Trajet

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« Suivez-moi, suivez-moi, ils sont par là… »

Jean-Loup offre sa main à Cécile qui s’y appuie sans un mot, pour ménager ses genoux. Quelques mètres plus loin, un chemin creuse un canyon dans la bambouseraie. Les sons étouffés semblent raconter une histoire difficile à décrypter. Cela cliquette, cela respire et frappe le sol avec puissance. Et puis cette odeur plus forte, relayée par la brume humide. La clarté de la lune ne pénètre pas ces profondeurs sombres, mais Jean-Loup distingue un mouvement dans les rayons jaunâtres d’une lanterne : des chevaux. Ils sont attelés à une sorte d’omnibus monté sur ce qui ressemble à une plate-forme agricole. Des voyageurs y sont assis dos à dos le long d’une banquette centrale. Plusieurs s’appuient les uns sur les autres, effondrés de sommeil.

« Allons-y, allons-y ! » les presse Manoukian.

Il reste quelques places à l’avant, contre le siège d’un cocher à l’épaisse silhouette coiffée d’un chapeau. Il se tourne quand Jean-Loup, déjà grimpé sur la plate-forme, aide Cécile à monter.

« Bon, c’est qu’il faut y aller… Boudiou, mais c’est une madame ! Pas croyable. Bienvenue à bord, ma petite dame. Dire que ça fait plaisir, c’est rien de l’dire. Enfin, vous voyez, hein ? »

La voix du bonhomme s’étrangle sur un hoquet mêlant émotion et gêne de la montrer.

« Merci pour l’accueil, et désolée pour le retard, lui répond Cécile sur un sourire fugace.

— Mais faut pas, faut pas ! J’aurais attendu plus, et sans râler. Tenez, j’en ai des larmes. Si, des vraies. Ah, ce que ça fait plaisir, vous avez pas idée.

— Cela me fait plaisir aussi.

— Alors allons-y, cher ami, allons-y ! » les coupe Manoukian, agacé par ces effusions. Le fouet claque dans l’air calme. Les chevaux renâclent. Un autre claquement répond, quelques mètres devant, puis un autre plus loin. Le convoi s’ébranle dans la nuit.

« Une femme, j’en ai eu une, vous savez ? reprend le cocher.

— Mmmh, murmure Cécile pendant qu’un voyageur assis tout près derrière eux se tortille pour la regarder.

— Si, si, et une jolie, pour sûr ! Quatre fils qu’elle m’a faits, quatre. Foutu chromo Y : quatre avant qu’on arrête. Et deux qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui, Dylan et Simon. Ils sont à l’attelage, devant… Ma Loana, par contre… Il y a trente ans déjà, zap ! Foudroyant. C’est bien triste, ce qui nous arrive, oui, bien triste.

— Allons, Kévin, il reste encore de bons moments, le tance Manoukian monté à côté de lui. Rien que notre festival : magnifique, non ? Magnifique ! Depuis combien de temps n’avez-vous pas vu autant de monde ?

— Oh, du monde on en voit un peu. Avec le ranch, les chevaux, tout ça… Mais juste du monde de passage, comme vous autres. Rien que du passage.

— Mais, le passage c’est la vie ! Le mouvement, le flux, la vie… Non ?

— Si vous le dites… »

Le fouet claque haut dans la nuit, loin des oreilles des chevaux qui savent avancer sans qu’il soit besoin de les stresser. Les roues à pneus quittent le chemin inégal pour passer sur une route où les sabots ferrés se font soudain sonores. La lune est plus présente : on s’échappe des fûts de bambous pour s’élever en lacets dans un massif montagneux dont les rochers jettent des ombres cassantes. Le passager dans le dos de Jean-Loup se tourne vers Cécile.

« C’est un honneur de voyager à vos côtés, Madame. Permettez ? Je me présente : Enzo Deloche. Enchanté, vraiment.

— Cécile Duquenne, pareillement. »

Elle se penche alors vers Jean-Loup qui voit briller une sorte de sourire narquois sur ses lèvres lorsqu’elle lui tend sa main à serrer.

« Nous-mêmes avons du retard à rattraper, en matière de présentations.

— Oh, je suis désolé, cela m’aura échappé, répond-il en lui touchant la paume avec douceur. Jean-Loup Mugler, très heureux. Et ce n’est pas qu’une formule polie.

— J’accepte de vous croire. Après tout ce que j’ai pu entendre depuis que j’ai rejoint la… la civilisation. Je ne m’étais pas rendu compte… Je veux dire, je savais, bien sûr, mais en restant isolée depuis mon... Bref, j’en étais paradoxalement protégée et je n’avais pas vraiment compris l’importance de… l’effet que… Enfin, vous voyez ?

— Je vois très bien. Ne vous excusez pas. Les circonstances vous mettent dans une position dont vous n’êtes pas responsable. Personne ne l’est, ou alors tout le monde, peut-être. Mais ce n’est pas le sujet. Ce que je veux dire, c’est peut-être que chacun a droit à sa part d’individualité. Vous ne devez rien à personne, encore moins à une hypothétique humanité collective. Comme chacun de nous, vous n’avez de devoirs qu’envers vous-même. C’est déjà bien assez.

— C’est ce que j’ai toujours pensé, en théorie. Mais, rencontrer tout ce monde, et voir… ressentir ce que vous ressentez, probablement, enfin… C’est une position difficile à…

— Cécile Duquenne, mais oui ! s’exclame leur voisin. J’étais sûr d’avoir déjà entendu ça. Vous avez écrit des trucs, non ? Des romans, même.

— Vous en avez lu ?

— Non. Mais ma femme m’en a parlé, il y a longtemps. Elle adorait. J’ai eu une femme aussi, vous savez ? Et elle aussi… Vous écrivez toujours ?

— Pour quoi faire ? Et surtout, pour qui ?

— Pour des gens comme moi, répond Jean-Loup. Nous sommes encore quelques-uns à… à en avoir besoin. Si plus personne n’alimente nos rêves, il est probable que tout s’arrêtera bien vite.

— Vous me reprochez de céder ? répond-elle comme giflée. D’abandonner ? Vous osez me reprocher ça, à moi ?

— Peut-être un peu, concède Jean-Loup surpris par le ton agressif de la dame. J’en suis désolé, mais vous avez raison : il y avait du reproche dans ma remarque, je l'admets. Je crois que j’aimerais voir en vous une héroïne. J’ai besoin d’une survivante, quelqu’un qui se battrait pour infléchir le cours de l’Histoire. Et toute histoire, vous le savez bien, dépend de la façon dont on la raconte. En fait, je crois que plus personne ne raconte rien. Plus personne n’y croit. Alors, quand on rencontre un écrivain, et une femme de surcroît… »

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