Chapitre 2

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Assise en tailleur sur le rebord de la fenêtre, le regard perdu sur la rue inanimée, Jo commençait à perdre patience. Avec une précision quasi-chiruricale, elle s'appliqua à marquer le pli de la couverture coincée sous ses genoux. Une fois assurée que rien ne dépassait, elle jeta un énième coup d'oeil à l'extérieur. Pas l'ombre d'un passant, d'un enfant ni même d'un chat à la recherche d'une gamelle de fortune. L'horrible impression d'être seule au monde lui tordit le ventre. Elle n'avait pas ressenti cela depuis bien longtemps. Le silence de mort qui régnait dans cette immense demeure avait finit par avoir raison de sa patience.

La fin de l'été approchait, et avec elle se profilait une nouvelle vie qu'elle n'avait pas choisie. D’ores et déjà, elle le savait, sa petite existence tranquille n’était plus qu'un lointain souvenir. L’heure était au renouveau. Nouvelle ville, nouvelle maison, nouvel environnement mais le pire dans tout ça ; nouvelle famille. Pour se consoler, elle se targuait d’avoir eu de la chance. Sa rencontre avec tout ce petit monde avait été retardée de deux jours. Problème d’avion pour les uns, empêchements professionnels de dernière minute pour les autres, Jo s’était vue offrir deux journées entières de vacances supplémentaires. Le grand luxe.

L’immense maison de maître et son jardin ombragé n’avait pas suffi à lui faire apprécier l’endroit. Pas plus que sa chambre avec parquet, moulure et balcon privatif agrémenté d’une vue imprenable sur Montmartre. Nora, sa mère, aurait dû le savoir. Tous les privilèges matériels de ce monde ne remplaceraient jamais leur foyer. Entre réunions tardives et déplacements récurrents, les moments en famille commençaient à se faire rares. Jo ne l’aurait avoué pour rien au monde, mais accroupie sur son plaid parfaitement plié, elle pestait contre les minutes qui ne passaient pas assez rapidement à son goût.

Pressée de revoir Daniel, son ami qu’elle avait dû abandonner quelques semaines plus tôt, elle gardait les yeux rivés sur la rue. Le silence qui régnait dans cette gigantesque maison vide, avec laquelle elle n’était pas encore familiarisée, lui donnait des vertiges. Il lui fallait de la compagnie et, en dehors de sa mère, celle de Dan était bien la seule que Jo tolérait. Nouveau coup d'oeil à sa montre, puis à la petite rue qui s'étendait au-delà du portail de la propriété. Un calme plat, presque irréel, semblait cristaliser l'impasse. Les gamins des beaux quartiers n’avaient peut-être pas le droit de jouer, de crier ou de se salir. À croire que tout était savamment orchestré pour qu’elle se pense seule au monde.

Jo souffla une nouvelle fois avant de se détourner de la fenêtre et de laisser couler son regard sur les murs rose poudré de sa toute nouvelle chambre. Il lui faudrait probablement l'égayer un peu. Leur récent emménagement ne lui avait pas laissé le temps de repenser la décoration, et l’ambiance impersonnelle de la pièce en attestait. Du temps où Sonia, l’ex-femme de Marc, était encore en vie, elle avait aménagé l’endroit en bureau cosy pour travailler à la maison. Aujourd’hui, les étagères murales et l’imposant bureau en ronce de noyer que Jo avait voulu conserver étaient les seuls vestiges de cette époque révolue. La jeune femme s’était empressée de remplir à nouveau les rayonnages vides avec ses propres ouvrages, avant d’inonder le secrétaire de ses partitions, cartes du ciel, principes de physique quantique et breloques en tout genre. Un vrai capharnaüm. Ses yeux passèrent du plaid impeccable sur lequel elle était installée à l’extraordinaire pile de livres posée sur sa chaise de bureau. Le paradoxe lui arracha un sourire. Comment pouvait-elle être aussi bordélique et méticuleuse à la fois ?

Au sommet de cette tour de Pise trônait un ouvrage tout juste entâmé et emprunté dans la bibliothèque de la maison. Une histoire qu'elle connaissait déjà, mais que son émménagement l'avait poussé à relire. Celle d'une romancière au succès aussi fou qu'éphémère, dont l'imagination débordante avait germé entre ces murs avant d'être posée sur les pages d'un livre. Jo n'en revenait toujours pas. C'était peut-être pour cette raison qu'elle n'avait rien voulu changer depuis son arrivée. La peur inconsciente et irrationnelle de dénaturer l'endroit, d'effacer le souvenir de Sonia en marquant la maison de sa propre présence.

Le regard de la jeune femme passa une nouvelle fois du bureau aux murs, puis des murs à la batterie installée dans un coin de la pièce. Une Ludwig, identique à celle de John Bonham à ses début. Puis, elle balaya la chambre des yeux en imaginant quelques posters ça et là, histoire de combler le vide. Après tout, peut-être que ça l'aidereait à se sentir enfin chez elle.

Focalisée sur l’instrument, un petit sourire sur les lèvres, le bruit d'un vibreur la ramena soudain à la réalité. Elle se redressa, chercha son portable et se résolut à quitter le plaid au carré qui recouvrait le bord de sa fenêtre. Dans la précipitation, la jeune femme manqua d’écraser son smartphone et se pencha maladroitement pour le ramasser. Dan lui annonçait son retard, ce qui ne l’étonna pas. Toujours à la bourre. Un trait de caractère comme un autre, mais qui pouvait très vite devenir agaçant au quotidien. Son meilleur ami soutenait que c’était ce qui faisait son charme, Jo affirmait au contraire que c’était une horrible habitude. À chacun son point de vue. Qu’à cela ne tienne, elle n’était plus à ça prés. Perdue dans ses pensées, elle regagna le bord de la fenêtre et sortit un Zippo qu’elle fit tournoyer avec habileté entre ses doigts.

Comme à chaque fois qu’elle sentait l’anxiété la gagner, elle observa le petit rectangle de métal un instant puis le laissa glisser entre son pouce et son index avant de l'ouvrir et le refermer d'un geste vif. En bon canalisateur, le briquet exécuta son ballet apaisant avant de disparaître à nouveau dans le creux de sa poche. Son geste mécanique et bien huilé lui arracha un soupir. Un tic qu'elle ne connaissait que trop bien. L’heure de la rencontre avec les enfants de beau-papa approchait, et même s’ils n’avaient prévu de ne rentrer que demain, elle sentait déjà l'angoisse l’envahir.

Nerveuse, elle mordilla sa lèvre en triturant l’oreille rapiécée de l'ourson posé sur ses genoux. Passer du statut de fille unique à celui de cadette de la fratrie était difficile à envisager. Accepter que sa mère refasse sa vie était une chose, accepter de partager son quotidien avec deux jeunes merdeux nés avec une cuillère en argent dans la bouche en était une autre. Ethan et Gladys, les jumeaux de tout juste vingt-deux ans, enfants chéris de la défunte Sonia Brun-Blanc et véritables étoiles montantes dans leur domaine respectif, à savoir le handball et la danse classique. Dans le genre curriculum vitae qui en jettent, difficile de faire mieux. C’était une certitude, elle allait clairement trancher avec le reste de la famille. Du haut de ses dix-sept ans, bientôt dix-huit, elle n’avait jamais été très douée en sport et passait le plus clair de son temps libre le nez dans les bouquins ou derrière ses instruments.

Front accolé à la vitre, elle reporta son attention sur la rue en essayant de faire abstraction de la boule qui se formait dans sa gorge. À son grand soulagement, l'animation était de retour. Au milieu des couples en ballade et des chiens fous promenant leur maître, elle aperçut Monsieur Canel, le vieux voisin du bout de la rue. Aux aguets, il jeta un regard furtif autour de lui avant d’entrer chez Madame Caffiaud, la vieille voisine... mariée. La jeune femme leva les yeux au ciel, tandis qu'un sourire fendit son visage.

C’est pas glorieux tout ça !

Tout à l'observation de Monsieur Pervers, un bruit sec la tira de ses pensées. Elle se redressa et, comme une gamine devant la vitrine d'un confiseur, colla un peu plus son visage au carreau. Une voiture noire surmontée de l’enseigne lumineuse « TAXI » se gara dans l'allée. Deux jeunes sortirent du véhicule, un homme aux cheveux clairs et une jeune femme rousse. Ils réglèrent la course au chauffeur, échangèrent quelques mots puis traînèrent lourdement leur valise jusqu'à la porte d'entrée.

Contrariée, elle fouilla machinalement la poche de son jean pour en sortir son anti-stress. Une pression sur le couvercle, le bruit de la charnière, un glissement sur la roulette, diffusion de l’odeur apaisante. Elle prit une grande inspiration, et répéta cet enchaînement une bonne dizaine de fois avant de sauter sur ses pieds. Le moment tant redouté était arrivé plus vite que prévu ; aujourd’hui, elle allait faire connaissance avec le reste de sa toute nouvelle famille.

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