Jarvioss s'emmerdait. Il naviguait depuis un moment sur une mer d'huile, son équipage vivait sur les réserves depuis huit jours. Habituellement, ils vivaient de pêche et de pillage. Mais leur deux-mâts devait être trop connu. Ils changeraient à la première occasion. Ils erraient sur la ligne commerciale habituelle entre le continent d'Ohble et les Terres elfiques sans rencontrer âme qui vive, ça devenait suspect. Et ils agonisaient d'ennui, comme diraient les nobles. Ils se faisaient chier.

Même les poissons les fuyaient. Certains de ses matelots, capables de se changer en dragons aquatiques, d'authentiques Novia, n'y comprenaient rien. Et rentrer les mains vides ne leur disait rien. Jarvioss estimait que dans deux jours, faute de provisions suffisantes ils seraient contraints de rentrer.

Les pirates avaient eu vent des derniers événements marquants du monde. Une armée de morts-vivants, autrement dit des aberrations, s'attaquait aux royaumes licornien, dragonien et elfiques. Les humains d'Obhle offraient un vague soutien, et ceux de Centrale avaient chassé de leur continent les étrangers, et gardaient depuis leurs frontières fermées. De toute façon, ces derniers, radins comme pas deux et froussards comme pas permis n'arpentaient plus les océans depuis des lustres. Et rien de tout ceci n'arrangeait les affaires de Jarvioss.

Dans l'après-midi, sa vigie, un demi-elfe demi-dragonien du nom d'Ed'Yéthal hurla qu'il voyait un drapeau dragonien flotter à l'horizon. Jarvioss rugit de joie avec son équipage. De la nourriture, des combats, des foies à bouffer et peut-être même du vin Quézermistoss en vue ! Sans compter les richesses !

Les dragoniens en mesure de respirer sous l'eau une fois transformés en dragon plongèrent, et poussèrent le navire droit vers leur cible. La vigie ne voyait aucun soutien pour le deux-mâts visé. Une fois de plus, Jarvioss bénit le dieu qui avait décrété que la téléportation et les portails ne fonctionneraient pas sur l'eau.

Les mages elfes, licorniens, dragoniens et hybrides de son équipage contribuaient eux aussi à l'avancée de leur embarcation. Ils trouvèrent étrange que nul ne moufte en face. Habituellement, la vue de leur pavillon gris poussait leurs cibles à s'agiter sur le pont. Cette fois-ci, rien. En approchant d'assez près, Jarvioss commença à s'inquiéter. Il distinguait des colosses appartenant très certainement à des dizaines de Sel, les meilleurs mercenaires du monde. Ce ne serait pas la première fois qu'ils affronteraient de tels adversaires. Le capitaine ne les aimait pas. Ils avaient pourri son enfance. À une époque, la seule évocation de leur nom le faisait péter de trouille. Une époque... non révolue. Toutefois, s'il ramenait leurs têtes au village, il gagnerait une sacrée renommée. Peut-être même pourrait-il revendiquer un trois-mâts...

Plus ils approchaient, moins il se sentait chaud pour l'abordage. Les siens non plus n'en menaient pas large. Une dragonienne sur le navire qu'ils hésitaient à aborder poussa un rugissement sauvage. Immédiatement, les quatre meilleurs balistaires de Jarvioss se ruèrent à leur poste pour descendre la dégénérée, qui leur promettait de foutre le feu à leur navire s'ils l'emmerdaient.

Aussitôt, un grand dragon bipède, noir au ventre annelé et blanchâtre, aux ailes violettes aisément reconnaissables bouscula les mercenaires Sel sans que ces derniers ne s'en formalisent. Leur cliente, très certainement. Ils lui laissèrent même de la place quand elle s'installa au bastingage sous cette forme.

- Ils jubilent, Jarvioss ; le prévint son second, un licornien du nom de Jehab. J'aime pas ça, bordel...

- Schiarcks, Jehab. Une démone de la mer noire à ailes violettes, ça te rappelle rien ?

- Euh...

Les licorniens avaient tendance à posséder une mémoire désastreuse. Mais ils réfléchissaient vite.

- On est dans la merde.

Jehab fronçait les sourcils, s'efforçant de se souvenir. Ça lui disait quelque chose...

- On charge la reine.

Le front étoilé blêmit. Séra Rogaa semait la terreur partout où elle passait, assez pour que son nom traverse les océans. Que foutait-elle vers les Terres elfiques ? Elle était pas censée trucider du licornien et des aberrations ? Jarvioss ordonna :

-Faut qu'on s'arrête très vite.

Comme si la chaotique royale l'avait entendu, elle s'élança depuis son bastingage et grossit à vue d'oeil, pour couvrir en quelques battements d'ailes à peine le reste de distance qui les séparait. Et elle se posa seule au milieu du pont, avant d'y reprendre forme humaine.

-Salut ! Beau navire, commenta-t-elle avec l'air de ne rien y connaître.

Jarvioss rugit à ses hommes de rester éloignés. La reine dragonienne était aussi connue pour être capable de prendre le contrôle de l'esprit de plusieurs personnes. Une chaotique surpuissante et vicieuse comme une Sel. Une vraie saloperie.

De taille respectable pour une dragonienne, avec une musculature de rêve, elle portait une armure noire accompagnée d'un fourreau simple à sa gauche, et d'une dague suspendue à son ceinturon à droite. Jarvioss s'efforça de prendre un air aimable. Inutile de froisser cette folle.

-Merci, reine.

-T'es le capitaine ?

-Oui.

-Ssseh, parfait, je recrute du monde.

Jarvioss fronça les sourcils.

-Pardon ?

-T'as du entendre quelques nouvelles du monde. Tu sais que c'est la merde, par chez nous ?

Le capitaine changea de point d'appui, méfiant.

-Ouais.

-Il me faut du monde pour quadriller les océans, et la flotte n'a jamais été le fort des officiels, comme vous autres nous appelez.

-Suppose que j'accepte de me faire recruter. Qu'est-ce qui se passerait ?

-Je te paye tout connement pour ne plus t'en prendre à mes navires, et de temps en temps tu devras laisser passer un allié. Aussi, tu communiques avec les frères que tu croises. Qui voyage par là, quels mouvements te paraissent suspects, ces conneries-là. Deux écailles d'argent par lunaison, en pièces de bronze, ça te va ?

Jarvioss n'en croyait pas ses oreilles. Ce joli pactole mensuel pour foutre la paix aux très rares dragoniens à venir se perdre par là ? Ça cachait quelque chose.

-Où est l'embrouille ? demanda-t-il de but en blanc.

-J'ai décidé d'apporter mon soutien aux oreilles pointues, il y aura des passages réguliers des nôtres par là, d'ici peu.

Ceci allait chambouler le commerce. Et foutre la merde pour les résidents du continent le plus proche des terres elfiques.

-Je peux en parler avec mon équipage avant de te répondre, reine ? s'enquit le capitaine.

-Ouais. Ça va être simple, soit tu ramènes ton cul sur mon bateau et on officialise tout ça, soit tu dégages et on te coulera à la première occasion. Rien de personnel, seulement, avec tout le bordel qu'il y a... On ne peut se permettre aucun risque.

Jarvioss comprenait. Les dragoniens craignaient autant qu'ils haïssaient les aberrations. Ils croyaient aux réincarnations, empêchées par les morts-vivants. Et puis, comment tuer quelque chose de déjà mort ? Un cadavre était censé rester inerte.

La reine reprit sa seconde forme et retourna sur son propre navire, laissant le soin au capitaine de sonner un rassemblement immédiat. Le pirate présenta l'offre à son équipage. Aucun d'entre eux ne tenait à se mettre cette reine à dos. Pas après la façon dont elle avait inversé le cours de la guerre sans fin entre licorniens et dragoniens. Pas après les purges qu'elle avait menées, contre les dragoniens séparatistes, les cultistes étrangers et un certain nombre d'illuminés qui avait toujours pu, jusque-là, pratiquer et répandre leurs cultes librement. Ni sa façon sanguinaire d'imposer sa volonté. Ainsi, plus de la moitié s'écrasa d'office.