02. Dîner avec les poules

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Hugo

En faisant attention à ne pas en salir les verres, je remets mes lunettes en place et je regarde le recruteur qui me fait face écrire quelques notes sur son dossier avant de relever la tête.

— C’est bon pour moi, Monsieur Loiseau. Avez-vous des questions ?

— J’aimerais savoir si l’on a une certaine flexibilité dans les plannings ? J’aime pouvoir décider de mes horaires, cela me permet de mieux m’organiser au niveau personnel.

— Oh vous savez, tant que le travail est fait et que les délais sont tenus, nous, on ne fait pas trop attention. Si vous êtes plutôt du genre lève-tard, pas de problème, vous pouvez arriver plus tard. Il suffit d’être présent aux réunions obligatoires ou quand un client vous fixe un rendez-vous. Autre chose ?

— Si je m’implique bien dans la société, l’entreprise a une politique d’encouragement de ses salariés ?

— Il y a en effet un bonus qui est versé en décembre à la discrétion du Directeur en fonction du nombre de ventes de l’année. Vous pensez que vous pourrez y prétendre ? me demande-t-il en souriant en coin.

— Si vous me recrutez, je ferai tout pour y parvenir, oui.

Il met fin à l’entretien et il me raccompagne jusqu’à la sortie où il me salue, devant la secrétaire à l’accueil qui m’adresse un sourire encourageant.

— Ça fait longtemps que vous recherchez un agent immobilier ? lui demandé-je en m’approchant de son comptoir. Vous croyez que j’ai mes chances ?

— L’annonce a été postée il y a un mois et vous êtes le troisième candidat, alors… j’imagine que vous avez toutes vos chances, me dit-elle en me faisant un clin d’œil.

— Et vous, vous êtes contente de travailler ici ?

— Oui. L’ambiance est plutôt agréable et le patron est compréhensif. Et puis, qui n’aimerait pas travailler à Honfleur ? Le cadre est superbe, il ne manque plus que la vue sur la mer depuis ce bureau et ce serait parfait.

— Bien, j’espère que j’aurai bientôt le plaisir de vous croiser tous les jours, alors. Bonne journée.

— A vous aussi, jeune homme. A bientôt, j’en suis sûre !

Je sors en souriant, content de cette première approche auprès de cette agence immobilière qui a une excellente réputation et qui pourrait me permettre de me faire une belle expérience. J’ai bien aimé le “jeune homme” de la secrétaire, même si je me dis que je dois faire plus jeune que mes vingt-six ans pour qu’elle me parle comme ça. Je déambule un peu autour du port parce que j’adore cet endroit qui est si pittoresque et qui explique pourquoi tant de touristes viennent visiter la ville chaque année. Ce que j’espère surtout, c’est que les Parisiens et autres étrangers vont continuer à vouloir venir s’y installer. Vu la commission versée à chaque vente effectuée, plus il y aura de monde pour acheter des grosses maisons bien chères, plus le travail auquel je postule sera rentable.

Je m’arrête un instant et observe les mâts de tous les voiliers installés dans le port. J’aime regarder les mouettes qui virevoltent autour de ces bateaux qui se balancent au gré du vent et des vagues. A côté de moi, le manège tourne pour des enfants qui ont cet air ravi des innocents, pour qui un tour sur un poney avec une crinière arc-en-ciel est le summum du plaisir. Je souris et reprends ma voiture pour me rendre à Villerville, où habitent mes parents. C’est un ancien village de pêcheurs qui est aussi mignon et que je préfèrerais presque à Honfleur car il y a un peu moins de touristes. Je me gare dans une petite rue où toutes les maisons sont modestes mais bien tenues et sonne à la porte de l’une d’entre elles, en souriant devant la statue de cigogne que ma mère a installée à l’entrée.

— Salut Maman, tu vas bien ? demandé-je alors qu’elle me serre dans ses bras comme si elle ne m’avait pas vu dimanche dernier.

— Ça va et toi, mon Chéri ? Comment s’est passé ton entretien, alors ?

Je suis surpris qu’elle ne me propose pas un jus de pomme comme elle le fait d’habitude, vu le ton si maternant qu’elle emploie avec moi.

— Je crois que j’ai toutes mes chances. Il a apprécié toute mon expérience acquise chez Immo des Champs. Je pense que l’on va le savoir vite. Le gars que j’ai vu a dit qu’il en parlait au Directeur et qu’il me ferait un retour avant la semaine prochaine.

Je la suis dans le petit couloir à l’entrée avant d’aller dans la cuisine. Le salon a l’air plus cosy, mais on ne l’utilise que quand on a des invités. Pour la famille, c’est une chaise en formica devant la table de la même matière. C’était comme ça il y a trente ans, ça l’est toujours aujourd’hui et ça le sera encore plus dans quelques années.

— J’espère pour toi, tu vas rapidement t’ennuyer si tu ne trouves pas de boulot, soupire-t-elle en sortant le jus du réfrigérateur et en me servant.

— Ah, je m’inquiétais ! Tu ne me l’as même pas proposé à mon arrivée, je pensais qu’un malheur était arrivé !

Je m’installe à table et constate que, comme à son habitude, la télé est en marche dans le salon et que le son va assez fort pour que l’on puisse tout suivre de cette pièce.

— Tu sais que tu devrais considérer acheter une deuxième télé ? Cela éviterait que l’autre fasse autant de bruit. Papa n’est pas là ? Ou alors, il est encore au fond de son jardin ?

— A quoi me servirait celle du salon si j’en avais une dans la cuisine ? rit-elle en s’asseyant près de moi. Ton père est parti chercher du pain, il ne devrait pas tarder à rentrer.

— Et ce soir, tu nous as préparé quelque chose de bon ?

— Ah, parce que tu dînes avec nous ce soir ? Est-ce que tu as besoin d’argent, Chéri ? Ou il te reste des économies ? Tu me le dirais si c’était compliqué, n’est-ce pas ?

— Ne t’inquiète pas, je touche le chômage, je n’ai pas de problème d’argent. Mais bon, j’ai fait la route et ça me fait plaisir de manger ta bonne cuisine !

— Il va falloir te contenter d’un petit repas léger, ce soir, j’ai mis ton père au régime, tu sais ? Il se laisse aller depuis les fêtes, soupire-t-elle avant de sourire tendrement. Mais je suis sûre qu’il zouille (argot normand signifiant tricher) quand il va à la boulangerie, il doit s’enfiler une baguette entière avant de rentrer.

— Oui, ça ne serait pas étonnant, il a toujours été comme ça. On mange à dix-huit heures comme d’habitude ? me moqué-je gentiment.

— Oui, sinon ton père se transforme en monstre, tu le sais bien, rit ma mère alors que la porte d’entrée claque.

— Tiens, salut, Fils ! Qu’est-ce que tu fais là ? m’interroge mon père en enserrant mon épaule.

— J’avais mon entretien d’embauche à l’agence immobilière à Honfleur et je me suis invité à dîner ! Tu dois avoir déjà très faim d’ailleurs, vu l’heure, ris-je alors qu’il tend le sac avec des baguettes à ma mère.

— Moque-toi et je te sors d’ici à coups de pied au derrière, mon grand, gronde-t-il, le sourire aux lèvres. Et donc, l’entretien ?

— Ça devrait le faire. Et c’est un CDI ! Un peu de stabilité dans ma vie, ça ne serait pas mal, n’est-ce pas ?

— Effectivement… Oh, au fait, la fille des voisins, Emilie, tu te rappelles ? Elle m’a demandé de tes nouvelles. Je crois qu’elle craque encore pour toi. Peut-être que tu devrais… je sais pas… y penser ? Elle est plutôt jolie, je trouve.

— Je ne suis pas à la recherche, Papa, tu le sais bien, le réprimandé-je en m’asseyant près de lui sur le canapé devant la télé dont je baisse le son. Ah, enfin, on peut s’entendre !

— Fais gaffe, tu connais ta mère… Tu vas te prendre un coup de torchon, ricane-t-il.

Elle a l’air trop occupée en cuisine pour ça et, en attendant que tout soit prêt, en petit pacha avec mon père, le grand pacha, nous regardons le documentaire qui passe à la télé. C’est un témoignage de parents qui ont des enfants autistes et qui galèrent au quotidien. Je n’en reviens pas de la patience qu’ils ont et des efforts qu’ils doivent faire au quotidien. Mon père aussi a l’air impressionné.

— Quel courage ils ont, tu ne trouves pas ? Ça doit être une sacrée épreuve d’avoir un enfant handicapé. Tu imagines si j’étais né avec un bras en moins ?

— Hum… On ferait tout pour son enfant, alors j’imagine qu’on aurait géré aussi. Mais c’est sûr qu’il faut s’accrocher. Et encore, j’ai vu dans un reportage que l’autisme était un peu la maladie à la mode et que du coup il y avait pas mal de moyens et de prises en charge. Enfin, maladie à la mode, tu me comprends, hein ? grimace-t-il. C’est moche de parler comme ça, mais c’est un peu vrai…

— Moi, si j’avais un enfant handicapé, je crois que je partirais en courant ! Tu imagines, tu es obligé de lui consacrer une immense partie de ta vie ! Et tout ça pour qu’il te dise que tu as merdé à l’adolescence avant de se barrer une fois adulte. Ça donne envie, comme programme, hein ?

— Tu dis ça parce que tu n’es pas mis devant le fait accompli. Handicap ou pas, ça reste ton enfant, la chair de ta chair. L’inconnu fait peur, je comprends…

— Je crois surtout que la France n’est pas faite pour accueillir les handicapés. ll y a des pays comme l’Allemagne, par exemple, où tout est pris en charge. Dommage que je ne parle pas un mot d’allemand ! ris-je. Les langues, ça n’a jamais été mon fort.

— Avec notre système de santé, ça devrait l’être ici aussi, mais quand tu vois à chaque rentrée comment les parents d’enfants handicapés galèrent à avoir une aide pour la scolarité… C’est fou.

— Ouais, c’est pas cool. On se demande où vont nos impôts, soupiré-je alors que Maman nous appelle déjà à table. Eh, il n’est même pas dix-huit heures ! Vous vieillissez, dites donc ! Vous êtes déjà prêts pour la maison de retraite, on dirait !

— Tu vas aller manger avec le chien, toi, si tu continues à critiquer, gronde mon père en me tirant l’oreille comme quand j’étais enfant. Allez, à table !

Je souris et m’installe à la place qui est la mienne depuis plus de vingt ans après avoir récupéré la serviette que ma mère garde pour moi dans un tiroir. Ici, rien ne change, le monde est immuable et, même si je me moque ou que j’en ris, j’adore me retrouver dans cette ambiance bon enfant et chaleureuse. Cela me donne envie de retrouver mes dix ans et j’ai l’impression que dans cette maison qui m’a vu grandir, rien ne peut m’arriver. Le monde extérieur peut bien se déchirer, brûler, s’effondrer, là, quand je suis avec mes parents, je suis le petit garçon qu’ils vont protéger de tout. Et ce sentiment de bien-être vaut bien un dîner à dix-huit heures en regardant les documentaires sur Arte.

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