Chapitre 1

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À chaque jour suffit sa peine.

Tout vient à point, à qui sait attendre.

La nuit tous les chats sont gris.

L’enfer est pavé de bonnes intentions.

La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe...

D’aussi loin que je me souvienne et quel que soit le problème auquel on était confrontées, ma mère avait toujours un dicton réconfortant sous le coude. Une phrase bateau, mais qui sur le moment semblait parfaitement coller à la situation. Comme si elle avait été créée pour moi, pour nous, pour illustrer mon malheur. C’est d’ailleurs sa principale qualité, je crois. Cette capacité à voir le verre à moitié plein, à déceler le beau dans la banalité et à deviner la douceur dans la rudesse.

Là, tout de suite, j’aurai bien besoin d’un de ses petits mots apaisants. Là, tout de suite, rien ne respire la tendresse autour de moi. Et là, tout de suite, je me demande bien ce qui m’a pris de me tourner vers cet homme. C’est tout simplement la première personne qui m’est venue en tête, allez savoir pourquoi. On ne se connait pas, ou peu, mais à l’instant où mon âme s’est fracturée, il est celui qui m’est apparu comme l’ultime refuge. Ca existe, ce genre de personne. Celles qui ne demandent rien mais se donnent entièrement à l’autre, quel qu’il soit, sans compromis ni réserve. Moi qui n’ai jamais rien donné à personne, j’avoue culpabiliser. Les personnes qui me connaissent, et elles se comptent sur les doigts de la main, m’assureraient que je me trompe puisque j’ai toujours été là pour eux. J’émets des doutes. Si leur sort m’importait vraiment, je ne serais sûrement pas à des centaines de kilomètres de chez moi, trempée jusqu’aux os à poireauter devant une porte qui tarde à s’ouvrir.

Mains enfoncées dans les poches, je fixe le macadam inondé avant de reporter mon attention sur ma montre. Un peu perdue, je me fige lorsque mes doigts gelés glissent dans ma poche sans trouver ce qu’ils cherchent. Il va falloir que je revoie mes petites habitudes, puisque mon portable a fini dans la première poubelle que j’ai croisée en sortant du purgatoire. Il est un peu plus de vingt-et-une-heure, mon esprit est embrumé et mon corps me fait mal. Je me retourne une dernière fois vers la 125 que j’ai littéralement abandonnée au milieu de la chaussée, puis saisis mon courage à deux mains et frappe une nouvelle fois à la porte de service qui me fait face.

Pourtant dissimulée dans l’ombre du bâtiment, je sens les regards des passants s’attarder sur moi. D’un froncement de sourcil, je leur intime silencieusement de passer leur chemin avant de me concentrer à nouveau sur le béton trempé. Les secondes passent, s’étirent et me font me sentir seule au monde. Les regards se braquent, persistent et me donnent l’impression d’être une bête de foire. Puis, la lumière au bout du tunnel. Une voix rauque me sort de ma transe.

– Jo ?... Jo c'est toi ?

Je relève automatiquement les yeux pour croiser les siens, et retiens mon souffle lorsqu’une ride creuse son front. Il semble inquiet. Ou rassuré peut-être ? Pour seule réponse, je hoche la tête tel un automate. De son côté il se décale pour me laisser entrer, ce que je fais sans attendre. Je m’engouffre dans le bâtiment et aspire une goulée d’air à m’en faire exploser les poumons, avant de me laisser tomber sur une caisse qui traîne dans la remise. Ma tête heurte durement le mur, tandis que je passe la main sur mes cervicales endolories. Un rapide check-up m’indique que mes pieds sont en compote, mon cœur en miette… et mon cou en sang. C’est vrai, j’avais presque oublié cette partie de l’histoire.

Mon hôte me fait face et m’observe sans broncher, ni poser de question. Pour le moment, en tout cas. Dans un geste qu’il veut bienveillant, sa main s’approche de mon visage. Instinctivement je sursaute, me crispe et recule pour finir adossée au mur. Je le vois réfléchir, puis se raviser. Lui aussi a visiblement oublié une partie de mon histoire. Il recule à son tour, puis tire sur sa veste pour en sortir un journal qu’il me tend.

– Tu m’expliques ?

Sa voix claque comme un fouet dans le silence qui emplit la pièce depuis mon arrivée. Je suis surprise par la sécheresse du ton employé. Un peu hagarde, je saisis le papier publié ce matin-même et entame la lecture des gros titres. Une ligne retient toute mon attention et mes yeux s’arrondissent de surprise.

"L'inquiétante disparition d'une étudiante requalifiée d'homicide : la découverte d'une scène de crime remet tout en cause"

Ma vue se brouille et mon cœur s’effrite un peu plus. Une larme roule sur ma joue, s’écrase sur mes lèvres et s’éteint pour laisser la place aux autres qui menacent de jaillir. Mais comme un phare dans l’obscurité de la nuit, sa voix me ramène une fois de plus sur la berge.

– Jo... t’es trempée. Enlève-moi ça.

Changement de ton. Sa voix douce, presque suppliante, me rassure un peu. Finalement il ne semble pas en colère, mais plutôt inquiet. Dans un élan de lucidité je me lève et m’exécute, faisant glisser mon manteau à terre. Puis, j’attends la suite des instructions. Mais rien ne vient. Sourcils froncés et mâchoire contractée, il dodeline la tête.

J’en suis sûre maintenant. Me voir dans un état pareil l’énerve, ne pas pouvoir me toucher pour vérifier que je vais bien l’insupporte. Pour donner le change, je couvre mon cou et retiens une grimace de dégoût lorsque mes doigts rencontrent le liquide visqueux. C’est étrange, cette capacité qu’a le cerveau à refouler les souvenirs et sensations qu’on préfère occulter. Je crois que c’est exactement la manœuvre opérée par le mien depuis ce matin. Jusqu’ici je ne sentais rien, sans doute parce que je n’avais pas le temps d’avoir mal. Mais à présent montrée du doigt la blessure, cette garce, se révèle être plutôt douloureuse. Plus encore qu’au moment où la balle m’a frôlée. Sans doute une histoire d’adrénaline, d’endorphine ou d’autres molécules dont le corps a le secret pour rendre supportable ce qui ne l’est pas.

Sa mâchoire se crispe et sans plus de cérémonie il réduit la distance qui nous sépare pour planter son visage à quelques centimètres du mien.

– Montre-moi ça, ordonne-t-il.

Sa voix sèche n’invitant pas à la négociation, je m'exécute sans piper mot et balance la tête sur le côté. Il examine la plaie un moment en évitant soigneusement de poser ses mains sur moi, et pousse un profond soupir avant de m’annoncer ce que je sais déjà.

– Ce n'est qu'une plaie superficielle. Un peu de désinfectant et deux ou trois points devraient suffire.

J’opine sagement du chef, puis me redresse pour lui faire face avant de lancer tout de go :

– Il me faut des papiers. Et un travail.

– Un travail ? Ici ? Jo qu'est-ce que...

– Plus tard…. Je t’en prie. Là, il me faut des papiers. Et un travail. S'il te plait, ajouté-je par acquis de conscience.

Le silence retombe, aussi lourd et indigeste qu’une chape de plomb. Son visage se ferme et ses yeux me fuient, ce qui me fait penser que c’est plutôt mal engagé. Abattue, je laisse mon regard retomber sur le béton gris et poisseux de l’espace de stockage. Du coin de l’œil je le vois faire les cent pas, se pincer l’arête du nez et marmonner dans sa barbe. La situation ne l’enchante apparemment pas des masses, mais je n’ai pas la force d’argumenter. Alors tant pis, advienne que pourra. La balle n’est de toute façon plus dans mon camp. C’est décidé, s’il me met à la porte je ressors et attends patiemment de fondre sur le trottoir.

– Ça va. C'est d'accord, finit-il par lancer. Mais il faut que tu me racontes ce qui t'est arrivé... Jo, qu'est-ce que t'as foutu ?

Un soupir à fendre l’âme m’échappe et je débarrasse d’un revers de main les quelques cintres qui traînent sur la caisse la plus proche. Je me rassieds et l’invite à s'installer à son tour. Un sourire aux lèvres, il secoue la tête en se demandant visiblement ce qu’il va bien pouvoir faire de moi. Et vu que les opportunités ne se bousculent pas au portillon, pour être franche, il fera bien ce qu’il veut de ma personne.

Une tonne de questions me taraude depuis que j’ai quitté la ville. Et les kilomètres que j’ai avalés ne m’ont en rien aidé à trouver des réponses. Pourtant, d’habitude, la solitude est ma meilleure alliée pour remettre de l’ordre dans mes idées. Tout à coup mes épaules s’affaissent, mes yeux se ferment et le poids des derniers événements m’écrase sans retenue. Une myriade de questions tourne en boucle dans ma tête : à quel moment ça a merdé ? J’aurai pu l’envoyer en prison pour le reste de ses jours, mais je n’ai pas réagi. Pourquoi ? Il me faut des réponses, et tout de suite.

D’un pas vif et sous les yeux écarquillés de mon hôte, je traverse la pièce et ferme le loquet. Puis, tout aussi rapidement, je verrouille la porte par laquelle je suis entrée quelques minutes plus tôt avant de me rassoir sur la caisse.

Il me faut des réponses, oui. Mais j’ai peur de ne pas les avoir en ma possession. D’un geste ample, je me penche et glisse une main assurée dans la poche intérieure de mon manteau qui jonche le sol. J’en sors mon Zippo, que je fais tournoyer entre mon pouce et mon index, puis dégaine un Glock 26 que je pose sur mes genoux.

– Merde… Tu fais chier, Jo !

– Je sais, chuchoté-je en ouvrant mon sac à dos.

À bien y réfléchir, je ne sais pas si je suis la mieux placer pour raconter mon histoire. On m’a toujours dit qu’un regard extérieur pouvait apporter le recul nécessaire à la compréhension d’une situation qui nous échappe. Ma mère aurait ajouté qu’il est toujours plus aisé de voir la paille dans l’œil de son voisin, que la poutre dans le sien. Conclusion, il me faut une vision nouvelle et impartiale. Presque automatiquement, comme si c’était la solution logique à mes problèmes, je fais glisser la fermeture éclair de mon sac pour en sortir un calepin.

– Tu vas me raconter ce qui s’est passé ?

– Pas moi. Lui, en revanche… conclus-je en brandissant un carnet griffonné.

– Ca fait une différence ?

– Ca fait toute la différence. Lui, il me connait comme personne.

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