Les yeux grand fermés

6 minutes de lecture

— Aimez-vous les histoires d'amour ?

— Oui, sir, quand elles se terminent bien.

Elles se terminent rarement bien, mon garçon, surtout quand elles débutent sous d'aussi sordides auspices...

Un jour, dans la contrée dite du Sunotorio, une jeune femme exquise, d'une beauté à couper le souffle, nommée Derna Ceresca, se met en tête de sortir de sa condition de misère. Elle ne se rend pas compte immédiatement de son capital-séduction. Elle est loin alors de penser à conquérir le pays. Mais petit à petit, elle se fait une réputation dans le music-hall. Elle danse divinement, chante un peu. Son physique d'exception la promeut mieux que n'importe quel manager. La petite n'est pas très futée, mais la volonté lui tient lieu d'intelligence. Les évènements s'accélèrent. Elle devient la coqueluche de La Repo sous le pseudonyme de Lara Runnert.

— Je ne vois là rien de très sordide.

— Nous n'en sommes qu'au début, Alexander... Chaque soir, d'influents personnages viennent l'applaudir dans son tour de chant. On se bat pour une table. Assister au spectacle est l'exclusivité des huiles de la capitale, un diplôme mondain.

C'est à ce moment-là que l'histoire dérape. Insatisfaite de son statut, elle commence à employer ses charmes de manière plus directe, réunit autour d'elle un aréopage d'admirateurs. Rendez-vous compte, mon garçon, de la revanche sur la vie que prend la jeune Derna. Sa cour est, en outre, évolutive, mouvante, de nouveaux visages apparaissent, des amants déchus s'accrochent. Tous quêtent les faveurs de la belle. La réputation de Lara dépasse même le cadre nocturne de la capitale. Elle parvient jusqu'au palais présidentiel, bâtiment hermétique s'il en est.

Au sein de ce décor glacé vit Land Securia, un général d'opérette qui s'est emparé du pouvoir quinze ans auparavant, grâce au putsch d'Ibanaez. Le terrible officier, capitaine au moment des faits , ce chef sanguinaire, s'est quelque peu attendri au contact du pouvoir. Reste que ses décisions ont force de loi. L'homme aime se distraire, ses ordonnances lui livrent avec une régularité d'horloge suisse de la chair à plaisir. Néanmoins, Securia se lasse de ce tourbillon de prostituées. Il s'ennuie, se laisse fréquemment aller à la colère. De plus, il se sait haï, se croit menacé. La solitude lui pèse, et pire, le fait gamberger. La paranoïa guette.

C'est dans ces circonstances que Lara Runnert fait irruption dans son univers. Quand elle a appris que l'omnipotent militaire sunotorien s'intéressait à elle, elle a d'abord pensé rêver. Puis, l'idée fait son chemin. Sa soif inextinguible de puissance se réveille, balayant ces quelques relents de scepticisme. Régner sur quatre millions d'âmes, quel accomplissement !

L'autre facteur qui décide Lara à ne pas se montrer farouche, c'est la raréfaction des courtisans. Instruits par le vent mauvais de la rumeur, ils s'empressent de s'éloigner du luxueux objet, désormais convoité par un concurrent redoutable. Aussi la courbe du succès de la danseuse connaît-elle une sévère dépression. Mais cela ne la tourmente guère. Déjà, Securia a fait établir le contact avec elle.

La première entrevue a lieu au palais. Securia est subjugué. Il n'a jamais rien vu d'aussi beau. Lara, mal à l'aise dans un premier temps, perçoit promptement l'effet produit. Qu'un despote comme son interlocuteur se trouble ainsi qu'un adolescent la sidère, mais son visage pur reste impassible. Securia est demandeur, c'est clair.

Selon une technique éprouvée, elle va d'abord le faire languir, se refuser à lui, puis lui accorder des privautés savamment dosées. Il patientera pendant près de trois mois, une éternité, au regard de la réputation de cette femme, pour la posséder. Et là encore, Lara joue finement sa partie : elle suggère et obtient que la liaison demeure secrète, fixe des rendez-vous dans des endroits périlleux, se fait entretenir somptueusement, quelquefois même s'autorise le délice de congédier son amant sous des prétextes futiles. Securia dit amen à tout. Il est amoureux. Ce n'est plus de l'aveuglement, c'est de la rage. Cette femme sera sienne, il le jure. Ses pensées se partagent entre la sensation de revivre et une insatisfaction permanente. Il piaffe. Il implore.

Après six mois de ce régime, il est à bout de course. Lara n'a plus qu'à le cueillir. Son instinct lui souffle d'être exigeante, de ne céder sur rien, que le triomphe accourt.... Et comment ! En mars 1972, la presse d'état officialise la liaison. En mai, le mariage se tient au cœur de la capitale avec tout le faste imaginable. Je vous épargne les détails.

Derna Ceresca s'appelle maintenant Mme Securia. La vie est merveilleuse, le palais sublime, ses désirs des ordres. Valets et chambrières foisonnent, se disputant la chance de servir sa grâce, attentifs à ses moindres caprices. Elle découvre en ces lieux une vraie petite monarchie et se félicite de trôner au sommet de cette pyramide si peu démocratique.

Au début, au moins, car elle s'habitue à cette succulente hiérarchie. Sa beauté, considère-t-elle, lui donne droit à certains privilèges. Ses appartements subissent une indigestion de dorures et de douceur. Sa penderie vomit étoffes précieuses, soieries, modèles de grands créateurs occidentaux expédiés en droite ligne de Milan ou Paris. Les réceptions présidentielles attirent tout ce que La Repo compte de notables. Les fêtes se succèdent, dont elle est l'inestimable joyau. Un gratin international se presse autour des 'jeunes mariés'. Ces événements mondains se multiplient comme les souliers dans les suites de Mme Securia. Elle en possède, dit-on alors, plus de mille paires.

Les journaux, au lieu de s'indigner de cet écœurant gaspillage, portent au pinacle la déesse blonde. Au fond, Securia n'a pas fait une si mauvaise affaire. Lara symbolise, pour la masse de ses administrés, l'aspect glamour du pouvoir, détourne son attention de sujets évidemment plus sensibles. La plèbe l'adore, voilà qui comble son propre déficit d'image. La danseuse maîtrise de surcroît admirablement son rôle, comme s'il avait été écrit pour elle. Elle rayonne.

La médaille a hélas son revers. Securia, cet amoureux transi, n'a été qu'un marchepied comme ses prédécesseurs, qu'il faut dorénavant assumer, physiquement... sexuellement, j'entends. Très vite, il la répugne, elle continue à le satisfaire, purement professionnellement. C'est un métier, hein ? Experte en volupté. Il y en a de plus éreintants.

Elle se montre en réalité assez habile dans cet exercice, puisqu'apparemment le désir du dictateur ne décline pas. On ne peut en dire autant de son amour. À la différence de sa suave compagne, Securia est une personne fine dans une gangue massive, un stratège. La lumière noire de la vérité s'impose à lui, sans doute la pressentait-il. Sa faculté de jugement réapparaît. Cette grue n'a jamais éprouvé le moindre sentiment pour lui, c'est limpide. Il discerne ce qu'est son épouse : une ambitieuse, sensuelle et stupide, qui ne représente en fait que la forme la plus capiteuse du pêché. Elle en arrive à l'horripiler, c'est dire ! Pourtant, il est incapable de se passer d'elle.

Cette relation bancale se poursuit momentanément. Les deux époux s'éloignent l'un de l'autre imperceptiblement. Lara, un être veule, finalement, ne peut réfréner bien longtemps ses ardeurs. D'abord discrètement, puis plus ostensiblement, elle va s'évertuer à accomplir de nouvelles conquêtes. On ne peut évoquer à cet égard une quelconque nymphomanie. Rien de pathologique, là-dedans. Elle a juste besoin d'être convoitée, désirée, admirée, follement si possible : une pauvre fille. Il les lui faut tous. Et tous y passeront, ce qui témoigne non seulement de l'étonnante vitalité de cette femme, mais également de son invraisemblable séduction, car ne perdons pas de vue qu'elle est la propriété du tyran. Le parfum de la tentation qu'elle répand doit être irrésistible pour oser cocufier Securia !

Bon an mal an, le couple atteint le point de non-retour . Elle le méprise parce qu'il l'a achetée , qu'il vieillit, qu'il est fini. Il la méprise parce qu'il l'a achetée, qu'elle est idiote, que c'est une traînée. Il entretient d'ailleurs cette idée avec une délectation masochiste, et aussi parce qu'il a l'impression d'avoir à disposition quelqu'un de plus vil encore que lui, élément excessivement réconfortant.

Elle le bafoue ouvertement ? Il tolère. Ils font l'amour ? Elle tolère...

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