2/2 Chap.

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Elle n'a pas changé, encadrée par la petite grange et le mur de séparation de la maison voisine, elle est toujours la même. Crépis décrépit sur ciment gris, bois de fenêtres et de porte ridés et secs marqués par le temps et un entretien insuffisant.

La barrière qui ceint l'habitation n'a plus que le souvenir d'une peinture blanche à présenter. Dans la courette s'entassent des objets inutiles et du matériel de jardinage, les clapiers sont fichus, vides depuis longtemps.

Tout, autour de la construction et probablement à l'intérieur, tout sent l'abandon, le renoncement, la fin de vie.
Julien porte un poids sur son cœur difficile à traîner. Il franchit les quelques mètres qui le séparent du perron, monte les deux marches. Il hésite un instant, il a failli entrer sans frapper. Il se dit que ce ne serait pas très judicieux.
Il toque donc, comme un étranger, c'est ce qu'il est désormais pour ce triste logis.

Ça craque et ça racle sur le plancher. Marcel se lève difficilement. Son sommeil et son cauchemar ne l'ont pas reposé.
Marcel pince les lèvres, ses larmes sont à peine sèches. Il ne sait pas si c'est Julien qui a frappé à la porte. Il ne sait pas s'il l'espère. Il se sent juste fatigué et très déprimé.

Lorsqu'il ouvre, il se tend et reconnaît son fils. C'est tellement lui ! Même s'il n'a eu pour le voir, depuis son départ, que quelques photos imprimées et passées que Mélanie lui a envoyées, c'est bien Julien.

Marcel ne pensait pas le reconnaître avec autant de netteté.
Après tout, il a presque quarante ans son bonhomme. Des rides d'expressions assez profondes le marquent et s'il a gardé ses cheveux, ils sont gris et tout de même, un peu clairsemés.
Son visage s'est durci, bien sûr, c'est celui d'un homme, il ne porte plus de trace de l'enfance, sauf dans ses yeux : ce défi, cette petite moquerie amusée qui plisse légèrement ses paupières. Ses yeux sont verts, comme ceux de la mère.
Julien dégouline des cheveux jusqu'à son jeans. Une pauvre veste en ciré protège son buste, mais ne lui tient pas bien chaud.

Le choc qui secoue le fils est plus fort qu'il ne l'avait imaginé. Des larmes coulent, invisibles sous la pluie désormais plus soutenue.

Son père se cache sous les traits d'un vieillard à la fin de sa vie. L'aura de son âme s'est effacée dans ses yeux délavés, sur sa peau cyanosée, dans ses rides telle l'écorce d'un arbre ancien.
Il traîne derrière lui sa bouteille d'oxygène, se déplace lentement, voûté.
Sa colère d'adolescent et, plus tard, celle du jeune père, qui jauge et juge, s'effondrent comme un château de cartes et son sac lui tombe des mains. Tant d'années inutiles de rancunes et d'abandons quand un peu de sollicitude, d'humanité et d'intelligence auraient pu tout arranger…

« Papa…
—Ha ! Ben t'es v'nu, j'y croyais pu. Rent'e, t'es trempé. Va t'sécher. Tu connais la maison, rien n'a changé... »
—Papa…
—J'vais m'rasseoir, je tiens plus debout. »

Et Marcel ne dit pas que ses jambes se sont changées en glaise détrempée. Un soulagement intense secoue sa carcasse fragile. Julien… Ils vont pouvoir causer.

Julien reprend son sac et entre enfin, l'odeur de la maison l'assaille. Il observe son père et son déplacement de tortue jusqu'au salon, qu'il voit au bout du couloir à droite. Qu'il est usé son pauvre père ! Une autre vague de larmes menace.
Julien se secoue, quitte son ciré, ses chaussures et monte à l'étage par l'escalier juste en face de l'entrée.

La salle de bain accueille sa fatigue et sa peine. Il se sèche, se change, respire un grand coup et redescend au salon.
Il s'assoit dans l'autre fauteuil. Le vieux coupe la télévision.

« On va pas faire des manières, fils, j'ai plus le temps. Je voulais te revoir, ça me fait extrêmement du bien. Je ne sais plus très bien ce qui nous a tant séparés, mais nous avons eu tort -une lueur de défi allume son regard- tous les deux… Au moins sur la durée de la guerre, pour les batailles j'en sais foutre rien. »

Marcel inspire profondément, la longue phrase lui a coupé le souffle. Ce n'est sûrement pas le moment idéal, mais l'émotion et l'habitude lui font attraper une cigarette qu'il allume aussitôt.
Elle déclenche une quinte de toux douloureuse. Julien comprend toute la portée du message des poumons de son père, qui écrase sa cigarette. Il faut un bon quart d'heure et quelques bouffées de ventoline pour que ça s'arrête.

« C'est le crabe ? -le vieux murmure, la voix cassée-
—Oui…
—Combien de temps ?
—Pas beaucoup… Donne-moi du papier…, sur la table, et un stylo…, je pourrai plus trop parler ce soir. 'Garde dans l'frigo si t'as faim…, la mère Bournue a fait le plein. Prends le bouquin aussi… pour qu'je puisse écrire dessus. »

Pendant que son père noircit quelques pages d'un vieux carnet, Julien réfléchit à ce qu'il doit dire, ce qui est vraiment important. C'est difficile. Il a tant tricoté et ressassé de dialogues imaginaires… Mais rien, de ce qu'il a inventé ne semble approprié en cet instant…

« P'pa ? -Marcel lève les yeux de son carnet- Moi non plus ch'sais plus trop… Quand ch'suis parti, j'était tellement en rogne. Maman était morte, je t'en voulais pour ça aussi. Pis les coups, tes gueuleries… Non attends répond pas, c'est trop tard pour les reproches. Si j'avais été moins con, on aurait pu en parler et régler ça depuis longtemps… Ch'te demande pardon... »

Ils pleurent tous les deux. Le Vieux essuie ses yeux et reprend son exercice d'écriture.
Julien va au bar pour se servir un truc et se remettre les idées en place. Mais il n'y trouve qu'un scrabble et un dictionnaire qui ont fait Waterloo.
Son père donne un coup de menton vers le couloir, où se trouve l'entrée de la cuisine « frigo... »

Julien y découvre quelques bières légères et de quoi bricoler un sandwich avec la baguette sur la table. Quand il revient au salon, il trouve son père endormi, le carnet est sur la petite desserte devant lui.

« Je suis vraiment heureux que tu sois venu. J'avais rien demandé à la mère Bournue, mais je suis content qu'elle t'a appelé. J'ai cru que je mourrais sans te revoir. La maison est à toi, vends-là. J'ai un compte pour tes gosses, ils pourront les toucher à leur majorité. C'est maître Griffe qui a les papiers.
Fils, j'étais enragé et désespéré. Plus tu voulais t'échapper, plus je ressentais ton abandon. Tu te souviens de nos parties de pêches ? C'est ce que je me disais souvent : comment j'ai pu passer de la pêche aux coups… Quand t'es parti, j'ai mis un peu le temps mais j'ai arrêté de boire. Pour la Margot je la regrette pas, je me dis parfois que tu la sortais parce qu'elle m'énervait. Mais j'aime bien Mélanie et vos fils vous ressemblent à tous les deux. Je suis content de pouvoir te dire que je suis un con et que je regrette le temps perdu parce que sous ma colère, il y avait tant d'amour. Je suis fatigué. Je dors souvent dans mon fauteuil, t'inquiète pas. Bonne nuit Fils. »

Julien est bouleversé, il est venu pour ça, pour ces quelques mots d'amour et de regret.
La mère Bournue... le fils et le père lui doivent beaucoup
Julien s'agenouille devant la desserte et sur un autre feuillet il écrit :
« Je t'aime aussi. »

S'il pouvait parler au-delà de cette histoire, Julien dirait, à ceux qui en ont besoin, qu'un père, on en a qu'un et que si parfois on ne peut pas pardonner -il y a d'horribles enfances-, parfois on le peut, alors il est inutile d'attendre qu'il soit trop tard.

Marcel n'est pas mort seul et il manque à sa famille.


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