chapitre 14

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Il entre chez lui son sac de classe sous le bras. Il essuie vigoureusement ses cheveux frisés, avale un goûter sommaire et essaie d’organiser un peu son désordre permanent fait de livres et de brouillons d’articles pédagogiques. Il étend un journal sur la table de la cuisine, pose les cahiers de ses élèves à sa gauche et les corrige en les faisant passer à droite. Ce n’est pas passionnant mais il faut le faire. Une pile diminue et l’autre s’élève peu à peu. Quand il a fini, il pose le concerto l’Empereur sur le tourne-disque, se lève et regarde à l’horizon les peupliers chargés de gui et de nids de pie en pensant à la hache perdue.

Et soudain une idée lui vient : et s’il se rendait à l’endroit où Crenn l’a découverte. Qui sait ? Il y trouverait peut-être quelque chose lui aussi ? D’ailleurs il n’a rien à faire. Il attend la fin de l’adagio, arrête l’électrophone et range le disque dans sa pochette. Il ne sait être soigneux que pour la musique qu’il aime infiniment. Puis il sort, prend son vélo et suit la corniche puis, poussé par le vent qui a forci, il s’engage à l’entrée de la presqu’île sur une chaussée dont les grandes marées ont emporté en partie le goudron. À sa gauche la longue ligne beige rosé de la plage et à l’horizon infini, des déferlantes énormes et des îlots sauvages. Il avance dans l’exultation des rafales et la gaîté insensée du vent qui crible ses joues de grains de sable. Il doit par moments s’abriter les yeux de son bras et finit par mettre pied à terre.

A mi-route, il aperçoit la petite troupe des scouts. Les enfants avancent en ordre dispersé sur le sable le long du front de mer. Ils sont silencieux. L’abbé les suit un peu en arrière. Sa soutane est collée à son corps par les rafales. Il progresse penché en avant. Guillaume le considère avec perplexité. Il n’a pas d’opinion sur les hommes d’église, il ne les comprend pas, c’est tout. Leurs deux mondes se croisent et s’ignorent.

Maxime est resté en arrière, il s’est assis sur les blocs de roche qui protègent le rivage des grandes marées. Le vent aplatit puis redresse tour à tour ses cheveux blonds. Il est en train d’essayer d’extirper un gravier du fond de sa chaussure. C’est un enfant qui vient d’un milieu que Guillaume ne connaît pas. Il a remarqué l’expression lisse du reste de la troupe avec laquelle aucun échange ne semble possible. Mais quand il arrive à sa hauteur, le petit garçon lève la tête, leurs regards se croisent et Guillaume est touché par la détresse qu’il lit dans ses yeux.

Alors il s’arrête à quelques mètres et tente une approche…

— Tu es en vacances ? … C’est un beau pays, n’est-ce pas ? …

L’enfant jette un coup d’oeil rapide vers le groupe qui s’éloigne et remet sa chaussure sans un mot. Le prêtre a découvert qu’il s’était arrêté. Il revient à grands pas, soutane battante :

— Allons, Maxime, on se dépêche, énonce-t-il en ignorant totalement Guillaume. Et quand il s’est éloigné, il ajoute froidement :

— Au revoir, monsieur ! avant de tourner les talons.

Guillaume remonte sur son vélo et repart. Il en faut davantage pour le faire douter de lui et pour l’attrister durablement. Il faut toujours essayer d’adoucir le monde. Mais on ne peut pas tout.

A l’extrémité de la plage, Maxime se retourne juste au moment où Guillaume disparaît à l’horizon. Il a appris qu’il ne faut pas parler aux gens qu’on ne connaît pas. C’est dommage parfois : on ne lui avait jamais souri comme ça.

18 heures 30, samedi

Suzanne goûte quelques petits pois. Ils viennent juste d’arriver à maturité. Ils sont sucrés et craquants. C’est parfait. Elle fouille dans les rames et emplit son panier de cosses fraîches et pleines.

Quand elle frappe à la porte des cuisines, c’est Jean-Yves, un garçon qu’elle a connu à l’école, qui lui ouvre. Elle lui tend gauchement les pois. Il y jette un coup d’oeil :

— C’est bon ! dit-il.

Il vide tout dans une corbeille sur une étagère et s’éloigne pour aller chercher de quoi la payer. Tenant devant elle à deux mains l’anse d’osier, Suzanne reste sur le seuil et jette un coup d’oeil à l’intérieur. Le jeune homme inconnu est là, penché sur une table. Il n’a plus son imperméable. Il porte désormais un grand tablier blanc. Elle n’ose pas entrer tout à fait, elle recule même un peu et attend là, dehors, dans le vent.

Jean-Yves revient.

— Pourquoi tu n’es pas rentrée? dit-il un peu amusé en lui tendant un billet, tu as d’autres légumes ? Tu peux les apporter quand tu veux.

Suzanne ne répond rien. Fabrice lève la tête et il lui accorde un bref regard. Pendant une fraction de seconde, il se demande comment on peut être aussi mal habillé mais il l’oublie aussitôt et se replonge dans son travail. Il n’aime pas tellement les pauvres en fait et il a beaucoup à faire.

Ces jours-ci, un gros industriel est en vacances à l’hôtel avec son chien qui a son propre régime : viande blanche et féculents à midi, viande rouge et légumes verts le soir. Pour se rapprocher du maître, Fabrice accepte de faire le repas du Yorkshire pendant la demi-heure où il devrait lui-même prendre son repas. Et il reçoit en effet des compliments : Craquant n’a jamais mangé de si bon appétit. Compliments sans suite bien sûr : il pourra toujours être le domestique des riches, ils ne lui feront pas de place et ils repartiront dans leur Porsche, indifférents, méprisants et inconscients de l’être. Alors Fabrice cherche et il cherche encore l’issue, la porte d’entrée de l’argent et de la réussite. Il veut se cultiver et récupère les livres oubliés dans l’hôtel par les clients…Malataverne, les 1001 nuits, L’Homme sans qualité, Proust…il veut comprendre pourquoi il faut aimer cela. Il sait que la lecture de Jules Verne et des romans policiers de son adolescence ne suffiront pas.

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