chapitre 26

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Maxime. Au large.

Où sont-ils ? Il fait noir. Il fait froid. Les vagues bousculent le bateau en y jetant à chaque fois une gerbe d’eau. Le vent a emporté la voile depuis longtemps et l’embarcation est secouée anarchiquement par le clapot. Maxime a cessé de pleurer. Il se serre contre le bordage. Il tremble de froid. Clément, blotti contre lui, ne bouge plus. Plus du tout. Seul François essaie encore d’écoper. A cinq cents mètres, sur la haute falaise noire d’une île se dresse un phare immense qui balaie l’eau de son faisceau blanc. Comme s’il sortait d’un autre monde, comme un appel de l’au-delà, indifférent et calme. Il ne les éclaire pas, c’est le large qu’il regarde. Pour l’oeil de ce phare, ils n’existent déjà plus.

Maxime ne veut pas voir ce cyclope sinistre, il essuie ses larmes et appuie sur ses paupières en essayant de prier. Quand il les rouvre sur la nuit, il ne voit rien d’abord, seul un point blanc flotte devant ses yeux qui retrouvent peu à peu leur fonctionnement habituel. Et puis tout réapparaît : le phare géant à gauche et son pinceau régulier et muet sur l’eau noire, et à droite, très loin, les petites lumières de la côte. Mais la tache lumineuse flotte encore devant lui, comme posée sur une masse sombre et rectangulaire. Et soudain, il comprend : C’est un bateau ! un bateau de plaisance ! Et il est tout près d’eux ! François l’a aperçu aussi. Il a arrêté d’écoper, il se met debout et il crie, il crie de toutes ses forces. Maxime veut crier aussi mais il ne peut plus, il ne peut pas se lever et se contente de s’appuyer sur le bordage pour se soulever un peu et regarder. François, déséquilibré par le mouvement du bateau, tombe en se cognant violemment la tête au mât, mais il se relève et crie à nouveau. Clément aussi se redresse et il appelle sa maman en pleurant.
Sur le voilier, d’autres lumières s’allument, des voix se font entendre. Les enfants des autres embarcations appellent à leur tour, ils appelleront toutes les nuits de leur vie comme ils crient cette nuit-là. Un moteur est mis en marche, on vient vers eux, on vient les sauver… François ne crie plus, il s’accroupit, il essuie le sang qui ruisselle sur son visage, puis il prend Clément et Maxime dans ses bras et ils pleurent tous les trois.

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Sur la côte, devant le camping, il y a beaucoup de monde. Une voiture de pompiers est là, arrêtée près du camp scout. Leur radio crachote. Ils se donnent le droit de parler fort et semblent attendre impatiemment des ordres qui ne viennent pas :

— On pourrait quand même nous dire ce qu’on doit faire … avec la tempête qui s’annonce…

Des têtes se montrent aux fenêtres des caravanes. Les gens voudraient dormir mais quand ils voient les pompiers, ils n’osent rien dire. Une voiture arrive et s’arrête. Des bribes de phrases à peine audibles :

— Très loin au large … derrière les îles …

Et tout change. La radio se tait, les pompiers se taisent, montent dans leur camion et partent. Sans bruit. Et la mer rit sur la plage obscure et derrière les rochers.

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8 heures. MARDI. Guillaume.

Avant de partir à l’école, Guillaume considère son appartement. Le plancher taché, les rideaux qui pendent tristement, le matelas à même le sol et le beurre au frais sur le bord de la fenêtre dont il tombe parfois dans l’herbe, trois étages plus bas. Il a l’eau courante sur l’évier depuis peu de temps. Avant il fallait aller en chercher, à l’extérieur, au robinet collectif. Il cuisine sur un petit réchaud très sale et n’allume pas souvent le fourneau mais ses longs trajets à vélo entretiennent sa santé. Quelquefois aussi, quand il fait froid, il préfère garder son blouson car le courage lui manque de descendre à la cave après le travail pour aller chercher un seau d’anthracite. Personne n’est jamais entré chez lui. Il voit son appartement avec les yeux des autres pour la première fois.

Il est dans ce poste depuis trois ans seulement. Il a voulu être nommé là, dans ce pays mythique, car la côte le fascinait. Mais il y a découvert les mêmes bassesses qu’ailleurs, les mêmes rivalités entre notables locaux, les mêmes médisances au bord de l’espace infini des vagues et aussi quelques figures originales et douloureuses qu’on ne trouve peut-être pas ailleurs. Un marin en retraite, voisin de l’école, déclame du Victor Hugo, étendu de tout son long dans la cour en serrant contre lui sa bouteille de vin. Une famille entière vit dans une sorte de grotte probablement occupée de tout temps. Pauvres gens, démunis de tout et dont les berniques constituent parfois le seul repas. Suzanne a fait partie de cette famille. Son institutrice l’a dit à Guillaume et elle a ajouté qu’elle n’avait jamais pu lui apprendre grand chose.

— Elle ne parle presque jamais, a-t-elle dit, par contre elle dessine et chante étonnamment bien.

Il sait aussi que sa grand-mère lui a laissé une petite maison. Courageuse grand-mère, prématurément veuve comme beaucoup de femmes d’ici et qui a réussi à devenir propriétaire de cette bicoque au prix d’années de travail de nuit à la conserverie et de saisons à l’hôtel.

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