Prélude

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Arthur s'appuya mollement sur le comptoir comme il le faisait toujours, le menton appuyé sur ses paumes.

Ses parents dirigeaient une épicerie bien côté au centre de Paris. Les clients défilaient au comptoir où on pouvait y voir toutes les classes possibles. Des femmes aux robes longues et à petits talon, portant des chapeaux de deux fois leur taille de tête. Des hommes en costume, portant la moustache à la rigueur de la mode de l'époque, sentant le parfum à des kilomètres et qui s'appuyaient sur des cannes en argent, avec de fines finitions parfois incrustées de petites pierres. Des gosses qui gardaient les yeux grands ouverts devant les bocaux de sucrerie ; certains essayaient d'en voler subtilement mais la plupart s'accrochait aux robes en soie de leurs mères en les suppliant de leur en acheter. Des gens riches, des aristocrates, des étrangers fortunés et des gens qui sentaient la complaisance et l'opulence dans cette ville qui sentait bon l'été.

Des gens moins riches aussi, des ouvriers, des hommes qui se promenaient en godillots avec des taches sur leurs vestes recousues ; des femmes moins raffinées et moins habillées, plus vulgaires dans leurs façons d'être. Des gens qui se mélangeaient, en somme. Paris se voulait ville de culture et cosmopolite. Elle essayait d'attirer les intellectuels, les aristocrates, les bourgeois ; et cela marchait. Certes, c'était le temps des grèves générales et de quelques esprits révoltés, mais les chefs de gouvernement ne voulaient retenir que la richesse que leur capitale pouvait apporter, et ils essayaient au possible de paraître plus puissants, plus beaux, plus cultivés que leurs voisins. Cela s'était bien vu durant l'exposition universelle qui avait amené des millions de gens, des milliers d'étrangers, croyant voir de nouvelles prouesses scientifiques, mécaniques, artistiques. Paris était beau, Paris était dans l'air du temps.

« Remets-toi droit, » le jeune homme entendit derrière lui, « les clients te regardent. Ils ne veulent pas d'un fainéant comme vendeur ici, et moi non plus. »

Avec un soupir intentionnellement exagéré, Arthur se redressa. « Eternel adolescent » lui disaient ses parents. « Faussement rebelle, tiens-toi comme un homme de classe, ou tu finiras vieux garçon. » On lui disait qu'il était immature, mais il était simplement cynique et insensible aux critiques qu'on pouvait lui reprocher. Il refusait de porter la moustache comme son père, comme tous les hommes de l'époque et comme tous les hommes de la ville. Galbe comme un caillou, on lui disait souvent qu'il serait bien plus beau s'il se pliait aux canons masculins de l'époque, mais il ne voulait pas ressembler à toute la masse. Il portait tout de même un costume élégant, par contrainte ; bien sûr. Il aurait préféré mille fois porter des vêtements dépareillés d'ouvriers, ou des crieurs de rue, ou même des cireurs de chaussures.

Une dame grasse et suintante derrière tout son maquillage passa à la caisse. Arthur lui adressa à peine un regard et se contenta de lui annoncer le prix. Énervé par ce comportement, son père lui cria presque dessus en lui disant de bien se tenir, et spécialement devant les clients fortunés ; mais le jeune homme resta sourd. Comme toujours. Arthur ne supportait pas l'hypocrisie et l'image de perfection que le père voulait projeter sur son fils. Il n'aimait pas prétendre être quelqu'un qu'il n'était pas.

Alors que l'épicerie s'était vidée quelques instants, une autre femme entra dans la boutique, faisant tinter la petite clochette de la porte. Une robe longue avec de la dentelle au bout des manches et un chapeau qui s'échappa presque de sa tête tant il était grand lorsqu'elle entra ; la maîtresse des lieux, la mère d'Arthur, venait d'entrer. Elle embrassa rapidement son fils et se tourna vers son mari, tout sourire.

« Les sacs d'épices viennent d'être livrés. On va pouvoir se faire une petite fortune avec ça. »   L'épicerie familiale était une épicerie fine qui tenait à vendre des produits haut de gamme. Les épices étaient une denrée rare, très appréciée et surtout très chère à l'époque.

« Tiens-toi droit Arthur, tu es assez grand pour que je n'ai plus à t'apprendre les bonnes manières. » dit la mère.

Ce dernier lâcha mollement ses épaules. À vingt-trois ans, Arthur était resté un garçon capricieux qui vivait là où il avait toujours vécu : au centre de Paris, avec ses parents alors que les autres garçons de son âge étaient sensés s'être construit leurs propres vies. Depuis toujours, il trouvait à cette ville un air faux, faussement cultivé, faussement intelligent, faussement beau. Mais il n'avait jamais quitté la capitale, par flemmardise ou par déprime ; il ne le savait pas trop.

À travers la fenêtre, le jeune homme regarda cet endroit pour lequel il n'avait aucun sentiment. Le bruit des taxis et des premières voitures motorisées remplaçaient petit à petit les voitures à cheval, et toutes les conversations de rue s'entremêlaient dans un brouhaha qui s'entendait jusque dans la boutique. Les gens marchaient fièrement, la tête haute, se baissant mutuellement le chapeau dès qu'ils se croisaient. L'été se sentait, et les vacances se sentaient. La saison allait être bonne pour la France, les ouvriers pouvaient s'offrir de courts jours de repos alors que les riches partaient aux bords de mer ou faisaient des ballades dans les cieux dans les premières montgolfières. La France sentait les fleurs et le blé battu, le bon parfum et les fines herbes ; la France sentait la paix et la sérénité.

La France allait vivre un bien bel été.

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