Pain du matin

3 minutes de lecture

Ils avancent entre les troncs qui s’éclaircissent et cèdent la place à ce qui pouvait, de loin, passer pour une clairière. Là où s'arrêtent les arbres s'arrête aussi le plateau. Un étroit sentier court à l'aplomb d’une falaise plongeant vers un précipice touffu. Quelque deux cents mètres plus bas, une rivière serpente entre des amas rocheux d'une blancheur éblouissante. Loin vers la gauche, un méandre se glisse sous une arche de pierre naturelle. Jean-Loup reconnaît le Pont d'Arc, souvenir de jeunesse, de canoë, de baignades éclaboussées.

Sur le sentier bordé d’une balustrade rouillée, quelques festivaliers profitent de ce paysage fragile qui pourtant leur survivra. Certains se déplacent lentement pour changer de point de vue, d'autres s'arrêtent pour observer, s’assoient sur des rochers affleurant roussis d’oxyde de fer, respirent le jour tiède.

Sur la droite, dans un reflux de la forêt, un bâtiment au toit effondré a conservé un auvent accroché à un fragment de façade. Un four de briques sèches a été monté sous cet abri. Odeurs mêlées de fumée résineuse et de pain chaud. Plusieurs passants testent la première fournée en se brûlant un peu les doigts et la langue. Un boulanger caricatural – calot blanc, tricot de corps à bretelles fines et tablier fariné – donne l’impression d’attendre sa Pomponette en regardant les goûteurs se régaler.

« Vous avez trouvé la farine dans le coin, ou bien elle vient d’une zone marchande des productivistes ? » lui demande Cécile avec suspicion.

Le boulanger crache par terre, se gratte la tête en retenant son calot à deux doigts, hésite à s’énerver, reste tout juste courtois.

« C’est bien ma chance : une femme, et il faut qu’elle soit pénible ! Non, désolé, ajoute-t-il en se reprenant, pas pénible, on va dire juste curieuse, hein ? Péniblement curieuse, quand même.

— Non, mais je rêve ! C’est comme ça que vous accueillez les clients ? »

Le boulanger se fige, interloqué. Il a un coup d’œil alentour, peut-être à la recherche de soutien ou seulement en quête d’explications sur le concept dépassé de client. Les autres festivaliers échangent des regards tristes, mais continuent de mastiquer leur pain en rumination lente, bouches closes. Personne ne semble avoir l’énergie de prendre le parti du vieux mitron qui a presque les larmes aux yeux lorsqu’il répond.

« Merde alors ! Des clients ? Une femme qui parle comme ça, ici, un jour comme aujourd’hui…

— Oh, ne le prenez pas ainsi. On pourrait croire que vous cherchez un prétexte pour ne pas répondre. C’est typique !

— Et allez, ça continue. Ben, ma petite dame, vous allez pas vous faire regretter, vous. Enfin, vous m'avez l'air bien vivante, ça oui ! Bon, pour la farine, je sais pas… C’est un gars qui est arrivé avec deux sacs, hier. Le temps de monter le four et on a pétri dans la nuit. Je crois qu’il dort. Vous allez pas le réveiller pour l’insulter aussi, hein ?

— Je n’insulte personne, je me renseigne. C’est légitime, et vos diversions me prouvent que j’ai raison. On a assez payé le prix du n’importe quoi…

— Je crois, chère Cécile, intervient Jean-Loup avec douceur, je crois que monsieur veut seulement dire qu’il a mis tout son cœur dans ce pain et qu’il ne compte empoisonner pers…

— Hé, qu’est-ce qui vous arrive ? »

Le grand vieillard s’est plié de douleur, les mains crispées sur son ventre.

« Je ne sais pas. Une crampe qui m’a coupé le souffle. On dirait que ça passe…

— Vous avez faim, c’est tout.

— J’en connais un qui va se poser un peu moins de questions sur l’origine de mon pain, intervient le boulanger avec un bon sourire.

— Oh, vous… Non rien, renonce Cécile. Donnez-lui donc de votre poison transgénique pur pesticides.

— Je vois que Madame plaisante répond le boulanger. Une vraie femme du monde, comme on n'en fait plus. Et c’est tant mieux, si vous voulez mon avis. Enfin, c’est pas le jour à se disputer. Ni demain, s’il arrive. Allez, goûtez-moi ça ! »

Le rustique personnage casse le bout d’un gros pain dont la croûte semble chanter sous ses doigts. De sa mie presque mousseuse s’échappent des vapeurs odorantes. Jean-Loup se redresse comme il peut, porte la bouchée à ses lèvres, mâche lentement. Des arômes oubliés se répandent jusque dans sa mémoire la plus ancienne, réveillant des envies de matins communs, de plaisirs partagés au réveil.

Malgré ses douleurs il se sent traversé par quelque chose qui s'approche du bonheur.

« Ce festival… Nous avons bien fait, oui. J’ai bien fait de venir, et je vous remercie tous d’être là. Vous aussi ! » Personne ne sait s’il s’adresse au boulanger ou à Cécile.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire LauGid ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0