Nouvel éveil

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Ses derniers mots lui échappent, désabusés, bousculés par le claquement des sabots qui semblent applaudir sans perspective de rappel. Manoukian se retourne un moment, regarde ses invités. On dirait qu'il veut ajouter quelque chose, préciser que son festival est justement une sorte de relance de l’histoire commune... mais lui-même renonce.

Jean-Loup a soudain soif. La fraîcheur moite de la nuit ne l’étanche pas. Il y a bien cette gourde, dans son sac, mais il ne veut pas s’embarrasser à la chercher dans la nuit, au risque de voir certaines de ses affaires choir et se perdre à jamais. Pourtant, sa langue pâteuse, son palais grumeleux…

« Vous voulez boire quelque chose ? lui demande leur voisin.

— Merci… Enzo ? C’est cela, Enzo ?

— Oui, et vous Jean-Loup. Ah, nous avons gardé un peu de mémoire. Tenez, j’ai un petit alcool de prune que je fais moi-même. Enfin, que je faisais. Mais il m’en reste. C’est l’occasion. »

De l’alcool. Rien pour la soif. Il accepte tout de même, et bascule dans sa gorge le gobelet métallique qui tient lieu de bouchon à la Thermos du voisin. Un choc ! C’est fort – il manque de s’étouffer – et curieusement frais aussi. Un peu comme une menthe qui laisserait sa trace entre brûlure et glace, avec un arrière-goût piquant de limaille. L’impression de sécheresse disparaît de sa bouche qui salive et en demande encore. Il passe la langue sur ses lèvres, cherche les restes de goût, s'étonne de la gifle sensorielle reçue. Pas très agréable, mais complexe, intéressante.

« Un bon produit, merci.

— Vous en voulez aussi, chère Madame ?

— Merci, non.

— Vraiment ? Dommage. Comme vous dites, cher ami, un bon produit. Très efficace, vous verrez. »

Jean-Loup repose sa tête sur l’épaule voisine de Cécile. Très efficace, en effet. L’alcool, pas si fort, lui fait pourtant déjà tourner l’esprit. À jeun, estomac vide, réaction démultipliée : il voit une ronde d’étoiles se glisser entre quelques nuages et les entraîner dans sa spirale sifflante alors que le trot des chevaux ferrés sonne comme un carillon. Peut-être une remontée d’herbe, aussi. Le joint était puissant, il a pu laisser des séquelles. L’ensemble n’est pas déplaisant, sauf cette impression de choc, comme s’il était sur le point de tourner de l’œil. Autant dormir alors, bercé par les mouvements de l’attelage.


C’est un rayon de soleil en plein front qui le réveille. Tassé par une forte pente contre le siège du cocher, il se sent raide, engourdi, nauséeux. Devant lui la plate-forme de l'omnibus est vide. Le véhicule est garé le long d'une large avenue descendante. Les ramures élevées d’arbres qui se rejoignent de part et d’autre le maintiennent dans l’ombre. D’anciennes marques blanches au sol, visibles entre les gravats, les feuilles et les branches mortes qui le jonchent, signalent ce qui fut un parking. Il y a d’autres voitures, des chevaux et des ânes parqués à l’ombre, des vélos et même une vaste nacelle à bastingage d'osier, probablement celle d’un dirigeable dont le ballon porteur tire sur son câble d’ancre à travers les frondaisons épaisses. Et surtout, il y a des gens.

Jean-Loup se lève dans un grincement d'articulations martyrisées. Peut-être l’ankylose de cette nuit sans confort. Son ventre vide le torture aussi un peu. Il ne va pas bien. Une sueur désagréable a humecté son t-shirt. Chargé de son sac et de sa guitare pas question de sauter de la carriole. En descendre avec précaution lui donne l’impression d’être taillé dans du bois sec. Mais ça passe et le voici enfin parmi les autres.

Un groupe pratique le Taï Chi ou une quelconque danse d’harmonie dans une clairière tapissée d’une jeune herbe vert tendre. Plusieurs tentes montées en cercle jettent des éclats de couleurs vives entre les troncs. Des hommes, tous la cinquantaine dépassée, déambulent en se dévisageant avec curiosité, intérêt, sourire. Il y a des musiciens, peut-être des comédiens en costume. Plusieurs groupes jouent ou chantent a cappella. Chacun maintient sa prestation dans une douceur de volume qui permet aux différents airs de ne pas se croiser en dissonance. Un type aux membres grêles a tendu une sangle entre deux troncs et tente d'y faire quelque pas sous le regard amusé et nostalgique de Jean-Loup. Ah, la slackline de sa jeunesse ! Il aimerait essayer d'y monter aussi, retrouver cette sensation d'équilibre tenu jusqu'à sa perte. Il ne vaut mieux pas : son corps engourdi résiste. Être spectateur lui suffit.

Tous ces gens, c'est ce dont il rêvait, mais sans doute pas dans cette atmosphère de retenue un peu lugubre. Il règne un sentiment d'inachevé, ou au contraire de fin de partie.

Tous ces gens, oui, comme des zombies en attente d'au-delà. Certains ont empilé des pierres ou croisé des branches pour monter des structures éphémères, là une future arche de galets dont les deux arceaux ne se rejoignent pas encore, ici ce qui sera peut-être un chapiteau ou un géant de bois mort. Un méditant solitaire se lève de sa souche et s’approche d’un couple de marcheurs dont il intègre la discussion molle. Ils sont bientôt rejoints par une autre bande et infléchissent leur débat péripatéticien. Le mot résonne dans l’esprit de Jean-Loup avec une connotation grivoise. Ce tableau manque toutefois de présence féminine pour soutenir le double sens. Où est Cécile ?

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