Décrépitude

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Les nuages vinrent obscurcir le ciel, comme le couperet d'une noire prophétie. Un craquement se fit entendre et un orage tonitruant tomba. Une pluie drue, brutale, impitoyable, laboura les champs, percuta les toits des chaumières, et dégoulina partout. Les hommes avancèrent dans la boue, sous la pluie, en chantant des litanies et des louanges déments au Divin. Cette première épreuve les mettait en état d'affronter les tourments de leur pèlerinage sanglant. Plus ils souffriraient et peineraient dans leurs manœuvres terrestres, plus grand serait l'exploit, et plus magnanime serait le Divin devant leurs âmes torturées. On se réjouissait de chaque souffrance, et la pluie en faisait partie. On voulait prouver sa vaillance et son fanatisme en marchant sans réagir à la boue suintante qui pénétrait dans les bottes et à ces gouttes brutalisante qui claquaient sourdement sur les casques. On avait les moyens et les ressources pour s'offrir un minimum de confort. Heinrich Kramer, l'Institoris, avait réuni une armée colossale avec des ressources défiant l'entendement. S'il avait attendu que tous les dévots attirés par la croisade se soient joints à lui, sans doute le déplacement et le ravitaillement eurent été compliqués, mais il avait préféré foncer sur sa rivale avec une armée grande mais néanmoins rapide et dont la logistique ne poserait à priori pas de problème. Ils auraient pu camper et abriter leurs corps et leur matériel sous des tentes solides, mais ils n'en firent rien. Ils marchèrent tout le jour, sous la pluie battante. Lorsque l'orage éclata ils n'avaient rien préparé pour se protéger. Tout juste les archers et arbalétriers tentèrent, pour certains, de ranger la corde de leur arme sous leurs vêtements car ces choses là sont sensibles à l'humidité ; mais même cela la plupart s'en contrefichaient. Leurs arcs et arbalètes accrochées dans le dos, exposées à l'eau et au vent, ils marchèrent tête haute, la face frappée des coups de burin portés depuis le ciel. La croisade attendit d'être suffisamment proche de son objectif pour pouvoir attaquer dès le lendemain et que la nuit soit déjà tombée pour faire halte. Les hommes étaient éreintés et douloureusement marqués, mais leurs ampoules et autres afflictions les remplissaient de fierté, preuves indiscutables de leur ferveur à accomplir cette juste croisade. L'Institoris fit un de ses discours dont il avait le secret, loua grandement la bravoure et l'abnégation de ces hommes en félicitant leur acceptation de la douleur. Ainsi ils se rapprochaient du Martyr et permettaient à leurs esprits de s'élever jusqu'à rencontrer son esprit saint qui les récompenserait par la force et le courage surhumain qui accompagne les véritables fidèles au combat.

Les tentes furent plantées derrière une colline qui, on l'estimait, cacherait relativement l'armée aux yeux des défenseurs. La tactique n'était pas élaborée, mais l'Institoris qui menait l'armée était conseillé par de grands barons experts dans la science de la guerre, et ils planifièrent minutieusement le siège de Exenschloss. Pour profiter de l'avantage de leur nombre et de leur ferveur et éviter que cette dernière ne s'effrite avec la durée, il leur faudrait compter sur un assaut à outrance. Par la nature même de leur guerre, les pertes humaines ne les effrayaient d'aucune manière que ce soit. Beaucoup n'étaient là qu'avec l'objectif de mourir au combat. C'était le cas notamment des nombreux malades qu'ils avaient emmenés avec eux, volontaires fanatiques parmi les fanatiques, et mortels sans espoir. Ils avaient marché à part du reste de l'armée, poussant avec eux des chariots sur lesquels étaient montés des autels de guerre avec des figures dorées de l'arbre sacré stylisé et décoré pour servir de reliquaires. Les pestiférés désiraient se joindre à la croisade pour eux aussi assurer le salut de leurs âmes et faire voir de près aux sorciers à quel genre d'immondice ils avaient donné le jour en leur faisant goûter cette peste affreuse.
Tous les croisés s'organisèrent rapidement pour la nuit et dormirent bien, comme l'Institoris le leur avait conseillé. Ils devaient être prêts à combattre dès le lendemain pendant des jours et des nuits sans discontinuer s'il le fallait. Leurs tentes étaient solides, et le battement frénétique de la pluie se calma vers le milieu de la nuit, laissant aux croisés le droit de passer ce qui serait pour beaucoup leur dernière nuit de sommeil sur cette terre.

Au matin, la croisade reçut une autre belle nouvelle. Transportées sur des chariots protégés de la pluie par d'épais et grands voiles de tissu, le duc Christian de Goyers leur avait envoyé quatre immenses bombardes accompagnées des servants pour les faire fonctionner. Ces armes nouvelles mises au service de la glorieuse croisade pour le Divin firent le bonheur de l'Institoris. Leur efficacité n'était pas aussi impressionnante qu'on pourrait le croire, mais la terreur que pouvaient inspirer ces bouches à feu sur un champs de bataille pouvait faire des ravages. Le siège du bastion sorcier s'annonçait sous d'assez bons augures, preuve que le Divin était avec eux.
Avec entrain, dès que la matinée prit fin, on fit sonner des cloches pour réveiller les hommes. On pria pour commencer, puis les hommes mangèrent avant de s'équiper. L'adversaire était assez loin et ils avaient leur temps. Dès le début de l'après midi, l'armée s'était réformée et passait au dessus des collines, enfin en vue d'Exenschloss. L'Institoris avait attendu ce moment de la journée car le soleil était passé à l'ouest et c'étaient donc les défenseurs qui seraient éblouis par sa lumière. Les bombardes furent mises sur pieds et placées au point le plus haut de la colline. Les troupes manœuvrèrent en formation, et commencèrent leur approche prudente. Tout se déroulait comme prévu, mais lorsque le cheminement vers la montagne sculptée de grottes commença, on vit à la grande surprise des généraux, que les ennemis émergeaient de leur terrier. Ne semblant pas vouloir profiter de la protection de leur forteresse de roche, les sorciers et leurs alliés commencèrent à déployer leurs troupes dans la vallée au bas de la pente de l'Ostberg. Les croisés furent surpris, mais il était trop tard pour refaire un plan, et ils étaient plus nombreux. Soit, ce serait une bataille rangée, mais cela ne faisait qu'augmenter leur avantage. Sans doute était-ce là le fruit de la volonté du Divin qui précipitait les ennemis de la vraie foi entre les griffes de Ses valeureux croisés.






En face, la pluie avait été une catastrophe.
Les écuries et les tentes des généraux avaient été placées à flanc de la montagnes, avec au bas de la pente abrupte les tentes de la piétaille. Lorsque l'orage s'annonça, on venait de finir de monter le camp, et il était hors de question de changer quoi que de soit. Les chevaux avaient tous un toit, les hommes une tente, que pouvaient-ils espérer de mieux ? Certains nobles demandèrent aux sorciers de Exenschloss s'ils estimaient que la pluie serait un problème, ce à quoi les mages, qui étaient bien trop occupés par leurs propres préparatifs pour le combat, répondirent que dans la région la météo n'avait jamais eu de conséquences graves.
La pluie s'abattit avec une force redoutable sur le flanc de montagne rocailleux, ruisselant comme un torrent jusqu'à former de véritables cascades glaciales et nauséabondes chargées de la poussière des falaises. Sous la force brutale de l'eau et dans le chaos nocturne entraîné par l'averse incroyable, les tentes des nobles et les écuries furent détachées du sol et entraînées par le ruissellement de la pluie, glissant le long de la pente en emportant avec elles du matériel fragile. Les canassons, rendus fous par cette violence du torrent et par les éclairs et le tonnerre qui transperçaient le ciel, s'enfuirent en galopant en tout sens. On fit appel à tous les hommes qui durent se réveiller pour leur courir après, mais au même moment le flot d'eau sale submergeait le bas de la pente, inondant les provisions, mouillant les boissons et emportant quelques tentes au passage. Le pire se révéla lorsqu'un soldat plongea la tête dans l'eau après avoir trébuché et qu'il s'en extirpa en hurlant de douleur, les yeux et les narines gravement agressées. C'est alors qu'on s'aperçut qu'en se déversant le long de la falaise constellée de grottes qui conduisaient vers les antres des sorciers où ceux-ci préparaient avec encore plus d'ardeur que d'ordinaire leurs rituels occultes, l'eau avait pénétré par endroits et s'était chargée des miasmes toxiques que rejetaient ces infâmes expérimentations. D'ordinaire il s'échappait toujours des chapelets de fumée multicolores de ces trous béants dans la montagne, mais ici la pollution méphitique s'était vue ramenée au sol par la pluie et dégoulinait tel un torrent de poison. Ce mélange funeste d'eau de pluie, de poussière, de déchets divers et de potions nuisibles se déversa sur les tentes des hommes, se mélangea à leur nourriture, et sema plus encore que de mal un trouble panique. De nombreux destriers furent perdus dans la bataille, bon nombre se tordant ou se brisant un membre en ayant couru follement dans la pente abrupte, quelques uns disparaissant trop loin pour être rattrapés. Au petit matin les croisés trouveraient même quelques coursiers essoufflés ayant abandonnés leurs maîtres et y verraient un signe que leurs ennemis étaient des êtres si infâmes que même les bêtes désiraient les fuir. Quoi qu'il en soit, le campement était sans dessus dessous. Le matériel fut infecté par l'humidité, les cordes d'arcs et d'arbalètes, le bois des catapultes, et même les habits et les armures. Tout désormais puait l'humide et le moisi, le souillé et le cassant. Du reste les défenseurs d'Exenschloss dormirent très mal dans le reste de la nuit. Malgré les informations selon lesquelles l'ennemi était trop loin pour attaquer, les soldats étaient trop persuadés que leurs adversaires profiteraient de ce moment rêvé pour lancer leur assaut et tous les massacrer.
Dès le matin, on dut faire un inventaire, et le verdict fut terrible. Les arcs et les arbalètes étaient devenus inutilisables, de même que les catapultes sur lesquelles reposaient une bonne partie des espoirs des assiégés. L'idée de se défendre depuis les grottes efficacement jusqu'à briser la détermination de l'armée ennemie devenait aussi pertinente que de s'enterrer vivant sous un mètre de terre pour échapper aux flammes. Il fallait changer de tactique.
C'est alors que Franziska Schrei, que l'on avait pas aperçue de toute la terrible nuit, émergea de ses appartements. Il se dégageait d'elle une odeur intense qui était un mélange capiteux de soufre et de fumée d'encens. De lourdes cernes marquaient ses deux yeux, comme si elle avait été forcée à les garder ouverts pendant son sommeil, ce qui était le cas car elle sortait à peine d'une séance de rituel prophétique. Des visions atroces issues d'un autre monde s'étaient mises à défiler devant ses yeux apeurés durant toute la nuit tandis que ses camarades sorciers la poussaient de leurs incantations impies. Ses visions, une fois interprétées, lui avaient permis d'appréhender une partie des futurs possibles. En se montrant ce jour là, son armure émeraude enfilée, sa robe pourpre flottant à chacun de ses pas, et son sceptre surmonté d'un cristal luisant d'un vert malsain, elle fit frissonner les soldats qui l'aperçurent. Elle traversa les campements en ruine comme un spectre, jaugeant les âmes de tous ceux qui avaient le malheur de croiser son regard d'une façon qui évoquait le prédateur affamé mais épuisé qui cherche désespérément une proie facile. Elle retrouva chacun des généraux de son armée et leur ordonna de la suivre dans la grotte qui lui servait de quartiers personnels. Là, dans cette salle sombre tirée d'un tunnel naturel à l'allure chaotique mais meublée avec un goût qui parodiait le luxe de la noblesse, elle leur expliqua son nouveau plan.
Il leur fallait affronter l'ennemi dans une bataille rangée. Les sorciers pourraient alors déployer tout leur potentiel. Cela assurerait leur victoire, elle en était sûre.
Pas un ne la crut réellement, mais aucun noble n'osait la contredire d'une quelconque façon que ce soit. Au fond, ils devinaient qu'elle leur dissimulait quelque chose, un plan qu'elle ne pouvait se permettre de leur révéler.

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