Chapitre 1

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Le premier août la mobilisation générale fut déclarée. La stupeur se voyait sur tous les visages des Parisiens ; des femmes qui pleuraient leur mari déjà presque parti et la tristesse de ces derniers qui pouvait se voir dans leur yeux.

Arthur lui-même fut abasourdi. À cinq heure du soir, le tocsin avait sonné et des affiches furent collées sur les murs de toute la ville de Paris, présentant l'ordre de mobilisation dessous le dessin du drapeau français. La surprise fut amplifiée par l'assurance du peuple que cet été allait s'annoncer beau et, surtout, en paix. Personne n'avait prévu la guerre et personne n'avait senti les tensions et les menaces ; et pourtant elle allait bientôt frapper dans tous les rangs.

Le deuxième jour fut plus réjouissant. Le président avait fait un discours prônant la victoire et la fierté nationale, que cela allait être une guerre courte et une victoire en quelques jours. Cela avait remis le sourire aux lèvres des Français et ils criaient déjà victoire dans leur tête. Arthur n'était pas dupe ; les hostilités n'avaient même pas encore commencé et ils se voyaient déjà gagnants. La guerre était une chose horrible à laquelle il n'avait jamais cru ; et même s'ils la gagnaient, combien de soldats seront déchirés, combien de familles seront démembrées ? Personne ne gagne dans aucune des guerres de l'histoire, car tous y perdent quelque chose.

Le jeune homme les entendait parler depuis sa boutique : « Saletés de Boches ! Ils verront de quoi on est capable. » ; « Nous avons déjà gagné avant d'avoir commencé, nous irons en vainqueurs sans avoir combattu. » Il voyait de jeunes garçons à peine poilu qui parlaient de tuer, de rage de vaincre, d'ennemis pulvérisés. Il semblait être le seul à avoir gardé les pieds encore sur terre. Un soir l'un des seuls amis d'Arthur, Francis, lui avait promis une guerre éclaire qui calmerait l'ardeur des Allemands.

« Toi et moi on sera dans la même mouise, mon ami, mais je te jure qu'on restera solidaires entre nous. Regarde tous ces hommes autour de toi ; déjà de braves soldats ! Non, nous vaincront ces casques pointus avant qu'ils ne puissent même dire ouf. N'ait pas l'air si dépité, tu vois toujours les choses du mauvais côté. Tu sais qu'on n'y restera pas longtemps. On sera toujours ensemble, toi et moi. »

Ce jour-là ils burent jusqu'à ne plus pouvoir marcher. Arthur avait un penchant pour l'alcool et il tenait très mal sa liqueur, ce qui lui valait souvent la moquerie de ses camarades. Et pourtant, à ce moment, il se sentait heureux. Lui qui ne croyait pas une seconde que la guerre ne serait tranquille, il vit les choses sous un tout autre angle ; la vue embuée par les vapeurs d'alcool. Il croyait presque à tous les discours de ces futurs guerriers et il se mit même à chanter la marseillaise avec l'ensemble de tout le café, et lui-même criait presque : « Victoire ! »

Mais la désillusion d'une soirée de beuverie ne durait que sur le moment présent. Bientôt il allait reprendre tous ses esprits et se rendre compte à nouveau de toute cette mascarade, cette inconscience et cette immaturité. Arthur voyait les choses en noir et c'est pour ça qu'il buvait, car c'était les seuls instants où il se croyait réellement lucide, réellement heureux. Cette joie qu'il ne connaissait qu'en ces moments-là et cette joie où il pouvait enfin partager les sourires des Parisiens. Le jour suivant le père d'Arthur l'emmena au grenier, là où sa famille cachait tous ses biens de valeur et où leur fils n'avait jamais eu le droit d'entrer. Mais ce jour-là était un jour spécial.

« Tu vas voir, je vais te montrer quelque chose d'extraordinaire. Tu seras fier de ton père, mon fils, et je sais que toi tu me rendras tout aussi fier, car au fond de toi je sais que tu es un homme de force et que tu seras un excellent soldat. Je sais que tu défendras ta patrie et ton peuple comme je l'ai fait moi, il y a bien longtemps. » Le père avait atteint l'âge de soixante-quatre ans cette année et il avait combattu durant la guerre franco-prusienne alors qu'il avait à peine atteint la majorité. Même si la France avait perdu et que la nation pleurait ses pertes, le père d'Arthur était fier d'avoir combattu pour les siens , sa famille et son pays. Il en était si fier qu'il avait souvent raconté ses exploits de guerre alors que son fils était encore jeune. Il lui en avait tellement rabattu les oreilles qu'Arthur avait l'impression d'avoir lui-même vécu la guerre.

« Tu vois, ça, » commença le père en sortant une mallette de dessous d'un drap. Il souffla toute la poussière qui s'était amassée dessus « c'est toute la fierté de ton vieux père. C'est toute sa vie, même, car j'y pense à chaque seconde de chaque jour. »

Il ouvrit la mallette comme s'il ouvrait un coffre au trésor. Dedans, un veston bleu parfaitement plié était soigneusement rangé. Quelques médailles étaient accrochées sur le côté ; médaille du meilleur soldat, médaille de la bravoure. En-dessous, le pantalon rouge typique qu'Arthur trouvait parfaitement ridicule. Les Français tenaient à la mode, mais un homme bien habillé n'en faisait pas un meilleur soldat, surtout s'il pouvait se voir à des kilomètres avec cette couleur criarde. Arthur se passa de commentaire et attendit que son père continue son histoire comme à son habitude.

« Je venais de passer la majorité en 1870. Je suis allé combattre au front comme toi tu devras le faire. C'était une guerre dure et sanglante, qui ne dura qu'un an mais qui fut dévastatrice pour nous, la France. Les Allemands croient pouvoir gagner encore une fois, mais c'est se tromper. Ce sera une guerre courte et triomphante, comme toi tu seras triomphant.

« Ce n'est pas parce que l'on a perdu que nos rangs n'étaient faits que de bons à rien. Certains étaient de vrais guerriers, certains que j'ai vu mourir d'autres que j'ai vu survivre. Tous étaient des héros. Et moi aussi. J'ai été félicité par le colonel et j'ai reçu ces médailles, preuve de ma grande bravoure, » il caressa ses deux médailles avec un air affectueux sur le visage « Je me suis battu, parfois échoué mais au fond de mon cœur j'avais gagné la guerre. Ma guerre à moi, car j'avais combattu comme un vrai chef et je suis devenu un véritable homme grâce à cela. »

Le vieil homme ressortit un vieux fusil encrassé et rouillé. Il le caressa avec la même tendresse qu'il avait fait avec ses médailles.

« Celui-là, c'était mon meilleur ami et le pire ennemi de tous mes ennemis. J'étais à peine un soldat débutant et je tirais comme un vrai guerrier. J'étais né pour cette guerre mon fils, et si l'armée était remplie de gens comme moi nous aurions sûrement gagné. Je veux que tu le gardes en souvenir, un souvenir qui se garde de père en fils. Un jour, tu le donneras à ton propre fils avec autant de fierté que je te le donne aujourd'hui. »

Des larmes commencèrent à monter aux yeux du père mais il leva la tête et les essuya rapidement avec sa manche. Il reprit d'une voix tremblante :

« Je veux que tu le prennes en gage de mon amour, Arthur, car je sais que tu es un homme fort. Je t'aime, mon fils. »

L'homme prit son fils dans ses bras et le serra fortement. L'expression émotionnelle n'était pas le fort dans la famille du jeune homme, si bien qu'il en eut le souffle coupé et qu'une boule étrange commençait à lui monter à la gorge. Il enveloppa à son tour son père de ses bras, chose qu'il n'avait pas faite depuis qu'il était jeune enfant, et il enfonça sa tête dans le creux de son épaule. Il était si peu habitué à l'émotion que des larmes tranquilles et silencieuses coulèrent jusqu'à la chemise de son père, mais pour une fois depuis bien longtemps il se sentit réellement en harmonie avec sa propre famille et son histoire. Alors qu'ils descendirent tous les deux du grenier, Arthur surprit sa mère en train de sangloter au milieu de la boutique. Les larmes avaient taché sa robe verte de petites marques humides et elle s'essuya les yeux avec son mouchoir en dentelle. Arthur resta planté là les bras ballants, surpris. Son père accourut pour lui prendre la main et l'embrasser tendrement. « Pourquoi pleures-tu ainsi ma chérie ?

- Mon fils part à la guerre, pourquoi je ne pleurerais pas ?

- Pleures des larmes de joie ma chère, ton fils reviendra victorieux, comme tous les autres. Regarde tous ces gens heureux dehors, l'air respire déjà la paix retrouvée !

- Et s'il mourait pour cette dite-paix ? Je ne pourrais pas le supporter.

- Il ne mourra pas, comme je ne suis pas mort en 1870. Tu te souviens dans l'état où tu étais quand j'étais parti ? Tu me disais presque adieu, et je suis retourné dans tes bras dès que la guerre était finie. Je t'ai vue pleurer encore une fois, mais cette fois c'était des larmes de joie ! Et souviens-toi comme on s'est aimé et comme on s'est épousé juste après ça. Arthur connaîtra le même chemin. Je te le promets. Toute la patrie te le promet. »

Elle sembla se calmer. Elle hoqueta encore quelques sanglots mais les pleurs s'étaient arrêtés. Son père avait bercé sa femme de douces illusions, comme le pays avait bercé tous ses habitants de la même manière.

Elle s'approcha d'Arthur et le prit par les épaules.

« Ton père a raison, désolée d'avoir perdu la tête devant toi. Un fils ne devrait pas voir une mère pleurer ainsi. J'ai confiance en toi, mais comprends à quel point je suis inquiète. On envoie mon enfant se battre, et je prierai Dieu pour que tu nous reviennes. Je sais que tu te défendras comme une bête. Je t'aime encore plus que tout. »

Elle le prit de nouveau dans ses bras mais Arthur ne fut pas prit de la même émotion qu'avec son père. Elle semblait moins dupe que lui, plus consciente et plus intelligente. Cela le rendit triste. Elle n'avait pas oublié que la guerre tuait les innocents, et Arthur n'était qu'un pauvre innocent. Tout le monde lui chantait des berceuses. « Les Boches, les Boches on les aura ! Les Boches, les Boches on les tuera ! » mais Arthur était assez grand pour ne plus être endormi par de petites comptines. Il avait l'impression d'être le seul à avoir gardé les pieds sur terre. Le seul saint d'esprit dans un asile ; le seul qu'on ne puisse pas duper et manipuler.

« Bande de fous. Inconscients, » pensa-t-il.

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