Premier Rouage - Silly Joe

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Et que ça crie, et que ça gueule... Des larmes et des bruits de vaisselle brisée, autant dire une journée banale au fond des venelles du secteur Sept. Le lupanar en face a fermé, parce que ces voisins-là leur faisaient une mauvaise réputation. Une puissante odeur d’alcool et de déjections humaines émane de cette demeure sordide...

Pourtant, la jeune fille entre dans le taudis, alarmée par les cris de sa mère. à peine est-elle entrée qu'elle regrette son geste: C'est lui. Tonton Troche, évidemment. Elle tourne les talons, mais c'est trop tard. Il vient de l'attraper par le poignet, et beugle vouloir lui "raconter cette histoire...", tandis que la mère proteste:

- Bon sang, Troche, j'ai dit non!... Lui raconte pas pour Silly Joe, ça va juste la mettre en danger..."

Le bruit violent d'une claque résonne dans le taudis, et quelques sanglots etouffés s'éteignent un instant après.

"Viens par là, mon gamin... L'oncle Troche semble ne pas avoir compris qu'il a affaire à sa nièce et pas à son neveu. Il assied violemment la petite sur son cuissot crasseux. "L'histoire que je vais te raconter aujourd'hui, c'est une des pires, mon tout petit porc... tu vas la retenir, et avec ça, tu feras partir le feu de la révolution... ça s'est passé dans la Gaze Corticoïde... à l'époque ou je travaillais pour la Compagnie des Indes Cervicales...

- Tonton Troche, lâche moi, tu pues l'alcool! proteste la fillette d'une voix scandalisée.

- Toi, mon gamin, tu comprends rien à la politique, et encore moins à l'économie, alors laisse moi t'expliquer... Les machines qu'on utilise, les écorche-sens, les encule-fièvres ou les moulins-à-penser... Même les compresse-cranes, les racle-idées et les fusil lombaires... Tout, tout, je dis bien tout - il montre son bol de Cortic à soixante-trois degré - tout est fait à base de liquide corticoïde. Ce liquide, on le trouve qu'à un seul endroit sur la planète: La Moelle.

T'y crois, ça? Pauvre comme on est, on aurait pu pensé que ça se trouvait ailleurs. Mais c'est bien ici, là ou qu'on habite, la Moelle, qu'on trouve la gaze: Mais pas à la surface, non, non. Profondément sous la terre... Sous nos pieds... et c'est ça qu'on fait comme métiers, nous autres ouvriers-des-Secteurs-Cervicaux... Tu te rappelles, moi, avant, quand je travaillais à la Fore...? C'est ça que je faisais. Je découpais l'Epiderme de la Terre avec mon écorche-sens, pour trouver des sources de Gaze Corticoïde. Maintenant, j'y vais plus à la Fore... Tu vas comprendre pourquoi...

Le truc, c'est que pour que les écorche-sens marchent, ce qu'il faut, c'est une Cervicale... Chaque cervicale a un numéro, qui donne son nom au secteur... Par exemple, ici, on est le secteur Sept, parce qu'on est pas loin de la Septième Cervicale. à l'époque, je travaillais dans le secteur Huit... C'était le bon temps, je te le dis. C'était l'époque ou je faisait les bars avec mon copain Silly Joe... Et le début de cet histoire commence là...

D'abord, tout était bien. On se la coulait pas douce... mais presque. Puis, d'un jour à l'autre... Tout était pareil, mais... en... différent..."

Le regard de Tonton Troche se perd au loin, mélancolique, et il rote, doucement, dans le creux de sa main. Troche est passablement ravagé.

"...Parce que la Huitième Cervicale, elle était pétée, tu vois. ça foutait la merde dans tout le secteur... Plus rien marchait, des écorche-sens aux torture-parasites... Quel bordel ça a foutu... Au point ou, on a du faire venir un machiniste..."

à ce moment, outrée, la petite fille l'interrompt:

- Tu racontes que des bobards, Tonton Troche!

- Des bobards, moi? proteste Troche.

- Jamais un machiniste aurait foutu les pieds dans le secteur Huit! Là-bas, c'est bien trop dégueulasse!"

Troche force la petite fille à se lever. Puis, il prend un élan formidable, envoie bien loin son bras en arrière, et donne un coup de poing de tout son poid dans le nez de la petite fille, tombant à la renverse du même coup. Il se relève, et s'apprête à la frapper à nouveau pour lui apprendre à se moquer de lui, mais elle a perdu connaissance.

Furieux qu'elle ne l'écoute plus, l'oncle Troche la bat jusqu'à ce que la douleur la réveille. Quand elle a terminé de pleurer, s'est mis un mouchoir sur son nez sanguinolent, et qu'il est sûr qu'elle n'est plus dans les vapes, il reprend:

"Il fallait qu'on répare la Cervicale, j'disais... Pour ça, fallait qu'on réunisse un mec de chaque division: Moi, je représentais les foreurs, et Silly Joe, les draineurs. J'étais vachement content d'avoir été choisi en même temps qu'lui, parce que Silly Joe, je le connaissais d'avant. Ah, Silly Joe... C'était quelque chose... Comment te le décrire, mon Silly Joe...?

Moi, moi, il m'aimait Silly Joe... Ce grand bêta, il disait toujours que je jugeais bien les choses... il fasait confiance à bon sens, et à mon disternement... Il avait pas tort, tu sais gamin... Je suis très bon Juge, j'aurais pu l'être! je vois dans les âmes des gens... et toi... tu brûleras le monde, mon gamin, avec le feu de la révolution...

- Tu parles de toi Troche, tu parles même pas de Silly Joe! s'enerve la petite fille, insolente malgré son nez cassé.

- Le feu de la révolution, répéte Troche, sans la frapper, cette fois-ci. Silly Joe... qui était-ce... D'abord, c'était un draineur, et c'est pas facile comme métier. Pour ça, Silly Joe, il était bien mieux payé que moi. Pourtant, c'était bien lui le plus pauvre d'entre nous tous, ce cher Silly Joe... Faut dire qu'il était tellement enorme... C'était un colosse, comme on en voit pas plus d'un seul en dix vies: Un grand gars bien gras, et tout doux comme un chaton... Il mangeait toute sa paye, et il avait encore faim, le pauvre: alors il mangeait des rats, des tuyeaux, des pompes et des disquettes, des chats, des morceaux de cadavres et parfois même des cailloux. Toujours avec un air coupable, jamais vraiment méchamment. Rien ne pouvait arrêter sa faim, et c'est pour ça, et parce qu'il était Onglais, qu'on l'appelait "Silly Joe".

Un gros gars comme ça... Ah, il aurait pu forer, je te le dis!... Il pouvait tout se greffer, allume-âme et fusil ulnaire, tout...

Enfin, bref. On était arrivé sur place les premiers, moi et Silly Joe. Il s'était arrêté devant la cervicale avec un air stupéfait. La tronche qu’il tirait… Je me suis bien foutu de sa gueule, c’est vrai, mais faut dire, la première fois que j’ai vu la Cervicale, j’étais pas bien non plus.

Cet assortiment de tripes et de tuyeaux… Cette immense boule de chair et d’acier, qui ressemble à un crâne sur le point d’exposer… Et ces deux lanternes de verre étranges, qui vous fixent comme le regard de la mort… Quand il l’a vu, il s’est arrêté, et il a dit:

“C’est bizarre… la Cervicale… on dirait qu’elle soufre…”

Je me suis bien fendu la gueule... Reprends un peu de Cortic, qu’j’ai dit, ça te feras passer tes idées sombres, mon Silly Joe. Il a rigolé, et il s’est executé.

C’est à peu près à ce moment là que les autres ont commencé à arriver. Adjoint, contre-adjoints, cons-adjoints, joints…”

Troche entame la liste des corps de métiers du secteur Huit, et cela dure un bon quart d’heure. Il finit par terminer:

“...Lécheurs-de-bottes, suceur-de-lécheur-de-bottes, pute-à-crack et crack-à-chien, ils étaient tous là: les représentants des corps de métier. Et, en dernier, ces deux-là sont arrivés…

Le premier, c’était celui qui, sans qu’on sache vraiment pourquoi, se faisait appeler le “vrai duc” de la Compagnie des Indes. C’était le Propriétaire de la Cervicale; Ironiquement, lui, on l’avait déjà vu. Les Proprios, ça descend souvent vérifier si les ouvriers bûchent. On lui avait même donné un surnom, à cause de Silly Joe; Vu que Silly Joe était Onglais, il avait traduit le “titre” du Proprio en “True Duke”, et cette tradition, on l’avait tous adopté…”

Il regarde la petite fille étrangement, s’attendant sans doute à ce qu’elle rigole. Mais elle ne fait que le regarder avec des yeux pleins de haine. Sans comprendre, il explique:

“C’est marrant, parce que ça fait “trou d’uc”...”

Un ange passe, et vomit devant l’état de saleté du taudis. Vexée, la mère active son balai-tournant, qui est greffé à la place de son épaule, et se met à nettoyer le vomi en râlant, non sans avoir mis l’ange à la porte du même coup quelques instants auparavant. Elle ne parvient qu’à étaler les souillures.

“... Enfin, bref, le True Duc, on s’en fout. Celui sur lequel notre attention était rivé à cet instant, c’était lui: le machiniste.

On le dévisageait tous avec le plus de mépris qu’on pouvait. On voulait qu’il se sente mal, cet enfoiré de machiniste. L’autre, c’était un Proprio, on le détestait par principe, mais ça n’allait pas plus loin: ça n’était pas sa faute au fond, s’il était né Proprio et pas ouvrier comme nous autres. Par contre, le machiniste… Pour qui il se prenait, ce machiniste… ce privilégié d’esclave… qui mangeait un demi-repas par jour, et dormait dans la demeure des Proprios… alors même qu’il était ouvrier comme nous… Ah, cet enfoiré de machiniste, avec ses grands airs. Lui, il était pas comme nous, ça se sachait… Il avait été “selectionné” pour ses “aptitudes”, mais moi j’étais sûr qu’il avait dû tricher… ça se voyait, qu’il avait rien de spécial, et pourtant!... Lui, n’était pas forcé de s’amputer pour se greffer des outils, comme on l’fait tous une fois par semaine…

Il s’est approché de la Cervicale sans nous prêter attention. Il a tourné autour d’elle un moment, puis il a dit:

“Elle est cassée. Vous n’avez pas installé la nouvelle?

  • C’est que… ça couterait cher à mon “Blasphème”... à répondu le True Duc.
  • Je comprends.

Le machiniste a ensuite expliqué ce qu’il fallait faire pour la réparer. Quand il a terminé, on était tous à deux doigts de l’étrangler. Comment osait-t-il proposer cette solution? Ce chien, ah, ce chien de machiniste… mais alors… à notre grande surprise… Silly Joe s’est avancé, et il a dit:

  • C’est d’accord. Je vais le faire.

Je me rappelle avoir pensé qu’il était fou, à ce moment là, mais juste un court instant. Je savais que la vie de Silly Joe était vraiment à chier. Draineur, c’est bien payé, mais c’est mortel, comme travail: Les plus durs des durs tiennent deux semaines, et ça faisait trois ans, que Silly Joe drainait. ça, ajouté à sa faim impossible à assouvir, à la douleur des greffes, et à la misère générale de nous autres, ouvriers… Je comprenais qu’il veuille en finir.

N’empêche, ce côté héroïque, chez lui, c’était pas banal, malgré tout. Il allait sacrifier sa vie pour nous tous: pour ça qu’on l’aimait, Silly Joe… pour ça aussi qu’on l’appelait Silly Joe… et parce qu’il était Onglais, surtout.

Le True Duc s’est avancé, et il a commis une erreur stratégique impardonnable. Il a dit:

“Merci bien, mon brave. Avant qu’on descende, avez-vous une dernière volonté à faire valoir? Vous pouvez me demander n’importe quoi, même si c’est déraisonnable.”

Silly Joe aurait pu demander à ce qu’il nous couvre d’or,nous et les siens, mais il savait bien que s’il le faisait, le True Duc ne tiendrait pas sa promesse. C’était un Proprio, après tout, et tout le monde sais qu’un Proprio, ça respecte jamais sa parole. C’est dans leurs gênes: C’est comme ça que les premiers Proprios en sont devenus, à l’époque de la Graisse antique. Enfin, bref…

Le truc, c’est que le True Duc, il savait pas, mais, nous on savait quelque chose… et c’est qu’il était jamais descendu dans la Gaze… normal, c’était un Proprio. Là, il allait devoir descendre avec moi, parce que j’étais un foreur très qualifié et qu’il fallait un foreur très qualifié, le machiniste, Silly Joe et quelques autres gars des corps de métiers qui auraient un rôle plus ou moins mineur à jouer, en bas. Enfin, bref…

Il était jamais descendu dans la Gaze, alors, il avait jamais été immunisé… Pour ça, faut mettre un suppositoire, et… tu l’as deviné, pas vrai… ahahaha… hahahahahahh… Silly Joe lui a demandé s’il pouvait… Silly Joe lui a dit:

  • True Duke, please, accor’dez-moi l’honneur de me laisser vous immuniser ici devant tout le monde.
  • Ah, m’immuniser? D’accord, d’accord…” Troche pleure à présent de rire, même si les deux femmes restent impassibles. “ça consiste en quoi?”

Le machiniste a bien essayé de le prévenir… mais c’était trop tard… Et il lui a mis! devant nous tous, rien qu’on s’tordait de rire! Le trou du cul du True Duc, c’était quelque chose! Ah, Silly Joe… Je rigolais, je rigolais… mais, Silly Joe, si j’avais su… je pensais que… je pensais que de toute façon, tu allais mourir, et que le True pourrait jamais te punir, pour ce que tu venais de lui faire… mon vieux Silly Joe… j’aurais moins rit, alors qu'on descendait maintenant dans la Gaze... J't'aurais pas tapé dans le dos, glissant dans les veines… si j’avais su qu’on peut se venger des morts…

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