Exils

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La sensation de manque déboule en lui comme une avalanche. Manque de qui ? Il ne l’a rencontrée que la veille, et encore seulement par un heureux hasard. Alors, d’où vient le sentiment de propriété qu’il éprouve sur cette personne ou du moins sur le temps passé ensemble ? Ils n’ont presque rien partagé, sinon quelques remarques parfois acerbes. Pourtant Jean-Loup a l’impression qu’une histoire particulière le lie à cette femme dans le cadre nouveau et ouvert du festival. Ils ont fait une partie du chemin côte-à-côte, cela vaut antériorité : les autres ne pourront que se glisser dans ce qui restera de place entre eux deux, s’ils en trouvent.

Ce qui reste de place entre eux : c’est bien joli, bien tourné, mais l’impression est fausse. Jean-Loup secoue la tête en pensant à ses pensées comme on se regarde dans un miroir un lendemain de cuite, piqué par l'aiguillon de la vérité. Cécile est partie poursuivre son trajet avec d’autres, vivants, disponibles, plus éveillés que lui, sans tenir compte de la belle et brève aventure qui la lie à Jean-Loup, ou en tout cas qu’il aimerait voir les lier. Elle a eu raison, bien sûr. Le temps n’est plus aux histoires à partager, ni même à écrire. Eux ne sont maintenant que des oiseaux de passage, une dernière migration. Triste, il marche parmi les groupes sans savoir ce qu'il cherche. Et donc, ce qu'il cherche le trouve : Madame Duquenne lui tape soudain sur l'épaule.

« Vous avez bien dormi ? Oh, vous avez une sale tête… Excusez-moi, je n’aurais pas dû dire ça… cela m’a échappé. Mais vous êtes un peu pâle, non ? »

Sa voix, comme une cascade d’eau fraîche qui vient pétiller sur le marasme du vieil homme. Il se surprend à s’y plonger, y doucher son mal être, avant de rappeler tous les mots de la dame sur le devant de sa conscience embrumée.

« Hein ? Heu… Bonjour. Sale tête... Je me réveille doucement. Pas d’offense : à mon âge on a la tête qu’on mérite. Où étiez-vous ?

— Par-ci par-là, j’ai fait un tour. C’est étonnant, tout ce monde. Presque triste.

— Triste ?

— Venez voir, vous comprendrez. Ou alors c’est juste parce que… Non, j’ai l'impression d'avoir vu une ou deux femmes, peut-être, je ne suis pas sûre. Mais ce n’est pas ça, les gens sont… Venez voir ! »

Elle lui tend la main. Il aimerait poser son sac. Il se sent déjà bien assez lourd, le ventre pilé de glace. Ses jambes sont engourdies mais acceptent ce pas vers la femme. La main fraîche de Cécile lui est agréable. Sa démarche un peu raidie aux genoux leur permet de s’accorder sur un rythme lent. Ils traversent le sous-bois en passant d’une tache de lumière à l’autre. La dame tourne ses regards en tous sens avec une vivacité d’oiseau de proie.

« Vous remarquez ?

— Non, quoi donc ?

— Mais, ils ne partagent rien ! Chacun fait son truc… Regardez-le, là-bas, qui aligne ses bols chantants : on croirait qu’il va jouer devant un plein stade. Mais personne ne s’arrête, ou alors juste un coup d’œil. On constate, c’est tout, on constate…

— On s’offre un peu d’attention.

— Si peu. Je ne suis pas venue pour ça. Ici, c’est mort, aucune vibration. Regardez ! »

Un homme vêtu et maquillé de blanc mime une statue. Il pose depuis déjà quelque temps sans doute, debout sur une butte de terre. Et voilà qu'il s’assoit doucement, porte la main à sa tête, puis se couche recroquevillé, pour ne plus bouger. Plusieurs personnes passant à proximité ralentissent, se demandent peut-être s’il s’agit d’une performance ou d’un malaise, puis reprennent leur marche.

« Incroyable, non ? Ils seraient plus réactifs dans les allées d’un supermarché. Même ceux qui se parlent, écoutez-les : chacun débite son histoire à vide, sans écouter personne. Non, ce n’est pas un festival, c’est un cimetière !

— Peut-être est-ce tout ce qu’il nous reste à partager.

— Quoi ?

— Une déambulation parmi les tombes, dans les lumières du couchant.

— C’est ridicule ! D’abord, il est à peine midi. Et puis, nous sommes ici pour célébrer la vie, non?Au moins ce qu’il en reste. Pas pour mourir ensemble.

— Allez savoir… Non, je vous taquine. Je crois avoir lu des écrits assez sombres sous votre plume.

— Sombres ? J’ai surtout publié des aventures rocambolesques. Mais c’est vrai, j’ai aussi travaillé sur l’exil nucléaire. À l’époque, cela m’avait semblé prometteur, une façon de préparer l’avenir. De nous y préparer. Mais je me suis trompée. Nous vivons autre chose, de plus profond. Nous sommes en exil de nous-mêmes.

— C’est cela. Je crois que vous avez mis le doigt dessus : nous avons quitté le navire humain parce qu’il prenait l’eau. Et nous ne savons pas trop où nous avons atterri. Voilà bien l’exil, l’inconnu comme nouveau cadre de vie. L’étranger, ce n’est plus l’autre : c’est soi. Regardez-nous, Cécile, étrangers en nous-mêmes, sans les clefs pour comprendre ou agir. Notre exil est intérieur, et… définitif.

— Je ne veux pas, je n’y crois pas. Je veux garder de l’espoir.

— L’espoir, c’est une idée intéressante. Le futur est femme, comme dans le film de... je ne sais plus qui, mais ce n'était que le titre, et assez désespéré lorsqu'on connaît la situation réelle. Alors, l'espoir, hein ? J’ai lu un livre il y a longtemps, qui disait, attendez… L’espoir, c’est attendre au lieu d’agir, c’est imaginer une satisfaction hors d’atteinte. Une sorte de maladie qui fuit sa guérison. Voilà, à peu près, en tout cas ce que je me rappelle. L’espoir comme un cancer.

— Mauvais livre, et l’auteur est un salaud ! Tuer l’espoir…

— C’était mon oncle. Il voyait les choses autrement. Disons qu’il les voyait un peu comme elles sont advenues, mais avec compassion.

— Tant pis pour lui.

— Tant pis pour nous. Je…

— Vous avez l’air plutôt mal dites donc.

— C’est peut-être un peu de fatigue. Il faudrait que je mange, mais je me sens barbouillé.

— Je ne veux pas vous faire peur, mais vous n’avez vraiment pas bonne mine. Venez par là… »

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