chapitre 25

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16 heures, lundi. Fabrice. À la ferme.

Fabrice a acheté l’écharpe dont il rêvait. Avant de rentrer, il passe dans la ferme de ses parents. Il n’a pas vu son père depuis deux ans et le trouve dans la salle de traite. Il le salue vaguement, vide un verre puisé dans le tank à lait et monte dans sa chambre prendre les enceintes qu’il veut installer dans son HLM. Au temps de son adolescence, il lui est arrivé, par défi, de les poser sur le bord de sa fenêtre pour inonder de la musique de sa génération, la digne procession qui, bannières en tête, se dirigeait vers une chapelle des environs en chantant des cantiques … Il n’en est plus là. Il débranche les prises et fait glisser les fils à travers la cloison qu’il a percée de larges trous jadis. Il décroche aussi une affiche au-dessus de son lit et la roule soigneusement. Et puis il descend au rez-de-chaussée. Son père est en bas. C’est l’heure exacte où il finit de boire son café tous les jours et où il repose sa cuillère à côté de sa tasse. Fabrice s’arrête, les bras pleins d’objets, il se plante devant la table et, sans préambule, il aboie : « Pourquoi tu ne m’as jamais appelé Fabrice ? ». Le père n’a rien à répondre. Il se tait. Il ne savait pas qu’il ne prononçait pas le nom de son fils, qu’est-ce que ça peut bien faire d’ailleurs ? Il n’a jamais pensé que ses enfants pouvaient lui reprocher quelque chose. Lui, il a été battu toute son enfance, il était bien question de son prénom ! D’ailleurs ce prénom, il ne l’aime pas beaucoup. C’est sa femme qui l’a choisi et il n’a rien dit. Ce fils aîné est bien le fils de sa mère. Elle était coquette, elle aussi, c’était bien. Mais l’élégance de Fabrice ne lui plaît pas et encore moins le diamant qu’il porte à l’oreille depuis quelque temps. Il trouve que c’est efféminé même s’il ne connaît pas le mot. On n’a pas cette apparence, on ne s’habille pas aussi bien quand on est paysan, même le dimanche ! Où est-il allé chercher cette allure de riche ?

Il ne dit rien et Fabrice qui n’attend pas vraiment de réponse, sort sans un mot et charge le matériel dans sa voiture. Il jette un coup d’oeil au hangar où les vaches ruminent. Elles le regardent aussi. Sa vie aurait pu se dérouler ici… mais il part et il ne reviendra pas. Il n’a pas eu à choisir, son père ne lui a jamais proposé de reprendre la ferme et ils se sont fâchés. D’ailleurs ils n’auraient jamais pu s’entendre et c’est peut-être une chance pour lui. Il le saura dans trente ans.

Il file le long des champs qu’il connaît par coeur pour y avoir travaillé dès l’enfance. Voilà celui où il fallait sans arrêt ramasser les cailloux que la terre semblait produire sans fin. Voilà la pente au-dessus du canal où son tracteur s’est embourbé sous une pluie battante et où un deuxième tracteur qui devait l’en sortir s’est embourbé aussi. Moments de combat contre le froid, la boue et le métal rouillé mais aussi moments d’énergie et de solidarité collective et tacite. Voici le bois où il a dû partir en pleine nuit avec son père à la recherche de génisses évadées qui galopaient follement non loin de la route nationale. C’est dans ces moments-là qu’il a appris à faire ce qu’il y avait à faire, sans se plaindre ni se vanter.

Il sortait souvent le vendredi ou le samedi soir avec un groupe d’amis dont les parents avaient les mêmes idées que les siens. Comment le tri s’était-il fait ? Il ne le sait pas. Sa mère avait dû y veiller discrètement. Ses soeurs n’auront jamais la même liberté ni la même envie. Pas besoin d’interdiction ni de discours moralisateur. Leur éducation a rendu inavouable le désir de s’amuser ainsi. Elles se marieront quand même, leur famille y veillera. Enfin c’est ce qui s’est toujours fait. Mais lui, c’était un garçon. À trop le brider on l’aurait rendu inutilisable. Il fallait qu’il vive un peu mais pas trop. Les confesseurs et les parents savaient doser subtilement la liberté à accorder aux jeunes et les interdictions indépassables à leur inculquer.

Ces soirs-là, quand ses copains l’appelaient d’un coup de klaxon dans la cour de la ferme, sa mère installait sa table à repasser et sa pile de linge. Elle travaillait jusqu’à ce qu’il rentre. Elle n’aurait pas pu dormir dans la peur d’être réveillée à trois heures du matin par le coup de sonnette des gendarmes venant lui annoncer que son fils était mort au bord d’une route. C’était arrivé à la ferme voisine.

Quant à lui, quelle que soit l’heure à laquelle il rentrait, il était debout sans effort à sept heures du matin. Il fallait brancher les manchons sur les pis, surveiller la traite. Il s’activait efficacement. De temps en temps, en attendant que les derniers gouttes de lait passent dans le tuyau, par manque de sommeil et excès d’alcool, il fermait les yeux et appuyait son front contre le flanc tiède de la vache qui tournait un peu la tête pour le considérer pensivement.

C’était avant la culture industrielle des légumes de conserve, les épuisantes nuits passées à couper des tronçons de chou de Bruxelles dans le froid et parfois la neige. L’urgence de la récolte de petits pois qu’on voyait durcir chaque jour avant que n’arrive l’entrepreneur qui devait les ramasser. Bien sûr il y avait aussi les moments de grâce où, en descendant du tracteur après avoir labouré toute une journée de printemps, il sentait la jeunesse de l’année vibrer en phase avec la jeunesse de son corps et une joie sans objet l’envahir.

C’était ça, sa vie à la ferme, c’était bien aussi. La cuisine ne lui donnera jamais ces joies-là. Tant pis, il les aurait payées trop cher.

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