chapitre 29

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Il reste les vitres à faire. Il y a deux fenêtres: celle de la cuisine donne sur les peupliers que le vent ploie et déploie sans fin, l’autre, celle de la salle, donne sur la baie. Suzanne nettoie d’abord la première et la laisse ouverte, pour aérer. Quand elle ouvre l’autre, un coup de vent traverse la pièce et emporte un rideau qu’elle avait décroché et posé sur le rebord. Elle se précipite vers la fenêtre et le voit descendre en roulant sur lui-même, comme une volute de fumée, vers la haie de troènes échevelés qui bordent la cour. Une rafale le reprend soudain et il plane très haut vers les nuages gris, petite âme blanche qui disparaît au loin derrière les maisons qui bordent la corniche.

Suzanne ne s’affole pas. Elle va aller descendre le chercher, il faut juste qu’elle prévienne Guillaume. Elle se dirige vers la chambre au fond de l’appartement et soudain elle s’arrête net : une musique s’élève là, une musique comme elle n’en a encore jamais entendu et qui lui dit quelque chose d’infiniment intime et d’infiniment grand.

Alors elle reste figée et il lui semble que son sang se retire de ses veines. Elle demeure un instant immobile et parcourue de frissons, puis elle s’avance et Guillaume, qui a levé la tête de l’un de ses cahiers, la découvre ainsi, plantée dans l’embrasure de sa porte, le visage inondé de larmes dont elle ne sait pas la cause. Quelques secondes se passent puis elle bredouille :

— Le rideau s’est envolé par la fenêtre, je vais aller le chercher et elle repart aussitôt, gagne l’entrée et se précipite dans l’escalier qu’elle dévale en pleurant.

Sergueï qui remontait pesamment les degrés un à un la voit surgir au détour des marches. Il s’efface et elle passe dans une odeur de cire.

Guillaume ne réagit pas à son départ. Il attend et au bout d’un moment, il l’entend revenir et se remettre au travail. Un temps encore et la porte claque : elle est partie. Il passe dans la cuisine. Tout a changé : elle a même réussi à nettoyer le réchaud et la plaque du fourneau. La salade est sur la table dans son papier journal.

C’est une attention qui l’a touché mais qui le déconcerte maintenant. Il s’assoit, déplie le papier terreux et commence par couper le pied. Puis il jette quelques feuilles tachées à la poubelle. Ensuite il ne sait pas ce qu’il faut faire. Il considère chaque feuille avec perplexité : faut-il ou non la garder ? Il est même tenté de tout mettre à la poubelle mais on ne jette pas un cadeau. Finalement il ne garde que le coeur de la salade et il l’examine avec perplexité : il est vert clair et jaune tendre. Il observe avec curiosité les jeunes feuilles repliées sur elles-mêmes qui craquent et se laissent déchirer avec un bruit de soie. En fait il n’a jamais nettoyé de salade. Il ne savait pas que c’était aussi joli. Il s’approche de la fenêtre pour mieux voir. Cette plante a patiemment poussé jour après jour dans le soleil, la pluie et le vent pour être sacrifiée au plaisir des mangeurs de salade. Lui aussi il mange des plantes et des animaux, lui aussi il mange de la beauté finalement.

Il pose la salade au bord de l’évier et revient à la table pour replier le journal. Il y jette un coup d’oeil car il n’a jamais pu résister à l’appel d’un texte imprimé. Il s’assoit, balaie d’un revers de main les restes de terre et se met à lire. Et très vite il comprend que ce qu’il lit, il l’a déjà entendu souvent mais, cette fois, les mots ne sonnent pas de la même manière. Peut-être parce qu’ils sont écrits. Ils parlent de massacres, de déportations, de procès truqués, de milliers et peut-être même de millions de morts. Il lit aussi le mot goulag sans le comprendre mais cela lui arrive en pleine figure sans qu’il puisse dire pourquoi il continue à lire. Peut-être parce qu’il est seul, qu’il est pris par surprise, qu’il n’a pas eu le temps de se dire que c’était de la propagande. Il retourne la page pour en voir le titre : c’est un journal réactionnaire qu’il n’aurait jamais acheté. Son quotidien, il le prend tous les jours au bureau de tabac et c’est lui qui lui apprend ce qu’il faut penser de tout. Il ne veut rien lire d’autre d’habitude. Mais là il se demande tout à coup : « Et si c’était vrai ? ». Et soudain il serre violemment le papier des deux mains comme pour étrangler quelqu’un et il le chiffonne. Ensuite il se lève, ouvre la plaque du fourneau, y jette la boule de papier, du bois, une allumette. Il attend que ça prenne et rêve un peu en regardant comme d’habitude les peupliers de l’horizon. Puis il y verse du charbon. Le feu, qui grondait de joie en faisant flamber le bois, se tait et tente de se frayer un chemin entre les boules noires. Il referme le foyer et va prendre son journal habituel sur le buffet de la salle. Il en arrache la bande et s’apprête à le lire. Mais soudain il s’arrête, écarte à nouveau la plaque du fourneau et y jette tout entier le journal qui guide sa pensée depuis des années et qu’il ne lira plus jamais. Et le feu ronfle à nouveau joyeusement.

Maintenant il faut faire de la vinaigrette. Ce n’est pas non plus son point fort.

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