1/2 Chap.

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Il est accoudé à la fenêtre dont le châssis fissuré témoigne de l'âge de la maison.
Les volets et les murs sont gris, sa chemise aussi et le ciel. Parce qu'il ne s'agit pas seulement du temps qui passe ou du temps qu'il fait. Il s'agit d'une vie d'ennuis et de regrets.
À sa fenêtre, les yeux dans le vague, un clope au bec, éteint, on pourrait croire qu'il rêve.
Il fouille dans sa poche pour trouver son briquet. Abritant sa sèche d'un vent imaginaire -l'habitude- il rallume ce cancer qui le consume. Ça fait rien, il tient plus au tabac qu'à la vie.
« Y viendra pas... »

Mais il attend quand même.
Les nuages mouvants, au-dessus de la maison crispée, rythment un temps en changeant de forme.
La fumée s'échappe de sa bouche et ses poumons le brûlent, s'il ne tousse pas, c'est supportable.
« Pourquoi qui viendrait… »

Il vit avec ses regrets depuis des années. Et puis une certaine colère aussi. C'est vrai qu'il a été couillon, mais il a fait savoir qu'il pouvait pardonner. C'est pas au père de s'excuser, ils étaient deux quand même à se conduire comme des crétins. Une tête de vache le Julien, comme le vieux… Comme lui. Une famille de bêtes à cornes.
« C'est tellement une caboche, qu'il est foutu de m'laisser crever sans que j'le'revois ! Petit con ! »

Son regard se brouille, il éjecte son mégot d'une pichenette et rentre son buste dans la maison chagrine.

*

Le train a du retard.
Un sac de voyage à la main, Julien descend du wagon, il est suivi par un homme buriné. Au bout du monde, ils ne sont pas nombreux à faire la visite.
L'autre voyageur semble avoir le même âge que son Vieux, un peu plus de la soixantaine. Quand il le reverra, ça va lui faire drôle, c'est sûr !
Dire qu'il remet le truc depuis quinze ans ! Quinze ans… sans le voir. Quelques cartes postales, quelques coups de fils que Mélanie passe en douce -Julien a vu les factures- . Un contact ténu comme un fil d'araignée, aussi fragile que nécessaire.

C'est vrai qu'il se sent un peu coupable, même si le père était un réac égoïste de la pire espèce. L'est-il encore ? Ça change les gens ?
« Qu'est-ce que je fous là ? »

Mélanie lui a proposé de l'accompagner. Il ne l'a pas voulu. Il sait que les retrouvailles seront difficiles et que peut-être elle ne se feront pas. Si le Vieux le cherche, Julien partira.
Les nuages descendent d'un étage et se marient à la brume du sol. Il faudra marcher vingt minutes jusqu'à la rue des Buttes et supporter la petite bruine sournoise qui commence à tomber.
Le ventre de Julien se tend. La colère et la douleur, qu'il refoule souvent, ne se laissent pas écarter cette fois. Il devra encaisser le nœud qui lui vrille le côlon comme chaque fois que le stress le mord. S'il pouvait être ailleurs ! N'importe où, même en enfer pourquoi pas ?!
« Le Vieux va passer et ch'sais même pas ce que ça m'fait... »

*

Assis dans son fauteuil ramassé sur des pattes en bois trapus, le Père marmonne, saisit la télécommande et allume la télé. Son respirateur est juste à côté de lui. Il place la tubulure sous ses narines et ouvre le robinet. L'oxygène le fait décoller aussitôt. Un trouble, un étourdissement qui ne vont pas durer.
On lui a recommandé d'arrêter de fumer et d'utiliser l'oxygène seize heures sur vingt-quatre. Attaché à son air en boîte, Marcel se sent comme un chien en laisse.
« Rien à foutre, de leurs conseils à la con, y'a rien qui va m'sauver ! »

Dans le cabriolet, son corps se détend et profite de ce répit pour se glisser dans le sommeil…

« J'veux rien savoir ! Ch't'ai dit qui devrait êt'e là. Putain ch'peux quand même pas tout faire tout seul
Mais l'a une vie à vivre aussi ! Et la Margot c'est une bonne fille.
Faut toujours que tu le défendes, ton gamin ! La Margot, elle peut attendre nan ? Le colza y peut pas ! »
LE colZA y peUt Pas AttenDRe
Y peuT Pas…

Dans un champs jaune, comme de la peinture liquide, les pieds de Marcel collent par terre. Il tente de lever son genoux vers le haut, mais le colza s'enroule autour de sa jambe, le tire vers le sol.
LE colZA y peUt Pas ATTenDre

Les grappes de fleurs jaunes sautillent et s'organisent de plus en plus vite dominant le paysage s'imprimant sur le ciel. Le colza prend forme humaine, comme un Dieu gigantesque, il se dresse en ricanant, il a le visage de son fils.

Marcel se réveille, aussitôt des larmes perlent à ses cils, cette fois il ne lutte pas et les laissent rouler.

*

Un quart d'heure à patauger dans l'humidité ambiante, l'humeur de Julien ne s'améliore pas. Il a dépassé la ferme de la mère Bournue. C'est elle qui l'a appelé la semaine passée.

« Faut qu'tu viennes, ton père va pas durer.
—Pourquoi c'est toi qu'appelles, si veut me voir, y sait bien où me trouver ! Y m'en a assez fait comme ça.
—Y va mourir, ch'te dis, tu dois lui parler et lui dire au revoir proprement. Il a tué personne quand même et d'accord, il a pas été le meilleur des pères, mais il t'a élevé !
—Je sais pas quoi lui dire ! … j'ai qu'envie de l'engueuler… Ch'prends l'train de vendredi. »

Pas un bon père. Pas le pire non plus. Quand il était petit, Julien adorait traîner dans les jambes du Vieux. Il l'accompagnait au potager, aux champs, dans le tracteur pour récolter une année le blé, une autre le colza. Parfois il suivait son père à la pêche, le dimanche matin.
Une vie simple et heureuse dans un village paumé.
Juju faisait ce qu'il aimait, à peine sociable, à onze ans il était encore un petit sauvageon préoccupé de manger, de jouer, de dormir et d'aller à l'é cole, parce qu'il le fallait bien.
Quelques copains quand même, des pirates des bois avec qui il allait fumer des clopes ou picoler le vin qu'ils avaient pu chaparder. Mais le gosse qu'il était alors et les garnements, comme lui, vivaient comme les gamins d'un autre siècle.

« C'était pas un si mauvais père. Il souriait jamais avec sa bouche le Vieux, ou à peine, mais ses yeux savaient rire aux éclats. »

Et puis l'année de ses douze ans, Julien dut entrer au collège.
Ça lui avait été un sacré choc. Il ne connaissait aucun des codes de ses pairs ! En toute chose, il avait l'air arriéré, lent, maladroit.
En une semaine il était devenu l'idiot du village. Même Titi et Gérard se fichaient de lui. Il faut dire que ces deux là avaient des frères, ils connaissaient les règles, ils avaient su échapper à la place du Bouc-émissaire.

Julien chercha à s'adapter. il découvrit que les vêtements étaient, en soi, des marques d'appartenance, que le langage portait haut une révolte convenue contre les vieux.
Ses vieux, son Vieux, face auquel il avait lutté pour entrer dans le monde.

Au collège, Julien se découvrit adolescent.
À ce titre il y avait une foule de choses qu'il devait explorer sous peine d'aggraver son image de bouseux. Griller un mégot, gouler un litre de pinard n'était pas difficile.
Par contre se faire respecter, approcher les filles, c'était déjà plus compliqué. Il dut user de ses poings, souvent, sans toujours gagner, finalement les coqs lui ont foutu la paix. Et quand il quitta enfin ses pantalons informes et s'inquiéta un peu de sa mine, les filles le regardèrent en coin. Et Margot le regarda carrément.

Le collège fut une épreuve difficile, terreau d'une incompréhension grandissante entre père et fils. Et finalement la cause de leur inconciliable discorde. Les trois années de lycée qui ont suivit, n'ont rien arrangé. Son émancipation fut à ce prix.
«Y voulait rien savoir le Vieux ! Fallait que je m'occupe de tout c'qui s'occupait ! Faner, semer, récolter, la cour, les bêtes… Pas d'avenir si t'es pas paysan ! Les terres étaient même pas à lui ! et il a rien gagné. Quelle vieille carne ! »

Les prises de bec lui reviennent, la première claque, les noms d'oiseaux, puis les roustes de plus en plus brutales et le picrate qui coule à flot…
« C'est parce que tu me donnes du soucis… Que tu vas mal tourner et que les lopins sont presque à moi maintenant et qu'un bon fils donnerait le coup de main nécessaire, qu'il me faut plus que quelques économies et que je pourrais racheter la terre et te la léguer mon fils… »

Julien n'en voulait pas des projets de vie du Vieux ! S'enterrer dans un nulle part pour regarder passer le temps et compter les ballots de paille ? Il n'en voulait pas de la terre, elle avait toujours manqué à Marcel, mais elle encombrait Julien. Il y cultivait la honte de ses origines, de son accent, de son sentiment d'indécrottable cul-terreux.

Sa relation avec son père avait été tellement épineuse, qu'il avait peu de souvenirs de sa mère à cette époque. Effacée, silencieuse, elle ne prenait pas souvent la mouche, sauf pour défendre le p'tit. Elle ne supportait pas leurs bagarres et la violence de Marcel qui « n'avait pas toujours été comme ça tu le sais : toi aussi tu l'as connu autrement. Arrête de l'énerver ! »

Il ne sait plus le son de sa voix ou de son rire, il se souvient de quelques cajoleries, de ses clins d’œil, de ses yeux verts. Elle lui manque encore, elle est morte l'année où il est parti, quelques semaines avant ; il ne restait que pour elle.

Le jeans de Julien a pris l'eau et lui colle aux cuisses. Ça rend le trajet franchement pénible.
Le bois des pirates s'est réduit comme une peau de chagrin, remplacé par les prés d'une grosse exploitation agricole qui a dévoré, en les rachetant, toutes les terres, y compris le carré que convoitait son père.
La route qui traverse le village fait comme un ruban de nids de poules. Les maisons sont noircies, leurs crépis craquelés. Le café d'autrefois est un dépôt de pain, l'école est à vendre. L'église n'ouvre plus ses portes qu'à quinzaine.
Le bourg est en perdition.
Julien contourne la mairie, son cœur rate un battement, au-delà, il verra la maison de son père.

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