Second Rouage - La Gaze Corticoïde

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"... Tu me connais, petite, je suis pas machiniste. Y a rien qui me dégoute, et j'ai pas peur de me salir les mains. Pourtant, au fond de cet abysse, je pouvais pas m'empêcher de me sentir souillé... Faut dire que, la gaze corticoïde, c'est quelque chose... Une nébulaise souterraine, voilà ce que c'est: les vieux outilleurs racontent que c'est la haine, la rancune, la jalousie et la luxure des générations qui nous ont précédées, qui s'est matéliarisé à la surface; Et que l'Epiderme n'est en fait que le monceau de cadavres provoqués par l'apparition de ces fluides... Moi, j'y crois, tu sais... Quand on vole à travers la gaze corticoïde, on se sent tellement sale... C'est forcément que cette histoire est vraie... Mais je comprendrais que tu en doutes. Moi aussi, j'en doutais, avant de l'avoir vu... Une fois qu'on avait emergé des veines, on était entré dans un des parcours-fluide, grâce à ma foreuse et au Drain de Silly Joe.

On voguait désormais à bord de ce Globule, cet immense dirigeable, rouge comme le sang des idéaux, massif et grondant; Depuis l'oeil rouge de l'appareil, on pouvait discerner, tout autour de nous, d'immenses colonnes de nébuleuse corticoïdes, ces tours de fumée rouge et profondément malveillantes. Je pouvais sentir les milliards de tonnes de déchets psychiques me toiser du plus profond de leur sommeil. Au loin, la lumière hostile d'un astre névralgique flottait au plus profond de la gaze, et éclairait doucement les colonnes de vapeur des bras de ses rayons infects..."

La jeune fille et sa mère se regardèrent. Jamais Troche n'avait parlé de cette manière, avec des mots si distingués; Un éclat ancien au fond de sa pupille s'était rallumé en même temps que sa grammaire, et il semblait n'avoir même plus conscience de la présence des deux demoiselles. Même la mère, qui avait déjà entendu l'histoire, ne se souvenait pas de l'avoir jamais entendu raconter cette partie. Il continuait:

"Les ouvriers s'étaient tous rassemblés autour de Silly Joe, et, nous faisions de notre mieux pour profiter de ces derniers instants passés avec lui, mais c'était trop dur... Pendant qu'on se pressait les uns contre les autres sans rien trouver d'autre à se dire, le True Duc tenait le sien, et toisait Silly Joe d'un air malveillant. Enfin, ce bellatre de machiniste conduisait le dirigeable, chose qu'il était bien sûr le seul à savoir faire.

Quand, après de longues heures oppressantes, nous arrivames devant l'antichambre de la machine spinale...

- Quoi? s'exclame alors la mère. Mais tu m'avais dit que vous n'étiez jamais allé si profondément... Qu'est ce que tu racontes, Troche? Tu perds la boule?...

- Crétin de machiniste... Monstrueux machiniste... C'est à ce moment là, qu'on a dû mettre son plan à execution. Tu vois, pour ouvrir la salle des machines, il y avait deux sas. Le deuxième, il fallait un passe de propriétaire pour l'ouvrir, ce qui n'était pas un souci, puisqu'on avait le True Duke: Le problème, c'était le premier sas... Le truc, c'est que, pour celui, il fallait sortir, là, dans la gaze corticoïde, nager sur les flux, et l'ouvrir à la main...

Avant de descendre, on lui avait bien suggéré d'utiliser une combinaison de la Gaze, qui aurait rendu la manoeuvre aisée, mais, le machiniste avait répliqué:

"Est-ce que vous êtes fous? Avez vous la moindre idée du cout d'une combinaison de la Gaze? Je ne risquerais pas d'abimer le matériel du vrai duc de cette manière."

Le True Duc, lui, haussait les épaules: Sans doute, lui non plus n'avait-il aucune idée du cout d'une combinaison de la Gaze. Il payait, c'était tout. La somme importait peu. Il n'y a qu'un machiniste, pour concevoir un plan pareil...

Le sas était une immense porte de chair. Nous fimes nos adieux à Silly Joe, puis, nous le regardames flotter sur la gaze, nageant dans les fluides corticoïdes en grimaçant de douleur. Plus il s'approchait de la porte de chair, plus son visage exprimait une expression d'horreur absolue: Il agitait ses mains sur ses oreilles, comme s'il voulait se débarasser d'une voix qui lui murmurerait quelque immondice, et brassait la gaze de manière de plus en plus désordonnée. Quand, enfin, il atteint la porte de chair et qu'il perça le bouton, un immense glaire de pus noire se dispersa sur lui et sur le dirigeable, avant d'aspirer le toute dans un espace restreint, vide et sans fluides: L'antichambre de la salle.

La gravité étant revenue à la normale, et le machiniste ayant refusé de risquer qu'on abime un cable pour le retenir, nous avons alors dû assister, impuissant, à la chute du corps de Silly joe dans le vide. Nous étions si haut que nous ne le vîmes pas s'écraser sur le sol du désert de cable qui s'étendait en contrebas.

J'ai pas versé une larme. Je l'aimais, pourtant, mais là tout de suite, j'étais en colère. Quel fin horrible, pour mon cher Silly Joe... Jusqu'au moment de sa chute, il avait pas crié, ce sacré gaillard... Même si j'étais triste, je me disait surtout qu'au moins, il drainerait plus jamais rien, et qu'il travaillerait plus jamais pour le True Duc, mon cher, mon si cher Silly Joe... Mais, c'est à ce moment là que le True Duke a dit:

"N'allons pas à la salle des machines... J'ai changé d'avis, machiniste... Je vais installer la nouvelle cervicale, maintenant.

- Vous avez le Blapshème avec vous? répondit le machiniste, de son éternel ton neutre de foutu machiniste.

- Toujours, sourit le True Duke."

Sans plus d'explications, ils nous firent descendre. à proximité de l'endroit ou Silly Joe s'était écrasé. Je fus celui qui retrouva ses restes: Le True Duke nous avait chargé d'aller chercher sa dépouille pendant qu'il préparait son "Blasphème", et je pensais que c'était parce qu'ils voulaient lui accorder une sépulture décente...

Mais, quand je les ai ramenés près de son corps... Ils ont sorti cette... Cette chose immonde..."

Troche tremblait à présent de tout son corps. de la morve lui coulait sur les lèvres sans qu'il y prête attention, et son regard s'était à présent tout à fait perdu dans l'insondable vision qu'il extrayait de ses souvenirs.

"Ils l'ont approché de son corps... Et Silly Joe... Il est, peu à peu, revenu à la vie... Ses membres se sont reformées, son sang s'est rassemblé... Ses tripes sont entrées dans son corps, et j'ai vu la vie revenir dans son regard... J'ai cru qu'il allait revenir, mon cher Silly Joe...

Mais il a commencé à hurler... Son petit crane de colosse, il a commencé à hurler: Hurler de la bouche, hurler des yeux, et hurler du crâne... Sa tête, elle gonflait, et je sentais la même force démoniaque que celle qui flotte dans la Gaze, là, derrière les yeux de mon ami...

On aurait dit que tout son corps se vidaient dans sa crane, et le machiniste... au fur et à mesure que le crane de mon ami grossissait, il y greffait des plaque de fer, incisait sa chair, le dépecait vivant tandis que sa forme changeait...

Ce n'est qu'après de longs instant terrible qu'ils lui arrachèrent les cordes vocales, et mirent fin à ces cris de l'enfer. Parfois, quand je ferme les yeux, je les entends toujours... Oh, Silly Joe... Mon pauvre Silly Joe... Ils ont dit que les nouvelles cervicales étaient spéciales... Que celle-ci, elle s'abimerait jamais, avec le temps, qu'on aurait juste à la "mettre à jour"... Oh, si j'avais su qu'ils t'enléveraient même la mort, mon cher Silly Joe, je les aurais étranglé pendant que nous étions dans le dirigeable, ou bien, je l'aurais fait explosé... Ces chiens-pompes, oh, ces chiens-pompes...

Tout ceux qui ont assisté à la scène ont été tué lorsque nous sommes remontés à la surface... Tous, sauf moi... Je suis l'oncle Troche, n'est ce pas... Je leur ai échappé, et maintenant, je vis dans ce secteur... Personne ne se doute que je suis ici, tu le sais bien... Personne ne quitte jamais son secteur, ma situation est exceptionnelle, et je n'ai jamais parlé de ma soeur à personne là bas...

Mais aujourd'hui... Je ne veux plus fuir, mon neveu... Ce que je veux, c'est le dire... Le dire à tout le monde... Les écorche-sens, les encules-fièvre, les cervicales... Tous ces objets que nous nous greffons, ces outils qui remplacent nos membres et nos cervelles quand nous en avons besoin... Et si ces choses étaient toutes comme Joe? Pas immortelles, je ne crois pas... Le machiniste a dit que les cervicales comme Joe étaient toutes immortelles, mais, ce que je veux dire, c'est... vivantes... Oui, j'en suis persuadé, maintenant... C'est pour ça que je ne fore plus... Je crois... Je sais, j'en suis sûr... "

Il se tourna vers la mère, qui avait toujours son balai-tournant greffé à l'épaule.

"Ton balai... Tu l'as acheté le jour suivant celui outon mari a disparu, n'est-ce pas?... Il fait ta joie, ton joli balai... mais regarde bien sa forme... Ce corps... Ne te fait-il pas un peu penser à lui?... Regarde le attentivement..."

Figée dans une expression d'horreur innomable, la mère s'execute de toute la lenteur de sa réalisation.

"Je le sais... Les objets, je les ai entendus se plaindre... m'appeller... et geindre, surtout, en se rappelant leur vie d'homme, et le jour ou un machiniste a fait d'eux des outils... c'était furtif, discret, mais je l'ai entendu, tout comme j'entend toujours les nuées de feu qui dorment sous l'Epiderme, et qui n'ont qu'une seule envie, le percer et brûler sa surface... Je le sais, toi aussi, ma soeur, tu l'entends... reconnais tu la voix de ton mari?"

Tout à coup, un cri déchirant interrompt Troche. C'est la mère, qui, tout en arrachant violemment sa prothèse, est en train de pleurer d'horreur. Après l'avoir jetée au sol, elle s'immobilise un instant, puis tombe à genoux, et pousse un nouveau hurlement qui glace les sangs de la fillette. Troche, insensible, continue:

"Je le sais à présent, j'en suis sûr. Autrefois, je doutais, mais à présent... Comment ne pas le voir?... Ils ont fait de nous des ouvriers, mais cela ne leur suffisait pas... Les propriétaires avaient besoin que nous soyons moins que des ouvriers... mais... tout n'est pas perdu. Alors, écoute bien mon histoire, petit porc... Retiens là... Car c'est pour ça, que je te la raconte: Il faut tout brûler, mon neveu... Tout dévorer, tout gober dans le feu de la révolution... Et que cela cesse! Que l'homme cesse d'être un outil pour l'homme... Que cela cesse! Que ça s'arrête!"

Troche avait désormais complétement perdu la tête. Il continuait de hurler: "Que ça s'arrête! Que ça s'arrête!", tandis que sa soeur pleurait en tenant son balai dans le bras, et il ne s'arrêta pas même lorsque que l'Anti-corps, la brigade de sécurité mécanisée de la compagnie des Indes Cervicales, l'emmena pour l'interroger dans les cachots de Sébum. C'était la dernière fois qu'on voyait tonton Troche.

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