Bubonique

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La brutalité et la soif de vengeance devaient être les lignes directrices de la tactique des croisés. Affaiblir l'ennemi sous les flèches n'était pas souhaitable, d'autant que les cordes mouillées de leurs arcs leur feraient tirer moins loin. Chercher un saint corps à corps pour expier ses péchés dans la sueur et le sang, le sien et celui de l'ennemi, voilà ce que devaient désirer les croisés.
La plupart étaient équipés de fauchards, de lances ou de hallebardes. Ils formaient la grosse masse compacte qui s'étendait tel un océan de brigandines brunes et de casques en cuir, le tout hérissé des longues hampes de leurs piques. C'était eux qui constituaient l'intégralité de la ligne de bataille, précédés par les hommes plus expérimentés pour les inspirer à encore plus de bravoure que ce que leur foi leur autorisait déjà.
Des troupes plus lourdes avaient été rassemblées, essentiellement des chevaliers qui combattaient à pied, revêtus de leurs lourdes cuirasses, écu au bras gauche et dans la main droite des armes allant de l'épée au fléau d'arme en passant par les masses et marteaux de guerre. C'étaient sans doute les plus déterminés d'entre tous, entrainés depuis l'enfance et vétérans de nombreuses guerres. Ces chevaliers étaient bien plus sûrs que les paysans armés à la va vite, c'est pourquoi l'Institoris compta sur eux pour donner du corps et une ossature solide à son armée en les plaçant au centre. Ainsi leur exemple inspirerait les autres troupes et leur inflexibilité éviterait que le centre soit la première partie à faiblir et à être mise en fuite. Une bataille était beaucoup un jeu de pressions à répartir astucieusement entre le centre et les deux flancs, et si on pouvait encore se permettre de perdre un flanc, un centre qui fuit et c'est toute l'armée qui suit le mouvement.
Sur ses flancs toutefois, Heinrich Kramer plaça les soldats les plus offensifs. Des mercenaires aguerris qui portaient de redoutables morgensterns, à même de broyer les os et transpercer les armures, ou de terribles haches de bataille à deux mains. Déjà ils s'agitaient en criant des insultes comme d'infatigables moulins à beuglements. Certains d'entre eux toutefois dardaient des regards inquiets vers ceux qui se tenaient sur les flancs encore plus loin, très écartés du reste, mais pas assez aux yeux de tous. Les pestiférés semblaient les plus fanatiques d'entre tous, exaltés par la promesse de salut éternel. Leur maladie ne leur laisserait aucune chance, cela n'était aucunement mis en doute, mais ils avaient ici l'occasion de ne pas mourir allongés dans la boue d'une rue comme des rats oubliés de tous. Ici, l'Institoris leur donnait une chance de racheter leur humanité malgré les difformités ignobles qui les affligeaient. On avait tenté de l'en dissuader, mais Heinrich Kramer avait accepté tous les malades qui voulaient marcher avec lui. Ceux-ci étaient ses plus fervents admirateurs désormais. Ils avaient recouverts leurs corps maladifs de bandages en tissu trempés dans un mélange d'eau et d'herbes aromatiques. Selon la théorie des miasmes, cette protection contre les odeurs pestilentielles qui se propageaient dans l'air devait empêcher la maladie de se répandre trop. Ils brandissaient toutes les armes qu'ils pouvaient. Des hachoirs, des coutelas, des haches de bûcherons et des scies. Leur espoir n'était pas de tuer leurs ennemis mais de mourir pour trouver leur salut. Heinrich Kramer ne l'aurait jamais dit de la sorte, mais il comptait aussi beaucoup sur eux pour effrayer l'ennemi avec leur peste mortelle. Ils avaient, pour les rassurer et les exciter tout en même temps, des autels de l'arbre sacré, de grands chariots portant des figures en or massif des arbres vénérés par la vraie foi. Déraciner un arbre sacré eut été un sacrilège et aurait impliqué de profaner les tombes de tous ceux qui étaient enterrés dans ses racines. Le clergé, ou du moins la partie s'étant ralliée à la cause de l'Institoris, leur avait donc offert ces objets rituels qui n'étaient à l'origine utilisés que lorsque le clergé partait en guerre, ce qui était justement le cas.
Ils se trouvaient sur l'arrière de l'armée, ces silhouettes encapuchonnées récitant des cantiques menaçants comme un bruissement de corbins néfastes, le long et langoureux brame d'âmes affamées de sang. Des moines à moitié déments, des clercs assoiffés de vengeance, ou des individus fous furieux qui se revendiquaient prêtre sans autre légitimités que les divagations des voix dans leurs têtes. Toute une part du clergé s'était jointe à la brutale démonstration de haine de l'Institoris. La grande matriarche avait pourtant condamné les actions de ce faux prophète et refusé de reconnaître sa prétendue "lettre écrite par le divin". Le clergé le rejoignait sur sa vision des sorciers comme étant coupables de l'épidémie, mais se revendiquait plus modéré dans ses actions et voyait d'un mauvais œil qu'un seul homme réunisse tant de fidèles autour de lui. Qu'importe, pour beaucoup la Fin des Temps approchait et l'Institoris en avait été le prophète. Il était l'envoyé du Divin pour mener l'humanité dans son ultime combat contre les forces du mal, et il était du devoir du clergé de lui fournir tout son soutien. Ici, ils se tenaient en retrait sur le reste des troupes, mais uniquement pour rendre leur férocité plus oppressante encore. Encens, autels de guerre, sermons déments accompagnés du tintements de chaînes métalliques de ceux qui s'étaient enchainés aux arbres d'or pour être certain de ne pas les abandonner aux ennemis sans avoir donné leurs vies pour les protéger. Sifflements et claquements de fouets des flagellants, torse nus coiffés de grands masques coniques noirs ; cris des fanatiques appelant le Martyr à eux avec une excitation jaculatoire presque sexuelle ; et les grands prêtres qui agitaient leurs crosses auxquelles pendaient de grands encensoir en intimant à leurs suivants de réciter des prières avec eux. Tout cet agglomérat bouffi de ferveur et de démence contaminait le reste des troupes d'un besoin extatique de voir du sang. C'était la volonté du Divin, aussi indiscutable que s'il s'était exprimé directement par la bouche des prêtres avec sa propre voix.
Enfin venait la cavalerie. Des chevaliers venus de tout le royaume, armurés et harnachés pour la guerre. Leurs bardes rutilaient comme des murailles de fer, prêtes à broyer et pulvériser tout sur le passage de leurs fougueux destriers. Ils se déployaient sur les côtés, légèrement en retrait, prêts à charger au moment opportun, à travers leurs propres camarades s'il le fallait. La piétaille n'était là que pour occuper l'ennemi à leurs yeux, et c'était à eux d'arracher la victoire. Ces cavaliers fiers et arrogants, étaient pour beaucoup persuadés que Heinrich Kramer était le prophète attendu pour la Fin des Temps, mais la plupart n'étaient là que pour la gloire, le renom, voire parce qu'ils y avaient été forcés par leur famille.
Les bombardes, elles, étaient restées en retrait, assez loin. Les artilleurs les avaient nettoyées et graissés pour qu'elles soient prêtes à faire feu sur l'armée adverse sitôt qu'il le faudrait et plus encore avec la cadence de tirs qu'il faudrait.
Les arbalétriers et archers pour leur part, seraient les premiers à s'avancer. Une fois en avant de l'armée, ils feraient pleuvoir leurs projectiles sur l'ennemi. Naturellement, cela serait de peu d'effet, mais couvrirait l'avance du reste de l'armée et pourrait même pousser l'adversaire à venir au contact ce qui éviterait aux croisés de s'essouffler avant le début des combats. De toute manière, c'est le corps à corps que Heinrich Kramer cherchait, et c'est sans doute la raison pour laquelle il vint lui même à pied au sein de l'armée parmi les chevaliers en armure lourde. Portant un simple plastron noir, une salade en guise de casque et sa légendaire cape noire. Il brandissait une épée dans la main droite, et c'était là son seul armement. Un homme portant sur lui la plus haute bénédiction du Divin n'avait pas besoin de bouclier pour se prémunir des assauts des ennemis du bien. À ses côtés, vingt chevaliers en armures noires assuraient sa garde rapprochée. Ils étaient l'élite de l'élite, choisis pour leur fanatisme autant que leur adresse. L'un d'entre eux, Wilhelm de Schiltberger, brandissait bien haut l'étendard personnel de l'Institoris.

Les sorciers étaient naturellement ouverts aux mystères des âmes et de l'esprit. Les forces surnaturelles qu'incarnent la mémoire et le sentiment se déployaient devant eux comme un livre ouvert. Sans doute parce qu'il s'agissait de leur nourriture naturelle, jauger une âme n'avait strictement rien de difficile pour un sorcier, un être doué de magie pouvait même en un regard connaître le nom véritable d'une personne. C'était d'ailleurs la méthode la plus utilisée pour reconnaître les personnes douées du don pour la magie. Pour une sorcière aussi puissante et expérimentée que Franziska Schrei, les sentiments mêlés de son armée étaient comme des vents d'odeurs capiteuses envahissantes qui valsaient au dessus de la masse des troupes. La peur prédominait sur tout, le doute aussi, et la haine. Elle décida qu'il était inutile de chercher à leur faire avaler d'autres mensonges. De toute manière ils seraient bien obligés de se battre de toutes leurs forces pour survivre, et cela aussi elle savait qu'ils en étaient conscients.
Ils avaient finalement choisi de se déployer à découvert, sur la pente à l'endroit où elle se faisait moins abrupte, misant tout sur l'avantage du terrain. Les hommes formèrent un arc de cercle avec un mur de vouges et de grands boucliers, tous serrés les uns contre les autres, épaules contre épaules. La cavalerie n'était pas rassemblée en un point pour une charge, mais éparse pour ne pas trop attirer les tirs ennemis et placée derrière l'infanterie. Ainsi, chaque seigneur surveillait sa propre ost, entouré de ses chevaliers, et ils se tenaient prêts à charger directement dans la mêlée si la piétaille devant eux venait à défaillir.
En retrait pour être hors de portée de toute charge adverse, un cordon composé des gardes prétoriens formait la dernière barrière derrière laquelle se tenaient, resplendissants d'un éclat malsain dans leurs robes multicolores, les sorciers.
Les adeptes de la magie connaissaient très bien les dangers relatifs à leur art, c'est pourquoi ils avaient besoin d'espace. De beaucoup d'espace. Chaque mage avait pris ses distances pour être à au moins cinquante mètres de toute autre personne, y compris les prétoriens. Tous revêtus différemment, certains en armure, d'autres en robe, certains en collants et d'autres enfin en pourpoints de ville, ils étaient aussi disparates que s'ils étaient chacun venu d'un pays différent. Le seul lien qui semblait exister entre eux étant la personne de Franziska Schrei. Présente au centre de cette formation en quinconce, comme un nœud réunissant chaque sorcier, elle jaugeait les croisés de son regard de prédateur cruel. Son inquiétude bien dissimulée, elle réfléchissait au déploiement de Kramer. Si celui-ci avait réellement connu les pouvoirs des sorciers, il aurait plutôt formé une ligne éparse et discontinue plutôt qu'un bloc compact comme celui qu'elle avait sous les yeux. Ou bien était-ce seulement leur désir de rejoindre leur créateur au plus vite qui déterminait la stratégie de ces misérables ? Franziska étouffa un ricanement. Elle était confiante en ses capacités et en celles de ses élèves. Ils pouvaient gagner.

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