chapitre 13

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15 heures .Samedi . Fabrice.

Pendant sa pause de l’après-midi, Fabrice part chez Eléonore. Cela fait six mois qu’il a fait sa connaissance et celle de son mari. Ils sont venus au restaurant des Sternes pour demander si un des cuisiniers accepterait de préparer chez eux un repas privé. Fabrice s’est proposé aussitôt : ils étaient élégants, racés, bien habillés. Tout ce qu’il voudrait être. Le lendemain il les avait rencontrés dans une de ces maisons de famille qui avaient poussé sur la côte une centaine d’années auparavant, une villa toute en hauteur au milieu d’un parc anglais. Ils s’étaient mis d’accord : ce qu’ils lui demandaient de faire était très simple et le repas avait eu lieu la semaine suivante. Tout s’était bien terminé et, juste avant le dessert, Eléonore était passée le voir dans les cuisines pour le remercier et lui proposer de revenir quand il le voudrait. Trois jours plus tard, ils étaient devenus amants presque trop facilement en l’absence opportune de son mari. Et puis il était revenu souvent et jamais il n’avait croisé son mari.

Il est seize heures quand il gare sa voiture dans la cour comme il le fait toujours. Il gravit le lourd escalier de granit rose. Elle lui ouvre la porte avant qu’il ait le temps de frapper et ils passent dans le salon, le living room comme elle dit. La porte vitrée est décorée de fleurs entrelacées et d’une nymphe aux formes élancées. Fabrice trouve ça superbe mais ce qui l’étonne le plus, c’est le grand canapé de cuir rouge. Il n’en a jamais vu, même à l’hôtel. Pourtant il ne le montre pas et s’assoit avec naturel auprès d’elle sans se douter que c’est sa timidité qu’elle aime. Ensuite ils passent dans sa chambre et ils font l’amour sans parler. Comme d’habitude. Puis ils restent là, étendus côte à côte.

Elle a dénoué sur un fauteuil près du lit son foulard coupé dans un tissu léger d’un bleu doux mêlé de torsades mauves. Les idées de Fabrice s’emmêlent aussi et tournent en spirales. Il comprend qu’il s’endort et il commence à se dire qu’il faut qu’il parte quand elle se redresse soudain, s’appuie sur un coude et plonge ses yeux dans les siens d’une façon extraordinaire. Elle lui semble presque folle tout à coup. Il a presque peur puis il comprend soudain, malgré son innocence, qu’elle est capable de tout quitter pour lui, son mari, sa belle situation et ses enfants et il flotte quelques secondes avant de se dire qu'il n'arrivera jamais à être à la hauteur, ni à lui offrir la vie à laquelle elle est habituée. Et puis … peut-être aussi a-t-il peur d’être encombré par les complications que cela engendrerait… peut-être que ce serait un frein…et puis .. .elle ne parle pas beaucoup, est-elle assez cultivée finalement ? Est-ce qu’elle a des diplômes? Lui n’en a pas mais sa famille en fait un tel cas qu’il est obsédé par cette preuve patente de son infériorité.

Bon. Il faut être prudent. D’ailleurs elle n’a rien dit. Oublier tout ça et aller travailler. Il se lève en disant entre ses dents :

— C’est pas le tout, il faut que j’y aille!

… et pendant qu’il lace ses chaussures, elle grave dans sa mémoire l’image bouleversante de son merveilleux visage penché en avant. Et il part. Sans un mot de plus. Il n’aime pas dire au revoir aux femmes avec qui il a fait l’amour parce qu’il s’en veut d’avoir cédé au désir. Il leur en veut même presque d’être désirables. Il ne dit pas bonjour non plus parce que chez lui on ne le disait pas le matin. Enfin pas depuis la mort de sa mère.

17 heures. Samedi . Guillaume.

Dans la dernière volée de marches qui mène à son appartement, Guillaume croise Sergueï qui sort justement de chez lui, sanglé dans son antique vareuse non dépourvue d’élégance. Ils se disent bonjour, c’est à peu près le seul mot qu’ils échangent depuis des années. Mais Guillaume aime entendre, même aussi brièvement, l’accent de la Russie, le pays de tous ses espoirs. Sergueï est un Russe blanc échoué là on ne sait plus quand. Guillaume suppose qu’il a fui la révolution. Sa famille n’a pas dû comprendre ce qui se passait, ou alors ils étaient du côté des gens enrichis par le servage et qui ont dû rendre leur argent et leurs domaines. Enfin, Guillaume ne lui en veut pas, il ne peut en vouloir à personne et tout le monde peut se tromper.

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