Voix

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La voix de Manoukian résonne soudain tout autour d'eux, relayée par un réseau de haut-parleurs que l'on découvre alors, posés au bord du sentier ou accrochés aux branches basses des arbres.

« Bonjour et bienvenue à tous ! Merci de votre présence, merci de votre participation. C’est plus qu’un festival, c’est un miracle. Un vrai miracle ! Vous avez déjà pu découvrir ce que certains d’entre vous ont à partager. C’est grand, c’est beau, c’est libre et ouvert, virevoltant. C’est… vivant ! Je sais que je me laisse facilement entraîner par les mots, mais je crois que ce moment est à l’échelle de nos espoirs : grandiösebär ! Pour conserver toute sa magie au miracle en cours, je voudrais ne pas trop interférer, vous savez, ne pas y mettre trop d’organisation et briser les élans. Je ne suis là que pour vous admirer. Toutefois, si parmi vous se trouvent des artistes, des performeurs, des chefs d’orchestre qui auraient besoin d’un public particulier ou de partenaires capables de les rejoindre dans leurs œuvres, je les invite à me retrouver dans la grotte, au bout du sentier de la falaise. C’est là que se dérouleront les événements les plus marquants… sauf ceux qui ne tiendraient pas sous ces voûtes séculaires, bien sûr, et là nous attendrons ce soir, le grandé finalé ! Pour l’instant, disons que la grotte est une sorte de quartier général où inscrire vos prestations dans un programme libre et ouvert. Virevolvant ! Je me répète ? C’est l’émotion. Attendez voir, je crois que j’oublie… Oui, voilà, la formule consacrée : je déclare ouverte cette première édition du Festival du Crépuscule. En espérant que ce ne soit pas la dernière, je passe le micro à quelqu’un qui… je ne vous en dis pas plus. Écoutez, c’est pour vous. »

Une autre voix emplit peu à peu le silence retenu. Dès les premières notes murmurées, chacun reconnaît Long Gone Dawn, l’hymne de Sonja Quist que tout le monde avait sur les lèvres dans les années quarante. On se souvient de la chanteuse, de son visage solaire, de sa mort éclair. Elle avait compté parmi les premières foudroyées. Sa disparition avait déclenché le succès posthume de cette musique de circonstance.

Et la revoici aujourd'hui. Qui l’entonne a cappella ? Est-ce un contreténor ou une alto à la voix un peu sèche ?

« Venez, on va voir » décide Cécile en entraînant Jean-Loup sur le sentier. Il s’appuie sur la balustrade pour suivre le pas saccadé mais vif de la dame, jette un œil vers le fond du précipice hirsute. L’eau verte y scintille et se tortille pour éviter les rochers grenus. Une profondeur fraîche, attirante...

Le vieil homme échappe à ce vertige et suit la piste de la chanson vers la caverne dont l’acoustique réverbérée est restituée par le système d’amplification. La voix semble se libérer des enceintes et courir avec eux le long du chemin pierreux. Le premier couplet se termine sur un triple désespoir repris d’une vieille chanson américaine « Helpless, helpless, helpless ».

Devant l’entrée de la grotte plusieurs personnes sont assises à même le sol encombré de blocs et d'éclats tombés de la voûte. Visages tournés vers la gueule de pierre sombre, les yeux clos, semblant s’exposer à une douche de notes sacrées. Cécile s’insinue entre les dos et les jambes, toujours tirant Jean-Loup par la main. Ils passent un boyau sombre avant de déboucher dans une antichambre zébrée de câbles et de matériel technique dont les lignes aiguës luttent contre les rotondités douces de la pierre d'abord travaillée par l’eau et le temps, puis par les mains curieuses et caressantes de l'homme en visite, générations après générations.

« Ah, très chère madame, vous revoici, quel bonheur ! »

Agitant son micro comme un encensoir, Manoukian les accueille au milieu d’un groupe de festivaliers venus inscrire leurs prestations à l’embryon de planning. Quelques lampes à diodes jettent une clarté froide sur un décor de stalactites et de champignons de roche boursouflés. Des gravats ont été repoussés d’une plate-forme naturelle donnant en balcon sur une salle qui doit être immense puisque l’éclairage ne réussit pas à en cerner les limites. Sur ce proscenium rocheux, une mince silhouette drapée dans un fourreau lamé noir déclame face au vide, un micro sur pied posé devant elle. Est-ce un homme travesti ? Une femme à la poitrine plus que discrète ? Cécile ne se pose pas la question et s’approche, hypnotisée. Cette musique, ce lieu, tout l’attire. Plus aucune question, juste prendre sa place et jouer sa note dans un concert qui l'émeut et la dépasse. Elle s'avance.

Sentant peut-être sa présence, l’artiste se décale pour lui laisser l’accès au micro. Et c’est à deux voix que se lance le couplet suivant.

Night over the dying tempest

Hearts bleeding in secret

No one left to take the rest

Long gone dawn of sunset

Helpless, helpless, helpless

Au moment de prendre sa respiration pour enchaîner en enjambant le pont instrumental, Cécile se détourne dans un hoquet. Une émotion ancienne, enfouie, la submerge. L’humanité désespérée par son crépuscule se cristallise dans sa gorge nouée. Elle revient vers Jean-Loup, des larmes abreuvant ses grands yeux.

« Ah, très chère, vous nous aviez caché ce talent ! » l’apostrophe Manoukian.

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