Chapitre 17

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À l’image de la devanture, le hall avait quelque chose de très élégant. Grandes étagères en bois clair, vieux murs de briques et hauts plafonds ornés de poutres métalliques. Mais le décorateur avait dû longuement hésiter entre un style loft industriel conféré de droit par le bâtiment et son amour pour les seventies. Et visiblement, son choix n’était toujours pas arrêté. Derrière le secrétaire plus ou moins ordonné se profilait un fauteuil orange pétard aux formes arrondies et motifs floraux. Sur le bureau tout droit venu d’un autre temps le téléphone jaune moutarde côtoyait des babioles toutes plus kitch les unes que les autres, ainsi qu’une dizaine d’enveloppes kraft attendant patiemment d’être ouverte.

La panique de l’hôtesse ne faisait aucun doute : l’horrible combiné vintage sonna pour la quatrième fois depuis leur arrivée, et la pile d’enveloppe glissa sur le sol tandis que l’ordinateur tintait pour lui annoncer la réception d’un nouveau mail. À priori, la maison d’édition n’avait pas mesuré l’impact de la sortie d’un tel bouquin. Ou alors le directeur prenait un malin plaisir à voir ses employés patauger dans la semoule. Au bord de l’apoplexie, la pauvre femme raccrocha le téléphone sans même prendre le temps de le porter à l’oreille, avant d’insulter ouvertement son ordinateur qui n’en finissait plus de carillonner.

– Bonjour, excusez-nous de vous déranger, commença Ethan en se baissant pour ramasser les documents avant de les reposer sur le bureau. Nous aurions voulu nous entretenir avec le directeur de l’établissement.

– Je suis désolée, mais monsieur Hussard m’a chargée d’annuler tous ses rendez-vous aujourd’hui, l’informa la secrétaire. Cette semaine, ce ne sera pas possible. Mais si vous le souhaitez, on peut convenir d’une date fin septembre…

– Impossible, la coupa Ethan. Je dois rencontrer monsieur Hussard aujourd’hui.

– Navrée, vraiment. Mais, comme je viens de vous le dire il ne prend aucun rendez-vous. Ah, mais c’est pas vrai ! pesta-t-elle en foudroyant du regard le téléphone qui venait de reprendre sa litanie.

Ethan attrapa le combiné et, sans demander son accord à la secrétaire, raccrocha avant de reposer l’appareil à côté de son socle. Un souci en moins. Cette fichue sonnerie n’interfèrerait plus dans la conversation. Une nouvelle fois, Jo se surprit à admirer la capacité d’Ethan à résoudre les problèmes. Comme étonnée de ne pas y avoir pensé toute seule, l’employée leva un sourcil et haussa les épaules avant de reporter son attention sur ses deux visiteurs.

– Je disais donc, reprit Ethan en se râclant la gorge avant de sortir son portefeuille pour présenter ses papiers. Merci de bien vouloir prévenir ce monsieur Hussard que le fils de Sonia Brun-Blanc aimerait s’entretenir avec lui.

Le visage de la secrétaire passa du rouge pivoine au blanc laiteux en moins de cinq secondes.

– Je vais… je vais voir ce que je peux faire, finit-elle par articuler en se levant avant de sortir de la pièce.

Satisfait, le jeune homme tira une chaise et s’installa sans un mot. Jo posa son sac sur la seconde chaise, hésita un instant et contourna l’une des énormes fleurs pour se planter devant le secrétaire. D’un geste assuré elle releva un présentoir vide, réorganisa le pot à crayon et aligna les dossiers les uns à côté des autres. Après s’être assuré que chaque enveloppe avait été correctement replacée, elle s’attaqua aux bibelots, redressa le sous-main et souffla profondément. Puis, devant l’expression incrédule d’Ethan, elle sentit ses joues s’enflammer.

– Pardon, s’empressa-t-elle de se justifier. Quand je suis anxieuse, il vaut mieux que je m’occupe.

– J’vois ça.

– Te moque pas.

– J’ai rien dit, se défendit-il avec un sourire en tapotant le siège à ses côtés. Viens là et calme-toi.

Jo fit demi-tour en grommelant et délogea son sac pour s’installer. Comment arrivait-il à rester serein dans une situation pareille ?

– Pourquoi tu stresses comme ça ?

– Pourquoi tu stresses pas, toi ? C’est ça, la vraie question, rétorqua-t-elle.

– Les dés sont jetés de toute façon. Le livre a été publié et j’y changerai rien, dit-il en haussant les épaules. Je veux juste éclaircir la situation et comprendre comment tout ça a pu arriver.

Sa réponse tenait la route. Si tant est que la publication de ces mémoires soit une mauvaise chose, le mal était fait et rien de ce qu’ils pourraient dire à ce monsieur Hussard ne changerait la situation. Ils étaient là pour poser des questions, rien d’autre. Cette pensée l’apaisa un peu, mais le répit fut de courte durée.

Suivie de près par un homme à la mine rougeaude et sympathique, la secrétaire réapparut dans l’encadrement. Pantalon côtelé marron, mocassins tressés et pull mohair aux figures kaléidoscopiques, la dégaine du cinquantenaire la laissa perplexe. Pas de doute, le nouvel arrivant avait mis son grain de sel dans la décoration. C’était donc vrai, tous les goûts étaient dans la nature.

– Monsieur Brun-Blanc, je présume ? s’enquit-il en tendant une main franche à Ethan. Je vous en prie, suivez-moi.

Monsieur Hussard, en parfait gentleman, invita les deux jeunes à le précéder dans son bureau. Une fois à l’intérieur, le directeur jugea que le suspens avait assez duré.

– Je ne suis pas vraiment surpris. Je m’attendais à vous voir, tôt ou tard. Même si je dois avouer que je n’imaginais pas vous voir débarquer dans mon bureau le jour même.

– Parfait, ironisa Ethan. Vous avez donc les réponses à toutes nos questions.

– Toutes, je ne sais pas. Quelques unes, sans doute. Je vous écoute.

– Qui ? attaqua le jeune homme. Qui vous a donné l’autorisation de publier ce texte ?

– Pas mal de monde, en fait. D’abord notre Notaire, puis notre avocat et enfin les quelques actionnaires qui ont mis la main à la poche afin que cette maison d’édition voie le jour.

La jambe d’Ethan tressaillit et sa main se referma sur son genou. Mise à rude épreuve depuis ce matin, sa patiente semblait atteindre ses limites. Convaincue que le directeur n’avait pas encore révélé toutes les informations en sa possession, Jo se dit qu’il serait trop bête de tout faire foirer si près du but.

– Monsieur Hussard, dit-elle en enveloppant la main d’Ethan dans l’espoir de l’apaiser. Vous l'aurez compris, ce n’est pas exactement le sens de la question. Je vais donc reformuler : qui vous a donné le manuscrit ?

Pris de court, le pied du jeune homme cessa de battre le carrelage. Ce geste, aussi simple soit-il, lui avait coûté et il le savait. Rassuré de la savoir là, juste derrière lui et prête à prendre le relai, Ethan se détendit. Un peu trop peut-être. Une légère pression sur les doigts le ramena à l’instant présent.

– Je suis désolé de ne pas pouvoir vous aider plus, acheva le bonhomme.

– Et pourquoi pas ?

– Parce que je n’ai malheureusement pas la réponse. Ce manuscrit a été déposé dans la boîte aux lettres il y a un peu plus d’une semaine avec toutes les autorisations nécessaires ainsi qu’un testament officiel… et une clause de confidentialité, finit-il par avouer.

– C’est une blague ? gronda Ethan.

– J’ai bien peur que non, malheureusement. Je vous l’ai dit, je vous aurais volontiers aidé si j’en avais les moyens. Mais techniquement, je ne peux même pas savoir qui l’a déposé. Et j’en suis désole, mais je n’ai pas le droit de divulguer le nom du légataire répéta le directeur atterré.

– Et c’est en vous répétant ce genre de conneries que vous arrivez à dormir la…

– Ce que veut dire mon ami, le coupa Jo en resserrant un peu plus sa prise, c’est qu’on est surpris par la méthode employée. Je veux dire, admettez qu’il est… surprenant d’éditer un bouquin simplement déposé devant une porte.

En face, monsieur Hussard se renfrogna et attrapa un stylo dont il tripota nerveusement le capuchon.

– Ecoutez les enfants, reprit-il en s’enfonçant dans son siège, je suis quelqu’un de correct. Le manuscrit était accompagné d’une armada de documents, tous authentiques et officiels. J’ai tout fait vérifier, et par plusieurs professionnels pour ne prendre aucun risque. Jamais je n’aurais publié ce livre si je n’étais pas sûr de sa provenance et de mes droits. Vous devez comprendre que je suis pieds et poings liés… que je ne suis pas le seul à prendre les décisions, malgré ce que vous pouvez penser. Et je vous le répète, notre notaire m’a assuré que le testament était tout ce qu’il y a de plus authentique. La personne qui a déposé ce texte dans notre boîte à lettre avait tous les droits de le faire, et nous avions tous les droits de le publier. Jeune homme, continua-t-il en se penchant vers Ethan, je comprends votre réaction et votre colère. Mais vous la dirigez vers la mauvaise personne, croyez-moi.

Un silence s’installa, comme pour leur laisser le temps de digérer l’information. Il ne les aiderait pas plus, point final. Soudain, Jo bondit de sa chaise et saisit son sac à dos qu’elle jeta sur son épaule.

– Monsieur Hussard, merci de nous avoir reçus, lança-t-elle joyeuse.

Le directeur lui rendit son sourire, avant de se lever et de les raccompagner vers la sortie. Interdit, Ethan se leva à son tour sans vraiment comprendre comment la conversation avait pu virer de bord à une telle vitesse. Dans l’espoir de se protéger d’une violente bourrasque, Jo releva le col de sa veste et se mit en marche.

– Attends ! Tu vas m’expliquer ce qui s’est passé là-dedans ? questionna Ethan en la rattrapant.

– Il se passe qu’il dit la vérité : il ne sait pas qui a déposé le manuscrit.

– Alors quoi ? C’est tout ? s’insurgea Ethan. Compte pas sur moi pour lâcher l’affaire aussi vite !

Jo stoppa sa course pour le considérer un instant. L’impressionnante sérénité dont il avait fait preuve quelques minutes plus tôt s’était envolée, remplacée par une angoisse qu’elle ne lui avait jamais vue.

– J’ai jamais dit ça, le rassura-t-elle. T’as rien remarqué d’étrange dans la conversation ?

– Je… non, je crois pas. Son pull m’a fracturé la rétine, mais à part ça…

– Le notaire ! Il l’a évoqué trois fois en moins de cinq minutes. C’est tellement logique ! Qui a géré la succession de ta mère ?

Ethan haussa les épaules avant de sortir son portable et de tapoter activement l’écran. Si le nom de leur notaire de famille lui échappait, son père saurait le lui rappeler.

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