68. La cinquième roue du carrosse

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Hugo

Je suis surpris de ne pas avoir reçu mon traditionnel petit SMS qui me confirme que Robin est bien au lit et que je peux venir retrouver Oriane. J’attends donc sagement dans ma voiture et me dis que le petit doit avoir un souci. J’espère en tout cas qu’elle n’est plus fâchée après le mariage où je me suis fait harceler par toutes les femmes célibataires et que j’ai eu bien du mal à calmer. Les premiers échanges de messages ont été plutôt froids mais se sont réchauffés quand elle a compris que j’avais terminé la nuit seul, à écouter David et Andrea se faire plaisir dans la chambre à côté de la mienne.

Lorsqu’enfin mon téléphone vibre, j’ouvre immédiatement ma porte de voiture et en sors, ravi de pouvoir enfin la retrouver, mais un coup d'œil au message me refroidit immédiatement.

— Où es-tu garé ? Il faut que je te parle.

Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Je ne le sens pas du tout, là, c’est la première fois qu’elle ne me dit pas de la rejoindre. Finalement, elle est peut-être encore fâchée du mariage et veut me le faire payer ? Ce serait étrange comme comportement, mais je ne vois pas d’autre explication. Je lui indique l’adresse où je suis et me réinstalle au volant en l’attendant.

Lorsqu’elle entre dans la voiture, je la regarde avec suspicion, sans tenter de l’embrasser même si j’en meurs d’envie.

— Il y a un souci ? Robin est malade ?

— Non, non, Robin va bien, il est au lit. Je… Louis a débarqué à la maison ce midi, Hugo…

Ah oui, là, c’est du lourd. Pas besoin de me faire un dessin, je comprends immédiatement ce qu’elle va m’annoncer. Je devrais la saluer et lui dire que j’ai compris, mais je pense que je dois être un peu maso et je poursuis cette conversation comme si j’étais dans un train qui a déraillé et qui fonce à toute allure vers la catastrophe.

— Il voulait quoi ? C’est lui qui a un problème ?

Je m’en veux de jouer ce jeu stupide de l’imbécile, de la forcer à me faire du mal alors que clairement, cette discussion la rend mal à l’aise, mais je ne peux pas faire autrement. J’ai besoin qu’elle énonce les faits pour les comprendre totalement, pour réaliser que… non, j’attends qu’elle me réponde.

— Il est arrivé avec des fleurs, des excuses et des promesses, soupire-t-elle en regardant droit devant elle. Tu aurais vu le sourire de Robin… Il avait l’air tellement content que son père se réveille enfin… Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je veux dire, pour mon fils, je ne peux pas… Merde, je suis tellement désolée, Hugo.

Je vois qu’elle est vraiment complètement désemparée et mon cœur se serre devant l’inévitabilité de la conclusion de ses propos. Je devrais lui dire que je comprends, essayer de l’aider un peu dans sa tâche, j’ai envie de le faire mais je n’y arrive pas. J’ai l’impression que tout mon monde s’effondre et je n’arrive à m’accrocher à rien.

— Il revient quand, alors ? De combien de temps on dispose encore avant qu’il ne soit là ?

Oui, je sais, je suis fou de réfléchir comme ça, mais je n’ai pas envie que tout s’arrête comme ça, dans une voiture garée dans une rue sombre d’Honfleur. Tout va se terminer, c’est évident, mais si je peux encore en profiter un peu, comme un drogué, je vais prendre ma dose. Demain, j’arrêterai, mais aujourd’hui, je ne peux pas.

— Il… il a déjà ramené ses affaires, soupire Oriane en se tournant finalement vers moi. On va y aller doucement, on ne partage même pas la même chambre, mais… il est rentré.

— Ah, je vois…

C’est tout ce que je parviens à dire tellement mon cœur se serre. Le sevrage va commencer tout de suite et ça fait mal. Très mal. C’est horrible et la sensation que je ressens me rappelle trop celle que j’ai connue lors du décès de Valérie.

— Je suppose que là, tu vas devoir retourner chez toi ?

Putain, j’abuse, là. Parce que si elle me dit non, je suis prêt à la ramener à la maison et essayer de repousser encore cette fin qui était pourtant inéluctable. Pire qu’un addict. Je m’en veux d’avoir aussi peu de fierté, aussi peu de principes… Et pourtant, qu’est-ce que je ne ferais pas pour un dernier baiser, une dernière étreinte avec elle ?

— J’imagine que oui, même si j’aurais beaucoup aimé te ramener avec moi, murmure Oriane en glissant sa main dans la mienne, hésitante.

— C’est la fin, alors ? demandé-je en la regardant enfin pour profiter une dernière fois de cette magnifique vision. On arrête là, c’est ça ?

— Il faut que je donne une chance à mon mariage, Hugo. Pour Robin, pour… ces dix années passées. Tu comprends ?

— Je comprends oui, finis-je par dire après un petit sourire. Je crois qu’il vaut mieux en rester là, alors. Bonne continuation, Oriane. Je… je ne regrette rien de ce qu’on a vécu, mais là, j’ai besoin de temps pour… accepter les choses. Bonne nuit.

Il faut vite qu’elle parte, sinon je vais me mettre à pleurer devant elle et je ne veux pas qu’elle me voie comme ça. Je ne veux pas qu’elle se sente encore plus coupable de revenir dans le rang et de respecter son mariage, sa famille, sa vie, toutes ces choses qui ont tellement de valeur par rapport au plaisir coupable que je peux lui amener.

— Je ne regrette rien non plus. Ce qu’on a vécu, tous les deux… Je ne te remercierai jamais assez de m’avoir offert une partie de toi, souffle-t-elle avant de déposer un baiser sur ma joue. Je suis désolée, sincèrement. Bonne nuit, Hugo…

Je me retiens encore quelques instants, jusqu’à ce qu’elle atteigne le coin de la rue, sans se retourner heureusement car j’ai déjà les larmes aux yeux. Dès qu’elle disparaît de ma vue, je m’effondre littéralement dans la voiture. Je sanglote, j’ai envie de crier, je n’arrive plus à savoir qui je suis, où je suis, ce que je fais là. J’ai envie d’aller la retrouver quand même, de profiter d’elle dans le salon pendant que son mari est dans la chambre. J’ai envie de la rappeler et de lui dire de revenir. J’ai envie de la maudire et de ne plus jamais croiser son chemin. Je suis totalement perdu et c’est horrible.

Je ne sais pas combien de temps je reste là, dans la voiture, sans bouger, à juste pleurer, mais une vieille dame qui promène son petit caniche blanc passe à côté de ma voiture et me regarde bizarrement. Si je ne veux pas qu’elle ou quelqu’un d’autre appelle la police, il faut que je me reprenne un peu. Ou au moins que j’aille pleurer dans un endroit plus discret. Je démarre ma voiture et je ne sais pas comment je fais, mais je me retrouve devant chez moi. J’ai l’impression de vivre dans une réalité différente où mon esprit se passe et se repasse en boucle notre discussion alors que mon corps physique continue de fonctionner à peu près normalement. C’est comme si je revivais à nouveau le traumatisme du décès de Valérie. Et David qui me voit entrer et qui m’a déjà vu dans cet état comprend tout de suite ce qu’il se passe.

— Tu veux une bière ? Un truc plus fort ? soupire-t-il en me pressant l’épaule.

Je n’arrive pas à répondre et je me remets à pleurer, réalisant que j’avais arrêté de le faire. Il me serre dans les bras puis m’installe dans le canapé, sans un mot, avant de nous ramener deux cannettes de bière. Il s’assoit à côté de moi et j’essaie de lui expliquer entre deux sanglots ce qu’il s’est passé.

— Louis est… pour Robin… mais moi, je l’aime… Je… C’est la fin…

— Mon pote, je veux pas en rajouter une couche, mais tu t’y attendais, non ? Ton boss a fait ce qu’il fallait pour retrouver son lit. Je suis désolé pour toi, vraiment, et tu sais que je suis là. C’est pas un petit chagrin d’amour qui va te mettre à terre, ça pique, mais tu vas t’en remettre et te trouver une fille bien qui ne sera pas déjà prise.

Il est con ou quoi ? Une fille bien ? Je ne veux plus de fille, plus rien. De toute façon, ça n’apporte que tristesse et désolation. Je me sens comme le pire raté du monde, là, incapable d’être heureux avec une femme.

— Putain, si tu savais comme j’y croyais… Je me voyais déjà en train d’aller vivre avec elle, finis-je par dire, une fois que je parviens à me calmer un peu. Je… je suis trop con. Et dis-moi, pourquoi elle le choisit lui et pas moi, hein ? Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ?

— Rien, à mon avis. Le peu que je l’ai vu m’a suffi, moi je te choisis tout de suite, sourit-il en me donnant un coup d’épaule. Mais c’est le père de son fils, et ça, c’est pas rien…

— Oui, là, je ne peux pas lutter… mais… je l’aime… Si tu savais ce que je l’aime… Je… Fait chier, bordel ! m’énervé-je finalement.

— Elle ne te mérite pas, Hugo. Si elle n’a pas vu le mec bien que tu es, qu’elle a préféré rester avec son mari, c’est qu’elle ne te mérite pas. Ça passera, tu verras. Et un jour, tu rencontreras une Andrea et tout ira mieux.

— Tu me la prêtes pour me réconforter, c’est ça ? dis-je en essayant de faire un sourire qui se transforme en grimace.

— Hum… Pas touche, mec. Bon, je pourrais réfléchir à un plan à trois, si vraiment ça te tente, mais je suis pas sûr de ne pas avoir envie de casser ta belle gueule à la seconde où tu la tripoteras, rit-il.

— Non, ça ne me tente pas du tout… Je… je vais aller me coucher, David, je crois que ça vaut mieux. Merci d’être là… Je vais avoir besoin de toi ces prochains jours…

— Toujours là pour toi, tu le sais bien. On se soutient mutuellement. Bonne nuit et n’hésite pas, si tu as besoin, je viendrai te border.

Il me serre dans ses bras et nous nous étreignons en silence pendant un long moment avant que je ne rompe le contact et file dans ma chambre. Je ne suis pas du genre à pleurer en public et je ne veux pas continuer à me donner en spectacle. Je sais que je peux compter sur lui si j’en ai besoin et il n’a rien dit, pas de jugement sur mon comportement ce soir. C’est ça, un vrai ami.

Je m’allonge sur mon lit et regarde le plafond en essayant de penser à autre chose qu’à Oriane. J’essaie d’oublier son joli visage, ses yeux ambrés magnifiques, son rire. Il ne faut pas que je pense à son corps qui va bientôt retrouver celui de Louis. Je dois arrêter d’avoir en tête les images d’elle et moi au lit, dans sa cuisine, dans cette chambre. Pourquoi tout me ramène à elle ? Pourquoi… Non, il faut que j’arrête de me poser ces questions. Dès le début, je le savais… Elle est mariée et je ne suis que l’amant, la cinquième roue du carrosse, l’amusement temporaire. J’ai fini mon CDD, retour du CDI et moi, je peux aller pointer à Pôle Emploi. Ou à Meetic. C’était couru d’avance, c’est tout. J’aurais pas dû faire la connerie de lui courir après, j’aurais dû m’échapper quand il était encore temps. Mais ai-je vraiment eu le choix ? Je n’ai jamais su lui résister. Je n’ai jamais pu m’éloigner. J’étais condamné dès que je l’ai vue, je suis juste destiné à souffrir dans des amours impossibles qui finissent mal.

J’en ai marre de tourner en rond dans mon lit et je me relève et m’installe devant mon ordinateur. Je suis surpris de tomber sur la méthode que j’ai reçue hier au courrier. Je l’avais oubliée. C’est un livre avec accès à un site Internet pour apprendre la langue des signes. Je m’étais dit qu’il fallait que je m’y mette, je me voyais déjà en train de communiquer tous les jours avec Robin. Je me voyais déjà m’intégrer à ce foyer qui m’aurait si bien convenu. Je suis sûr que j’aurais pu y être heureux… mais…

Machinalement, je tape le lien indiqué sur la méthode et je clique. Une première vidéo m’accueille. Sans vraiment réfléchir, j’essaie de reproduire les gestes que je vois. Cela a au moins le mérite de m’occuper l’esprit. Je ne m’en servirai jamais, mais pendant que je fais ça, je pense à autre chose. Je… oui, voilà, la main sur le torse, ouverte… Ne penser qu’à ça. Bien réaliser ses gestes… Le reste, on verra demain.

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