Typhoïde

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Le centre de l'armée défensive s'était effondré après un combat âpre et déterminant. Les chevaliers loyaux à la sorcière étaient pour beaucoup liés à elle par des pactes de sang. Leurs âmes elles mêmes étaient à la merci de cet être maléfique qu'était Franziska Schrei, et lui faillir aurait signifié bien pire qu'une simple mort. Ils combattirent férocement, de toute leur adresse et toute leur détermination, mais en face Heinrich Kramer invectivait ses troupes. Alors que les soldats croisés semblaient défaillir devant la masse de cadavres des leurs, massacrés par les chevaliers hérétiques, et que ces derniers pensaient pouvoir en profiter pour se retirer du combat et se réformer, l'Institoris dégaina sa lettre.
- "Voyez comme nos frères ont donné de leur sang et de celui de l'ennemi pour abreuver la terre où pousseront les arbres comme l'a fait le Martyr avant eux. Chaque goutte de sang est un cadeau de sa part pour nous assurer la plus écrasante des victoires. C'est écrit dans la lettre du Divin: «et ceux qui combattront en mon nom sur cet armaggedon en donnant leurs vies pour purifier l'impur qui souille ma création de son existence blasphématoire seront toujours victorieux. Par ma grâce et par ma bénédiction, ils triompheront toujours car le sang qu'ils versent, le leur et celui des impies, est le signe de dévotion le plus pur qui soit et marqueur de mon incontestable bénédiction.» Tels sont les mots du Divin lui même !"
Avec de tels encouragements, les croisés ne pouvaient qu'avancer et triompher, au prix de pertes atroces. Même la plus grande démence ne pût leur faire accepter sans un frisson les monceaux de cadavres flasques, froids et glissants de sang qu'ils enjambaient pour s'approcher toujours plus de leurs infâmes ennemis. La ferveur des premiers jours de la croisade avait pris un certain coup, et le plaisir triomphant de voir les derniers chevaliers encore vivants se retirer en pagaille ne suffit pas à leur redonner leur soif de sang jaculatoire.
Pourtant l'armée des défenseurs, bien qu'ayant reçu beaucoup moins de pertes, se désagrégeait progressivement sous la pression colossale des croisés sur lesquels pleuvaient toujours plus de maléfices immondes. Des traits d'acide violacés, des maléfices faisant suffoquer des dizaines d'hommes et des sortilèges faisant bouillir le sang dans les veines continuaient de frapper au hasard la masse innombrable des croisés, sauf miraculeusement pour ceux qui entouraient l'Institoris. Les sorts rebondissaient autour d'eux comme des pierres jetées sur un écu d'acier. On admettait sans problème que la seule présence de la lettre signée du Divin était suffisante pour faire pâlir ces immondes sortilèges hérétiques.
Mais alors que l'Institoris et son escorte s'avançaient vers les prétoriens qui levaient leurs lourdes haches en prévision du combat, quelque chose se produisit. Quelque chose que tous purent voir et sentir. Une onde traversa l'espace et le temps, comme si toutes les lois de la réalité avaient été allègrement transgressées. Puis un craquement sourd se fit entendre, et un tentacule infâme émergea d'au delà du monde avec un cri strident et terrifiant. Tous crurent l'apercevoir durant une fraction de seconde, puis il disparut.
L'escorte de l'Institoris vit pour la première fois Heinrich Kramer manifester un semblant d'inquiétude sur son visage.
- "Rassemblez vous près de moi !" Leur dit-il sans autre explication, ce qu'ils firent. Les plus observateurs d'entre eux aperçurent un voile bleuté translucide, presque invisible, enrober leur groupe, tandis qu'ailleurs c'était l'horreur.
Les hommes, croisés ou défenseurs indistinctement, se mettaient à hurler, déchiraient leur peau avec des griffes surgies de nulle part, et voyaient surgir de sous leur chair un cuir velu. Ils hurlèrent avec leurs grandes gueules allongées et remuèrent leurs queues touffues. Plusieurs centaines de soldats avaient été changés en quelques instants en créatures hybrides grotesques et effrayantes, qui se jetèrent sur les croisés du centre.

Les ailes tenaient. Le combat s'y faisait de plus en plus violent, mais les mercenaires avaient tous trouvé la mort. Face à des ennemis trop nombreux, ils avaient voulu reculer, mais les clercs fous avaient ordonné de tuer quiconque reculerait. Pris entre leurs alliés et les ennemis, ces féroces combattants s'étaient retrouvés encerclés et massacrés jusqu'au dernier. Mais le combat ne cessait pas pour autant. Incessant, exténuant, sanglant. Il n'y avait aucune échappatoire hors de ce carnage inéluctable. Les seuls à faire une véritable différence étaient les pestiférés, clairsemant les rangs ennemis entre leurs victimes malheureuses et ceux qui fuyaient comme ils le pouvaient. Mais du côté des défenseurs, des guerriers à la férocité inhumaine avaient chargés derechef, poussant leurs camarades par des insultes et des hurlements bestiaux. L'avance des croisé stagnait, mais les prêtres les harcelaient de litanies, d'encouragements et de menaces.
Au centre en revanche, l'attaque des garous ne laissa pas une seconde de doute ou d'hésitation. Les miliciens s'enfuirent, dans s'armer d'un courage inutile. Ils couraient en hurlant de terreur devant une horreur qu'ils ne comprenaient pas, lâchaient leurs armes pour courir plus vite, et tombèrent nez à nez avec les plus fanatiques d'entre eux: les flagellants.
Cette confrérie sectaire de fanatiques amoraux était déjà depuis des décennies ce qui se faisait de plus extrême. Ils étaient venus armés de fléaux, de lances et de fouets. Juste derrière eux, des évêques montés dans les branches d'or de leurs autels de guerre faisaient sonner des cloches en appelant à la pénitence par le sang.
Le massacre des fuyards fut brutal et sans merci. On cria à l'hérésie par passivité, ou on leur annonça avec bonté qu'il ne fallait pas qu'ils meurent après avoir fui mais qu'ils meurent maintenant pour que leur salut soit assuré. Même ceux qui voulurent reprendre leurs armes pour retourner combattre ne furent pour la plupart pas épargnés dans cette frénésie démente.
L'Institoris et les siens tinrent bon au milieu d'une marée de poils et de crocs. Nombre d'entre eux tombèrent, mais la contre attaque des fanatiques armés de leurs gourdins cloutés et des flagellants avec leurs fléaux fit revenir la balance à un niveau raisonnable. Au même moment, le flanc gauche des défenseurs lâchait. Aux prises à la fois avec les chevaliers rescapés de la charge qui avait été stoppée par le schiltron, les miliciens et les pestiférés lunatiques, leur détermination s'envola quand l'un d'entre eux commença a tousser avec une odeur délétère qui semblait être première annonciatrice de la peste. Le cri:
- "L'infection est parmi nous ! La pourriture nous a infectés !"
Fut suffisant pour pousser tous ces soldats à fuir, persuadés que le combat contre les pestiférés signerait leur perte. À cela s'ajoutait que les bombardes firent feu pour la troisième fois de la bataille. La première fit long feu. La mèche brûla entièrement sans enflammer la poudre, et le tir ne partit pas. Les deux autres en revanche firent mouche parfaitement, et le grondement tonitruant de leurs tirs s'accompagna d'explosions de sang dans les rangs ennemis. L'aile droite des croisés enfonça alors le flanc ennemi, les restes de la cavalerie se lançant à la poursuite des soldats en déroute alors que le reste engageait sans plus tarder le combat face aux cent onze prétoriens. Dès lors, les mages perdirent de leur assurance, le danger étant cette fois très proche. Leurs attaques magiques ne cessèrent pas, mais faiblirent légèrement, ce qui fit sensiblement remonter le moral des croisés.
Franziska Schrei ouvrit les yeux pour voir un Heinrich Kramer tout dégoulinant d'hémoglobine se diriger vers elle d'un pas assuré, accompagné de six chevaliers en armure noire dont un portait encore la bannière où le sang du martyr qui coulait de l'arbre se mêlait au sang dont on avait éclaboussé le tissu.
- "Franziska Schrei. Je te retrouve, et je vais te tuer !" cria Kramer.
Franziska darda ses yeux verts glauques sur lui. Elle voyait son véritable nom maintenant, mais ça n'était pas un nom humain. C'était une foule de définitions absconses se contredisant les unes les autres. Une chose était sûre, il ne s'appelait pas Heinrich Kramer. Elle comprit alors que l'être qu'elle avait sous les yeux ne savait pas lui même qui il était, ou plutôt, ce qu'il était.
Elle fit un geste de son sceptre, et du sol surgit un tentacule éthéré qui fonça droit sur lui, mais Heinrich fit un geste de la main et le tentacule sembla se tordre de douleur avant de disparaître. Puis Heinrich leva la main gauche, pointa deux doigts gantés vers elle et la regarda en souriant. Elle comprit ce qu'il s'apprêtait à faire, mais contre toute attente, il ne prononça aucune incantation. Une rune presque translucide d'un vert malsain apparut dans l'air devant la main de l'Institoris et il en partit un rayon lumineux qui frappa l'épaule de Franziska, faisant voler en éclat une pièce de son armure. Si celle ci n'avait pas été enchantée, ce sort lui aurait arraché le bras, elle le savait. Elle répliqua en lançant une incantation expéditive avant d'ouvrir sa bouche pour cracher un trait de venin mortel à la face de son adversaire, mais un de ses gardes du corps s'interposa et fut touché à la place de l'Institoris. Le chevalier poussa un hurlement comme le poison faisait fondre son armure et sa chair puis s'effondra, raide mort. Lui jetant un regard, l'Institoris déclara:
- "Le Divin récompensera ce sacrifice héroïque dans l'après vie mon frère. Ta souffrance sera rachetée par le salut de ton âme."
Puis il pointa son épée vers la femme qui lui faisait face et se jeta sur elle. Cette fois, elle n'utilisa pas d'incantation. Elle invoqua trois bras difformes et gigantesques qu'elle fit sortir du sol devant elle pour arrêter le fanatique. Celui-ci en trancha un premier avec son épée, et conjura les deux autres d'un geste de la main.
- "Pour le Divin !"
Il lui donna un coup de taille de gauche à droite mais elle esquiva en reculant, toutefois elle n'esquiva pas le coup d'estoc qui vint juste après mais ricocha sur son armure. Elle comprit avec une pointe d'amusement que l'Institoris n'était pas un guerrier habitué à se battre. Il avait fait voler des têtes et des corps, mais ce n'était pas à sa force qu'il fallait l'imputer.
- "Qui es-tu au juste ?" lui lança-t-elle en levant son sceptre pour préparer un nouveau sort. "Une sorte de clown ? Un sorcier autodidacte ?
- Jamais ! Je suis le choisi du Divin ! Il m'a écrit une lettre signée par lui même !"
Franziska se demanda s'il croyait vraiment lui même à une telle énormité. Sans doute y avait-il une part de doute chez lui. Lire les sentiments de cet homme était curieusement difficile, car toutes les pensées opposées et incohérentes se mêlaient sciemment. Il croyait à cette histoire de lettre, mais savait que c'était faux. Il y croyait parce qu'il l'avait reçue spontanément par la volonté divine, mais n'y croyait pas car il savait qu'il en était lui même l'auteur. Comment une telle chose était-elle possible ?
Distraite en voulant analyser les intentions de son adversaire, elle réagit trop tard lorsqu'il lui saisit le visage de sa main gauche, avec un rire triomphant.
- "Je vais te détruire ! Et détruire la magie ! La magie cessera d'exister à jamais, et mon âme sera libre ! Libre ! Tu m'offriras le salut en mourant !"
Alors elle comprit. En même temps, le sortilège qu'il préparait commençait à lui brûler la peau du visage. Il allait la tuer de la façon la plus radicale qui soit, ce qui n'était guère étonnant pour un homme aussi radical. Mais à ce moment là, l'Institoris reçut un coup sur le crâne qui lui fit lâcher sa victime, plus sous la surprise que sous l'effet de la douleur. C'était avec sa propre bannière qu'on l'avait frappé, et le coupable jeta rapidement cet objet encombrant pour dégainer son épée en criant:
- "Sale traitre ! Tu vas mourir !"
Le dernier sort de Franziska, qui était tombée à la renverse, avait visiblement fonctionné. Rassurée, elle rampa pour s'éloigner tandis que Wilhelm de Schiltberger plantait toute la longueur de sa lame dans les interstices de l'armure de l'Institoris.
- "Pour le Divin ! Pour l'Institoris ! Je vais te tuer sale traitre !"
Heinrich Kramer avait été brutalement tiré de sa rêverie meurtrière alors qu'il tenait enfin la proie pour laquelle il avait fait tout cela. Il regarda la lame plantée dans son ventre sans comprendre. La douleur était atroce, intense et immonde. Il avait presque envie de vomir, mais l'idée de contracter son ventre lacéré l'effrayait encore plus. La lame fut sortie avec un raclement affreux. La douleur et le sursaut de peur qui emplirent son corps à ce moment là en partant de la plaie le firent chanceler. Ses jambes se dérobèrent sous lui, et il tomba à genoux devant son si fidèle porte-étendard, le mettant à la hauteur parfaite pour se faire trancher la gorge d'un grand coup de taille. Inutile d'imaginer de l'aide venir d'un de ses garde du corps, Franziska les avait certainement tous ensorcelés en même temps. L'Institoris fut, en cet instant, persuadé qu'il allait mourir.
Une fois encore.
La douleur de sa blessure lui fit voir le monde au ralenti, comme si tout s'était presque mis en pause pour qu'il puisse se concentrer sur sa souffrance inouïe. Du coin de l'œil pourtant, il vit un corps se déplacer à une grande vitesse. Une chose verdâtre et blanche heurter Wilhelm de plein fouet, s'accrocher à sa silhouette noire et la faire tomber au sol.

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