Méprisables

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Paris, 19 Juillet 1978, 0h30

La chasse d'eau rugit. Securia rida son front en regardant Lara s'extraire des lieux d'infamie.

Comment une telle beauté, apparemment si parfaite, mannequin lisse, déesse adulée des hommes, pouvait-elle subir des contraintes aussi bassement matérielles ? Une icône si vénérée par la masse, si méprisée par lui-même, et d'ailleurs si méprisable.

Il ne se faisait aucune illusion sur le genre d'amour qu'elle lui portait. Il savait pertinemment que son unique chance de la conserver était de se cramponner au pouvoir encore et toujours, ce pouvoir qui simplifiait tout, qui ouvrait tant de portes, transformait les hauts dignitaires en moutons serviles, attirait dans votre lit les créatures les plus désirables, ce pouvoir qui, hélas, était devenu une habitude dangereuse, un prisme trompeur.

Une fois paré des paillettes de la gloire, il avait dû lutter pied à pied pour ne pas perdre contact avec le monde réel, pour combattre le travestissement des images, continuer à discerner les intérêts particuliers dans un magma de courtisanerie, ne pas se laisser dévorer par une mégalomanie insidieusement encouragée par l'entourage, pour enfin ne pas s'endormir sur les lauriers d'une puissance tellement aléatoire.

Après les prochaines élections, il ne vaudrait plus rien, et devrait certainement rendre des comptes. Il connaissait la versatilité des gens, leur propension à brûler ce qu'ils avaient adoré ou craint. Il n'ignorait pas les bruits qui couraient dans son dos : que la CIA allait le lâcher, et sa femme dans la foulée, par la même occasion.

Pour l'instant, il se contentait de paraître en public, à l'étranger essentiellement, d'y exhiber son épouse comme un bibelot luxueux, tout en prenant bien garde de se maintenir en vie. Situé en bonne place au hit-parade des personnalités les plus menacées de la planète, il persistait à courir le monde, présentant à tous ses traits bouffis, empreints d'une fausse bonhommie.

Le chef du Sunotorio agissait continuellement comme s'il était en train de tirer ses dernières cartouches. Il menait une existence à la Louis XV, en espérant l'arrivée d'un hypothétique Louis XVI pour essuyer les plâtres à sa place.

Lui parvint alors la voix rauque de Lara :

— Je t'amène ton peignoir, trésor ?

Que cette femme était vulgaire ! Pourquoi fallait-il qu'elle persistât à l'appeler trésor dans l'intimité ? Ca faisait pute de bas étage. Mais ... au fond, qu'était-elle d'autre ? Elle ne différait de la racoleuse de base que par l'altitude de ses ambitions. Le métier était le même, les cibles différentes, voilà tout ! Et toute son élocution puait la sincérité de bastringue.

— Tu ne m'as pas répondu, amour...

Perdu dans ses pensées, Securia n'écoutait plus. Il se remémorait la scène de la réception qui avait précédé le retour à l'hôtel. Il s'y était goinfré de mignardises, il avait englouti l'argent du contribuable local en profiteur boulimique. N'ayant pas toujours été à l'abri du besoin, le petit Land Securia, le gosse en haillons des faubourgs de la Repo, tenait sa revanche. Désormais, il profitait de la vie, de la sueur des autres.

Pourtant, après toutes ces années de règne et d'outrances subsistaient en lui des restes de candeur. Par moments, il s'étonnait qu'on pût se livrer à des gaspillages aussi effrénés, que des laquais en livrée fussent nécessaires pour servir les convives, qu'on multipliât les courbettes devant sa femme. Tous ces gens n'étaient pas normaux. Ils apparaissaient trop policés, trop uniformes, équipés d'une amabilité de commande et de discours de façade. Qu'espéraient-ils de sa part ? Lara et lui n'avaient rien à leur offrir, strictement rien, sinon l'image hautement télévisuelle d'un chef d'état fantoche en tournée hors de ses frontières, et celle d'une fieffée catin déguisée en femme du monde.

Qu'on n'aille pas croire que Securia crachait dans la soupe. Au contraire, son bon sens lui intimait de tirer sur la corde tant que cela se révélait possible. Toutefois, le ballet mondain qui le cernait, tantôt l'amusait, tantôt l'agaçait prodigieusement. Malgré sa connaissance parfaite des règles de la partie, il supportait de plus en plus mal l'obséquiosité, les conversations vides, il n'aimait pas voir des godelureaux graviter autour de Lara. Après tout, il était l'amant officiel, le privilégié qui payait, suffisamment cher à son avis, la préséance sur la belle. Le moindre sourire accordé par elle à un tiers lui apparaissait comme une rupture de contrat.

Ce lien purement physique qui enchaînait son époux à elle, Lara en avait clairement pris conscience, et, dans le privé, entretenait la passion du vieux militaire par des attitudes provocantes et des tenues affriolantes.Elle gérait son corps et sa garde-robe comme un fond de commerce. Securia n'était dupe ni des déhanchements, ni des roucoulades, mais il jouait le jeu. Argent et pouvoir contre beauté et jeunesse, c'était réglo. Craignant qu'elle ne l'abandonnât, il allait même jusqu'à tolérer ses ébats avec de jeunes politiciens sunotoriens, pourvu qu'ils demeurassent ignorés de la presse.

Or, ces derniers temps, Lara lui semblait moins empressée à son égard, et surtout , elle dispensait son charme dans les réceptions, usait de sa séduction sur d'autres que lui, réunissait autour d'elle un cercle d'admirateurs, comme si elle pressentait la fin imminente du dictateur fatigué et se préparait à s'en délester avant de s'insinuer dans un fruit autrement plus juteux.

La créature se dessina dans l'encadrement de la porte, nuisette entrouverte, faisant onduler ses longues jambes. Sécuria souleva péniblement une paupière: s'échappa de cette ouverture une expression de désir mêlé de dégoût. Lui, despote redouté, ancien officier devenu chef d'état par le maniement de la terreur, n'était plus qu'un vieillard pathétique, victime des apparences et du vice.

Soudain, devant sa femme sidérée, il cracha sur le sol.

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