6 Les premiers temps (partie 1)

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La connaissance était une arme que seuls les ignorants savaient manier parfaitement, Sheryl choisissait déjà de jouer la carte de l’oubli absolu, il n’y avait pas de bouc. La vue de cet homme parfaitement peint de la main de Dieu lui avait glacé le sang, aucune âme ne semblait résonner dans la poitrine subtilement inerte de Jeremy. Le vide, la mélodie du grand froid d’une nuit d’hiver et de solitude, la peine intérieure bien trop puissante pour permettre à la tristesse de verser de chaudes larmes, voici ce que la jeune humaine avait ressenti dans la contemplation du diable. Il n’avait pas sa place dans ce monde, il le brisait depuis l’intérieur, ainsi dans un sourire des plus spectaculairement faux, elle entrait dans les bonnes grâces de son étrange sauveur.

Aussi ne savait-il pas que sous son toit vivait une meurtrière. Elle se rassurait de pouvoir cacher cette information et profiter le plus possible loin de la rue et de la faim, elle ne lui devait rien, c’était lui qui avait décidé de l’aider, elle pourrait se défendre si jamais la situation venait à s’envenimer. Mais malgré ses beaux monologues internes, l’image de ce monstre paralysait son esprit, telle une plaie engourdie, ses doutes se tournaient volontiers vers Jeremy. L’instinct humain était des plus fascinants.

Le travail s’amassait rapidement dans le théâtre, ce qui permettait à Sheryl de pouvoir respirer pleinement sans avoir à subir le regard de Jeremy. Le soir, il sortait tard ou écrivait ses nouvelles pièces de la saison, une vraie machine de production artistique, impressionnante mais cela ne suffisait pas à égayer le sentiment de la jeune femme. La journée venait-il la voir par moments pour lui proposer son aide ou bien un moment d’intimité qu’il cherchait désespérément, elle déclinait poliment. Fort heureusement, jamais il ne dépassait les limites imposées par Sheryl, là-dessus il savait se comporter comme un gentleman. Pourquoi ne faisait-il rien ? Son air profondément mauvais contrastait avec ses manières irréprochables, Sheryl voulait savoir ce qu’il cachait, en avoir le cœur net avant de prendre la fuite pour de bon, sans oublier une bourse bien remplie. Sans le savoir, ils en avaient déjà tant en commun, il était l’Ethan de Sheryl sans en avoir conscience et elle se comportait comme un beau diable humain. Et elle, que cachait-elle depuis le début ? Qu’avait-elle réellement oublié ?

Pour sa part le diable ne désirait qu’une chose, comprendre qui était Sheryl, petite chose échouée au creux de sa main et avec laquelle il ne savait pas comment mener la danse. Les humains et notamment les femmes l’adulait, mais pas Sheryl, pire encore, elle le fuyait. Depuis plus de quarante années passées sur la Terre, loin de son foyer, jamais encore Jeremy n’avait eu affaire à ce désintérêt, cela le perturbait.

Ce n’était pas du fait de sa vieillesse qui ne transparaissait nullement, aucune ride ne voulait creuser sa peau miraculée. Son physique ne devrait pas repousser l’humaine, mais son regard s’en détournait à chaque jour, aussi le cœur de Jeremy saignait abondamment, saisi par l’incompréhension de la gente féminine et leur penchant pour le désintérêt. Pourtant l’esprit demeurait vif et clair, prenant comme l’enfer promis du Père, les conversations s’enchaînaient avec presque un peu de plaisir dissimulé, ne le haïssait-elle pas complètement. Seul facteur de sa rancœur pouvait être qu’il avait écrit, à ses débuts, La vie aux belles, pièce que Sheryl détestait comme le poivre, alors Jeremy n’y faisait jamais référence en sa présence et se surprenait-même à ne pas l’engager pour une future représentation, alors que le public la réclamait vivement.

Son quotidien au sein du théâtre de la rue des Adieux avait rendu Sheryl plus épanouie, malgré sa méfiance constante envers son hôte dramaturge. Sa santé nouvellement restaurée lui permettait de pouvoir se promener plus de temps, dès qu’elle le souhaitait, que ce soit en intérieur ou dans les jardins des toits, que Lucifer avait spécialement préparés pour accueillir ses amants dans les conditions les plus enclins à la romance charnelle.

Bien des femmes et bien des hommes avaient cédé leur corps au diable entouré d’un lit de camélias et autres sabots-de-Vénus, le parfum enveloppait les âmes pour les inviter à l’ivresse de la nuit. Une grande époque qui avait valu à Jeremy une solide réputation dans le beau monde, il ne laissait jamais ses partenaires s’en tirer a si bon compte et jamais aucun n’avait cessé de vouloir réitérer l’expérience. Lucifer essaya de les aimer un par un, avec tout l’amour dont il pouvait faire preuve mais jamais encore son cœur n’avait battu pour eux, seul son Père avait réussi à obtenir son amour inconditionnel et l’avait laissé en pâture à la haine, alors la solitude s’installait.

Quand Jeremy avait découvert le sentiment amoureux, il avait été ému aux larmes. C’était un soir animé en ville, où les gens se pressaient autour d’une troupe itinérante, Lucifer n’avait pas encore rencontré Ethan en ce temps-là. Cette troupe de comédiens ne possédait pas grand-chose, à peine de quoi faire une scène de fortune et deux costumes en pièces détachées que les acteurs se partageaient avec bonhomie. La chaleur de ces personnes pleines d’art et de couleurs attirait les humains et les démons. Lucifer assistait à la pièce entière pendant l’heure qui suivait sa découverte, depuis un balcon abandonné qui donnait vue sur la grande place.

La pièce s’appelait Jadis encore demain, libre, histoire d’un jeune fermier voulant devenir le plus grand homme du monde, mais qui n’arrivait à rien. Sa fiancée lui offrait de l’aimer éperdument, faisant de lui l’homme le plus grand de son monde d’amour. Mais le jeune homme se détournait d’elle sans ménagement. Rien ne pouvait l’aider à grandir, devenir quelqu’un, excepté le mensonge. Tromper des hautes puissances, se pavaner et s’abaisser au pire par orgueil, il devenait tel une prostituée de bas étage, le jouet des plus forts. Le jeune homme terminait la pièce en se brisant sublimement. Mais avant le dernier soupir de l’acte de clôture, revenait la fiancée animée de pardon, les deux s’étreignent avant de quitter cette vie de torture. L’amour sauve les âmes, dans une fulgurante passion noyée aux larmes, à la souffrance de l’erreur, libérés des pièges par leur confiance et cette force mutuelle qu’ils avaient acquise par ses expériences terribles. Pouvoir se libérer de soi en soi, libéré d’un corps prison qui se souvient des beaux jours sans accepter le présent humain, l’écho résonnait dans la poitrine du diable, ou avait-il appris de ses erreurs ? Nulle part, il voulait détruire son Père et précipiter l’humanité en enfer. L’amour le sauverait peut-être, aussi commençait-il à le chercher dans ses amants comme évoqués plus tôt. Cette pièce un peu bancale avait su toucher Lucifer, ouvrir son intérêt angélique aux arts humains, pour le pousser à contempler le monde. De ces premières expériences sensorielles, il écrivait ses œuvres bientôt connues et adulées de tous, excepté Sheryl bien évidemment.

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