01. Le jeudi, c’est tennis

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Oriane

La porte d’entrée de la maison claque et je souris même si ma concentration est définitivement fichue. Rien de grave, le site internet sur lequel je bosse est quasiment terminé, ma cliente, une jeune fleuriste de Honfleur chez qui Louis va fréquemment acheter mes bouquets, a fait appel à mes services de graphiste pour essayer d’avoir une meilleure publicité. Elle m’a demandé la totale et il me restera encore à retravailler sur le logo qui ne lui convenait pas totalement. Mais je verrai ça ce soir, quand Robin sera couché. Pour le moment, j’éteins mon ordinateur et quitte mon bureau pour rejoindre l’amour de ma vie au rez-de-chaussée, où je le trouve installé dans la cuisine, sur l’îlot central, en train d’étaler une couche généreuse de pâte à tartiner sur la brioche que nous avons faite hier après-midi. Il lève les yeux dans ma direction lorsque je dépose un baiser sur sa petite joue ronde et me sourit sans lâcher sa tartine. Je prends le temps de préparer deux cafés avant d’entamer la conversation avec lui.

— Où est ta tante ? signé-je après m’être installée en face de lui.

Robin mord dans sa tartine et se sert du jus d’ananas avant de me montrer du doigt l’extérieur. Forcément, Rachel est au téléphone dehors. Comme d’habitude. Depuis qu’elle prépare son mariage, ma meilleure amie passe plus de temps à parler à des inconnus qu’à son fiancé, je crois. Même mon fils, du haut de ses neuf ans, lui dit de lâcher son mobile, sans quoi ils ne peuvent pas échanger, puisqu’il est sourd et muet.

— Comment s’est passée l’école, Trésor ?

Robin pose son goûter en soupirant avant de me répondre en signant d’un air blasé.

— Maman, je mange.

Ok… Joie. Vive la pré-adolescence. De toute façon, il me dit toujours que tout va bien, même quand Maxime, son Auxiliaire de Vie Scolaire (AVS), est absent et qu’il galère à suivre les cours. Il me dit que tout roule quand ses camarades le laissent de côté au sport parce que, franchement, du foot ou du basket avec un copain qui ne les entend pas, c’est chiant. Et il me dit que tout va bien aussi quand il rentre avec un mal de tête carabiné parce qu’il a passé toute la journée à se concentrer sur la bouche de sa maîtresse pour essayer de lire sur ses lèvres alors qu’elle articule comme Louis quand il est ivre mort.

— Madame la Ministre a enfin un peu de temps à accorder à sa meilleure amie ? souris-je quand Rachel vient me coller deux bises avant de s’installer à mes côtés. Merci d’être allée chercher Robin, j’étais à fond et je n’ai plus beaucoup de temps pour respecter les délais.

— Tu devrais bosser un peu moins ! Tu as de la chance que j’étais dispo, sinon mon petit ange aurait dû appeler les flics pour signaler sa mère indigne !

— J’y serais allée si tu n’avais pas pu, mais je t’avoue que ça m’arrangeait bien de rester à la maison. Entre le boulot et les touristes qui débarquent avec le soleil, je suis mieux ici. Et je ne bosse pas trop, je reprends une vie professionnelle plus soutenue maintenant qu’on a moins de rendez-vous médicaux pour Robin. Alors, c’était quoi, le problème, cette fois ? Le gâteau n’est pas assez haut ? Le DJ ose vouloir passer du Keen’V ? me moqué-je.

Rachel me tire la langue avant de grimacer. Oui, la jolie rousse est vraiment beaucoup trop impliquée dans la préparation de son mariage, ce qui contraste avec moi qui n’ai jamais été aussi enjouée pendant la préparation du mien, il y a dix ans. Oh, c’était un très beau mariage, mais ma belle-mère a tout pris en main pour m’éviter bien du stress, à quelques semaines d’accoucher.

— Il faut que je t’accompagne pour les retouches de ta robe, au fait ? Et tu as trouvé autre chose pour les demoiselles d’honneur ? Bon sang, si tu savais comme je t’adore de laisser ta témoin s’habiller comme elle veut, ris-je, tes goûts en ce qui concerne leurs tenues sont vraiment discutables !

— Oui, il faudra que tu viennes pour ma robe. Au moins, tu pourras me dire si ça me fait un gros cul ou pas, et, si c’est le cas, on essaiera de cacher avec des plis ! Pour les demoiselles, j’ai une petite idée. Tu te souviens de ce qu’on avait vu dans le catalogue chez le coiffeur ?

— Les robes asymétriques aux couleurs pastel ? Beaucoup mieux que les horreurs que tu leur as fait essayer ! Bonne idée, ça. Et pardon, mais où planques-tu tes bourrelets ?

Je lui pince le flanc en grimaçant. Rachel et moi sommes plutôt différentes. Elle est aussi rousse que je suis brune, très fine quand mes courbes sont plus généreuses. Ses yeux verts et les traits fins de son visage sont extrêmement expressifs quand j’ai appris à ne rien afficher de mon côté, malgré mon regard mordoré qui attire souvent l’attention. Si elle aimerait avoir plus de formes, moi je ne dirais pas non à quelques kilos en moins, mais Robin adore pâtisser, et moi j’aime lui faire plaisir et goûter nos créations.

— Je fais attention, tu sais ? Si je veux encore pouvoir entrer dans ma robe le jour du mariage, il faut que je fasse gaffe ! Je ne peux pas prendre un gramme !

— Dommage pour toi, cette brioche est une tuerie, pouffé-je en piquant la dernière bouchée à mon fils qui proteste en fronçant les sourcils et en me faisant des signes que n’importe qui pourrait comprendre.

.— Je crois qu’il va te prendre au mot ! Une tuerie, tu as dit ? s’esclaffe-t-elle en le voyant faire.

— J’ai l’impression qu’il entre dans l’adolescence avant l’heure, soupiré-je. Il commence à se rebeller pour tout et rien, surtout avec son père. Je suis une femme horrible si j’en viens à prier pour qu’il s’acharne sur son père plutôt que sur moi ?

— Il fait ça aussi avec Louis ? Avec moi, il est toujours gentil, dit doucement mon amie qui regarde Robin avec beaucoup de tendresse.

— Normal, tu vas le chercher à l’école, tu lui paies une glace, tu l’emmènes sur la plage du phare ou tu lui achètes des fringues, souris-je. Nous on gère le quotidien, les devoirs, la chambre à ranger, le temps de console à limiter… Enfin, “nous”... Bref, j’ai l’impression d’avoir cinquante ans après une journée avec lui, pas trente… Il est épuisant. Adorable, hein, mais il ne peut pas s’empêcher de contester, pour le principe, j’imagine. Ou parce que ma belle-mère lui passe tout et qu’il y dort tous les vendredis soir, il prend le pli, j’en sais rien.

— Tu sais, il passe peut-être sur vous sa frustration de ne pas pouvoir s’exprimer comme il aimerait. Et encore, l’école a fait l’effort de former les autres enfants aux rudiments de la langue des signes, c’est déjà ça !

— Je sais… J’angoisse déjà à l’idée qu’il entre au collège. Je te le dis, d’ici cinq ans, je suis sûre d’être bardée de cheveux blancs, marmonné-je. Alors oui, tu as raison, c’est sans doute sa façon d’exprimer ses émotions… Heureusement que Louis est plutôt patient.

— Il peut l’être vu le peu de temps qu’il passe avec son fils, maugrée mon amie qui se met à faire des grimaces à Robin.

Effectivement, depuis quelques mois, Louis bosse plus que de raison. Ou rentre moins à la maison. Après tout, aucune preuve qu’il passe son temps au bureau. Je sais qu’il veut faire grossir sa boîte, qu’il a pas mal de travail, mais de là à bosser même le samedi, au sacrifices de moments avec son fils, ça commence à faire beaucoup. Sans compter les dimanches qu’il passe parfois enfermé dans son bureau à la maison. Seule exception à la règle, les jeudis soirs où il va faire du tennis avec Robin.

— Que veux-tu… Chacun ses priorités. Il était plus souvent à la maison quand on essayait d’en faire un deuxième, grimacé-je. Mais il a dû en avoir marre de perdre son temps avec mon utérus.

Il semblerait que ce dernier soit moins réceptif qu’il y a dix ans. Ou alors, Monsieur n’est pas très fécond, qui sait ? Il a préféré arrêter d’essayer plutôt que de faire des examens après trois ans de tentatives, et moi j’ai repris la pilule. Les “on verra ce que ça donne”, ça me plaît moyennement. Un enfant, c’est parfait. Robin est parfait.

Je tapote la table pour attirer l’attention de mon fils et lui indique la pendule pour lui signifier qu’il est l’heure qu’il aille se préparer. Louis ne va pas tarder à rentrer pour l’emmener au tennis et va ronchonner s’ils sont en retard.

— Tu restes encore ou tu fuis mon mari, aujourd’hui ? questionné-je Rachel en nettoyant la table.

Ce n’est pas un secret de dire que ces deux-là ne s’apprécient pas vraiment. Rachel trouve Louis trop froid, hautain et “casse-ovaires”, pour reprendre ses mots, quand mon époux pense que ma meilleure amie a une mauvaise influence sur moi, me montre le mauvais exemple et bla-bla… La vérité, c’est que Rachel est une bouffée d’oxygène dans ma vie, un rappel de ce que j’ai pu être quand j’étais plus jeune. Moins carrée, moins stricte, moins chiante, somme toute.

— Tu sais bien qu’il vaut mieux que je l’évite si je veux finir la journée avec le sourire. On se voit demain, ma Puce ?

— Ça marche. Quatorze heures pour l’essayage, c’est ça ? m’assuré-je en la prenant dans mes bras.

— Ouep ! Et n’embête pas trop mon filleul, hein ? ajoute-t-elle en lui faisant une bise.

— Je ne te promets rien !

Je la raccompagne à la porte et grimace en constatant que Louis est sur le seuil de la maison. Rachel, égale à elle-même, le gratifie d’un “Bonjour, Louis. Au revoir, Louis.” avant de s’éclipser à la vitesse de la lumière, ce qui fait déjà soupirer mon mari.

— Bonjour, Chéri, souris-je alors qu’il dépose un baiser sur ma joue. La journée a été bonne ?

— Salut. Ta copine pense que je pue ou quoi ?

— J’imagine qu’elle ne voulait pas te retarder pour le tennis. Ou te gonfler de paroles alors que tu rentres du boulot. Ça va ?

— Oui, la journée a été longue. Tu ne l’as pas encore préparé ? me demande-t-il alors qu’il fait signe à notre fils de se dépêcher.

— Il a neuf ans, il se prépare tout seul. Je lui ai rappelé l’heure, c’est son choix d’être en retard, lui dis-je en signant pour que Robin comprenne aussi. Dépêche-toi, Trésor. Je t’ai préparé tes affaires, Louis, elles sont sur le lit. Filez !

Je pousse gentiment Robin vers l’escalier et grimace en entendant mon mari soupirer dans mon dos. Pas ma faute si notre fils rechigne à aller au sport avec son père, il lui en veut de ne pas être assez à la maison, après tout.

Je les attends dans l’entrée et ébouriffe les cheveux châtain clair de Robin lorsqu’il redescend. Louis ne tarde pas à nous rejoindre et je trouve, à cet instant, l’attitude de mon beau blond plus hautaine que jamais. Peut-être que Rach a raison, en fait…

— Au fait, Louis, j’aimerais reprendre les cours de Yoga où je ne peux plus aller vu que tu bosses le samedi après-midi, tu crois que tu pourrais rentrer plus tôt le lundi soir ? Le cours est à dix-huit heures…

— Ah non, je ne peux pas, j’ai ma réunion sur les comptes le lundi soir ! Comment tu veux que je me libère si tôt ? Tu ne peux pas demander à Rachel de venir s’occuper de Louis ?

— Rachel a une vie… et toi un fils, tu te souviens ? marmonné-je. Laisse tomber, tant pis pour le Yoga…

— Non, attends, je vais essayer de transformer la réunion en visio, comme ça, je pourrai la faire en télétravail et surveiller Robin pendant que tu fais ton truc.

— Tu parles, si tu ne peux pas l’aider pour ses devoirs, ça ne sert à rien, soupiré-je avant de me mettre à signer également. Allez-y, vous allez être en retard. Amuse-toi bien, Trésor.

Robin me surprend en m’enlaçant pour me saluer, chose qu’il ne fait plus depuis quelques semaines parce qu’il dit être trop grand. Peut-être n’avons-nous pas été assez discrets en discutant avec son père, et je m’en veux de ne pas avoir fait plus attention. Louis dépose une bise sur ma joue, comme d’habitude, et je file à la cuisine pour préparer le dîner alors que la voiture démarre. Parfois, je me demande comment aurait été ma vie si je n’avais pas fait ces choix. Est-ce que je serais plus épanouie ? J’adore mon quotidien avec Robin, mais la solitude me pèse. Il faut croire que la vie de couple s’essouffle bien facilement… Mais comment lui redonner du peps quand son mari n’est jamais à la maison ?

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