qu’ils sont. Une horde de babouins chasseurs de rêves, une armée de traqueurs à l’affût du moindre plaisir… »

Un peu déboussolée, Jo inspecta une nouvelle fois la quatrième de couverture. En face, toujours adossé au panneau métallique, Ethan la fixait sans ciller.

– C’est… c’est un… balbutia-t-elle.

– Un journal intime, compléta Ethan.

Jo accusa le coup. Et dire qu’elle pensait être entrée dans la tête de la romancière en relisant son premier bouquin ! Un peu sur la réserve, elle retourna une nouvelle fois l’ouvrage et s’attarda sur le titre. Le Palais. Le lien se ferait peut-être plus tard. Mais pour le moment, rien ne lui venait.

– Et tu penses que c’est celui de ta mère ?

– J’en suis sûr. Tiens, regarde.

Il joignit le geste à la parole et s’approcha pour tourner deux pages, avant de pointer du doigt un paragraphe en bas de la troisième. Jo reprit sa lecture, cette fois-ci à voix-haute.

– Comme toujours, le cours de sport est une étape qui me parait insurmontable. Le passage au vestiaire est une épreuve et ma tâche est chaque jour un peu plus difficile à cacher. Heureusement, les autres sont bien trop concentrées sur mes chaussettes dépareillées et mes sous-vêtements bas de gamme pour prêter attention au reste. J’en suis rendue à choisir soigneusement deux chaussettes différentes pour avoir la paix et leur donner un sujet de conversation. Et si en prime elles sont trouées, c’est encore mieux ! Foutu tâche… Je dois tenir bon et me défendre chaque jour, chaque heure et chaque minute pour ne pas leur servir d’encas. Elles s’acharnent sur la dernière arrivée et c’est bien normal. Enfin, je crois. Fluctuat nec mergitur !

Un blanc suivit le proverbe latin. Voilà un domaine auquel Jo ne s’était jamais intéressée, les langues mortes.

Fluctuat nec mergitur ?... répéta-t-elle incrédule.

– Il flotte mais ne sombre pas.

Jo acquiesça lentement sans vraiment comprendre. Devant sa mine déconfite, Ethan la gratifia d’un sourire en coin et souleva son blouson. Le vent glacial s’engouffra sous le tissu et lui arracha un frisson. Logée près de son nombril, une tâche de vitiligo s’étendait sur toute la partie droite de son ventre. Embarrassée, Jo se contenta d’un hochement de tête silencieux avant de détourner le regard.

– Cette tâche… notre tâche, elle l’avait en horreur. Elle en avait honte, reprit-il en se rhabillant. Tellement honte, qu’elle ne la montrait jamais à personne.

Sans un mot, l’adolescente remonta le col de sa parka et souffla sur ses doigts endoloris avant de se remettre en marche. Le couperet était tombé et d’après Ethan, à défaut d’avoir pris la décision de les publier, Sonia avait au moins écrit ces pages pour elle. Et c'était sans doute ce qui avait attisé la colère du jeune homme, la mauvaise blague aurait été plus facile à digérer. Et une fois n’est pas coutume, la révélation soulevait d’autres questions.

Le journal avait-il été volé, ou l’avait-elle confié à une personne de confiance avec pour consigne de le publier après sa mort ? Vu la personnalité discrète et introvertie de la romancière, pas sûr que l’idée d’étaler ces petites histoires de lycéenne à la vue de tous soit à son goût. Mais qui sait jusqu’où un artiste est prêt à aller pour entrer dans l’histoire. A l’image des Mémoires d’outre-tombe*, Sonia aurait pu préméditer la publication posthume de son journal intime. Une ultime révérence, celle qui devait la faire entrer dans la postérité. L’effet était assuré, le buzz et la renommée garantis.

– Eh ! Jo, arrête-toi !...

L’éclat de voix la ramena à la réalité en une fraction de seconde. Elle s’immobilisa avant de faire machine arrière et de se planter devant Ethan.

– Tu penses que c’était orchestré ? lança-t-elle tout de go.

– Quoi ? Toute cette mise en scène ? Bien sûr que non !

– Pourquoi ?

– Bah, je… j’en sais rien. Parce que c’était pas vraiment son genre de balancer sa vie privée comme ça.

– Techniquement, elle l’a déjà fait avec son premier bouquin.

– C’était différent, et tu le sais ! s’insurgea-t-il. Personne ne savait…

– Est-ce que tu connaissais l’existence de ce journal ? le coupa-t-elle.

– Non…

Jo secoua la tête. Plus elle obtenait de réponses, et plus elle avait l’étrange sensation de s’enfoncer dans un épais brouillard. Comme s’il partageait cette même impression, Ethan passa une main lasse dans ses cheveux avant de croiser les bras et d’attendre la suite de son raisonnement. Et prête à partager le fil de ses pensées avec lui, Jo se ravisa. La mine éreintée du jeune homme l’obligea à revoir ses plans. L’heure n’était pas aux suppositions foireuses, mais aux réponses concrètes. Et ça, il n’y avait que Brumes éditions qui pouvait le leur fournir.

– Il faut… qu’on rencontre le directeur de cette maison d’édition, articula-t-elle difficilement.

Pour toute réponse, Ethan se contenta de hocher la tête avant de se tourner vers une ravissante échoppe à la devanture soignée. Jo retint un sourire. Les belles et imposantes lettres dorées de l’enseigne lui rappelaient certaines enluminures ornant les plus vieux bouquins qu’il lui avait été donné de feuilleter. Le fond bleu, presque noir, avait quant à lui cette capacité à la replonger dans ses souvenirs. Jo se remémora les heures passées au bord des eaux méditerranéennes qu’elle aimait tant et qui, parfois, lui manquaient dans sa nouvelle vie.

– Bah alors ? l’interrompit Ethan. On entre ou on fait le pied de grue le reste de la journée ?

Plantée au milieu du trottoir, Jo cligna des yeux. Persuadée d’avoir senti les embruns sur son visage, elle passa une main sur sa joue avant de lever les yeux vers le ciel. De la bruine, rien de plus. En rejoignant Ethan près du bâtiment à la devanture marquée par les intempéries parisiennes, elle se dit que la côte d’Azur et ses cigales étaient bien loin.

* De François-René de Chateaubriand. Entamée en 1803, l’œuvre n'a été achevée qu'en 1841. L'auteur souhaitait qu'elle soit publiée cinquante ans après sa mort. Mais des difficultés financières l'ont contraint à vendre ses Mémoires à une société, qui a exigé leur publication juste après sa disparition en 1848.

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