Chapitre 2: Izrath et la théorie Kvantiki

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Ryoko Seiu se gratta la barbe tout en lisant la lettre que Violette venait de lui apporter. L’homme, âgé d’une trentaine d’années, possédait le physique du métier qu’il exerçait. Ses cheveux sombres aux reflets bleu électrique tombaient sur son front de manière désordonnée, ce qui lui donnait un air de savant fou qu’il s’amusait à cultiver. Son visage, aux traits assez fins, dégageait une certaine sympathie, amplifiée par le sourire sincère qu’il arborait lorsqu’il parlait à ses élèves. Ses yeux gris creusés par de profonds cernes, témoins de ses nombreuses nuits blanches, reflétaient une intelligence hors du commun. Celle-ci se ressentait à travers ses interventions et ses recherches. Même si la plupart des étudiants séchaient ses cours, il était très apprécié de tous.

Malgré son statut, son bureau était assez commun, composé d’une simple table encombrée de papiers, deux chaises et des étagères débordant de dossiers, dont les élastiques semblaient sur le point de céder au moindre coup de vent. Son seul privilège était d’avoir une magnifique vue sur la baie de Tokyo.

Après un long silence, Ryoko croisa les bras sur son torse, l’air ennuyé.

— C’est fâcheux. Je pensais avoir tout fait pour préserver ton identité, ma petite Violette. Je suis sincèrement désolé d’avoir échoué. Si cette information s’ébruite, j’ai bien peur que ta scolarité ordinaire ici soit compromise.

— Qu’on connaisse mon nom m’importe peu, pour être honnête, avoua la Française. Je n’aime simplement pas le ton de ce message.

— Je vais essayer de comparer cette écriture avec celles des copies du premier semestre. Peut-être que ça nous mènera directement à l’auteur.

— Sûrement. De toute façon, l’expéditeur n’a précisé aucune condition ni proféré aucune menace. Pour l’instant, je pense que je vais juste l’ignorer. Je vous tiendrai au courant si j’ai du nouveau. Si vous voulez bien m’excuser, les cours reprennent dans quelques minutes.

— Ah, c’est vrai, j’ai failli oublier mon cours ! s’exclama le professeur en se levant brusquement, les yeux ronds. Merci de me le rappeler, j’allais partir en pause-café !

Sans se faire prier davantage, Ryoko sortit en trombe de la pièce, suivi par son élève qui alla s’installer au premier rang de l’amphithéâtre, à côté de Soichiro, déjà en place depuis plusieurs longues minutes. Ce dernier, plongé dans l’exposé qu’il s’apprêtait à faire, ne remarqua même pas que sa camarade lorsqu’elle le salua. Vexée d’être ignorée ainsi, Violette s’empara de l’une de ses feuilles et se mit à lire à voix haute.

— Point six : le Kvantiki est une passerelle avec un monde nommé Izrath dans lequel vivraient des dragons et autres créatures de légendes qui…

En entendant cela, le président du club revint subitement à la réalité. Il tenta de reprendre son bien, en vain.

— C’est bon, tu as fini de te moquer de moi, gamine ? grommela Soichiro.

— Mais je ne me moque pas de toi. Au contraire, je trouve ça très intéressant comme théorie.

— Tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas qu’une théorie. Izrath existe réellement.

— Oui. Mais, c’est comme le boson de Higgs. Tant que personne ne l’a observé, on ne peut pas l’affirmer, même si toutes les preuves vont dans ce sens. Et puis…

La jeune femme fut interrompue dans sa phrase par l’arrivée de Ryoko sur l’estrade. Celui-ci invita Soichiro à le rejoindre afin de faire part à ses camarades le fruit de ses recherches. Ainsi, l’étudiant prit la parole avec assurance face à l’assemblée de plus de deux cents personnes qui lui faisait face.

— Nous l’avons appris, le Kvantiki est une énergie aux propriétés étonnantes, notamment celles d’être des entités purement quantiques et d’être en mesure de déchirer localement l’espace-temps. De plus, comme la lumière, elle possède une dimension ondulatoire, ce qui nous permet de la ressentir, mais également corpusculaire, grâce à la particule associée, le Kvantion. Le sujet de cet exposé traitera d’une problématique simple. Les « pouvoirs » et apparitions surnaturels décrits dans les mythes anciens peuvent-ils découler de ce fameux Kvantiki ? Vous le savez sûrement, mais nous avons récemment retrouvé en Égypte des textes évoquant l’existence d’un monde parallèle au nôtre, Izrath. Là-bas coulerait un liquide aussi précieux que l’or, vital pour ses habitants, même. Selon plusieurs sources concordantes, ce monde pourrait, par ailleurs, être à l’origine de l’Olympe Grec, ou d’Asgard dans la mythologie nordique. Pour le commun des mortels, il ne s’agit que de légendes, des histoires transmises de bouche à oreille et déformées en fonction des régions. Mais, en tant que scientifique, je n’aime pas les conclusions faciles. C’est pourquoi j’ai mené une étude.

Sur l’écran derrière Soichiro s’afficha un graphique à côté d’un planisphère sur lequel plusieurs lieux avaient été entourés. Des murmures étonnés s’élevèrent dans l’amphithéâtre. Si, jusque-là, les élèves semblaient dormir les yeux ouverts, la tournure que venait de prendre l’exposé les tira de leur torpeur. Même Flore, Édouard et Masamune, d’ordinaire si distraits, écoutaient attentivement.

— Comme vous pouvez le voir ici, je me suis intéressé aux dates et lieux des différents événements mythologiques. À cela, j’ai superposé les pics de Kvantiki enregistrés au cours de l’histoire. Il apparait, de façon assez évidente, que les données concordent entre elles.

Violette esquissa un sourire en repensant à sa rencontre avec Soichiro, le jour de son arrivée. Il travaillait déjà sur cette théorie et le professeur Ryoko l’avait chargé de la démontrer en reproduisant les « miracles » antiques. Ainsi, il l’avait mis au défi d’invoquer, lui-même, une créature de l’antiquité, grâce, non pas à de la pseudo magie, mais bien grâce à de la science. Restait à voir si l’étudiant allait franchir le pas durant cette conférence, ou bien s’il attendait une plus belle occasion.

Contrairement à ses camarades, dubitatifs devant la suite de l’exposé, qui partait dans des formules mathématiques incompréhensibles, la Française savait que Soichiro ne délirait pas. En effet, elle faisait partie des rares personnes à posséder un lien avec un habitant d’Izrath, un renard blanc nommé Kitshono que Ryoko lui avait donné personnellement lorsqu’elle n’était qu’en primaire. À défaut d’être issu des légendes, il était la preuve qu’Izrath n’était pas qu’un conte pour enfants. Malheureusement, ses parents lui avaient toujours défendu de faire appel à lui en public, de peur que cela attire les regards indiscrets sur leur famille.

Plus généralement, dans le monde, de nombreuses creepypastas comme le Yéti ou Mothman pouvaient être associées à Izrath. Soichiro était simplement le premier faire le rapprochement entre les diverses apparitions inexpliquées jusqu’ici.

Néanmoins, une question subsistait : pourquoi les créatures de cet autre monde se manifestaient-elles sur Terre ? Qu’y gagnaient-elles ?

— Pour conclure, même si la corrélation entre Izrath, le Kvantiki et la mythologie n’est pas établie de manière formelle, elle existe, indéniablement. Si nous arrivons à comprendre comment fonctionne le Kvantiki, je pense que cela ouvrira la voie à une révolution dans le domaine énergétique. Merci de m’avoir écouté.

Un tonnerre d’applaudissements suivit l’exposé de Soichiro. Comme Violette le pensait, il n’avait pas jugé le moment opportun pour dévoiler sa carte maîtresse. C’était dommage, mais pas surprenant. Ce discours n’était certainement qu’un essai afin de voir les réactions du public. Sans surprise, de nombreuses questions fusèrent. L’une d’entre elles en particulier retint l’attention. Elle venait d’un garçon assis au dernier rang, bien trop loin pour que la jeune femme puisse distinguer qui en était à l’origine.

— Si j’ai bien compris, le Kvantiki serait une source inépuisable d’énergie pour l’humanité, c’est bien cela ? demanda l’individu.

— Oui. Tout à fait. Si nous réussissions à le maîtriser, la face du monde serait changée.

— Est-ce que ça ne te fait pas peur… de savoir qu’une énergie illimitée serait entre les mains de gouvernements peu scrupuleux ?

Silence dans l’assemblée. Soichiro, gêné, lança un regard au professeur Ryoko qui esquiva habilement en feignant de prendre des notes.

— Eh bien, je…

La cloche sonna au même instant. Le président lâcha un soupir de soulagement lorsque la foule se dissipa sans attendre la réponse. Masamune, Flore et Édouard vinrent aussitôt féliciter leur ami, même s’ils n’avaient certainement pas saisi un traitre mot de l’exposé. Violette, néanmoins, ne bougea pas d’un pouce. Elle tapotait frénétiquement des doigts sur la table devant elle, pensive.

— Non. C’est idiot. Les conflits sont nés de la course aux ressources. Sans ce besoin, il n’y a aucune raison de craindre quoi que ce soit, marmonna-t-elle pour se rassurer elle-même.

— Eh bien, gamine, tu n’as rien à me dire, cette fois-ci ? Je croyais que la Mozart des sciences aurait trouverait des choses à redire, railla Soichiro.

— Hein ? Quoi ? Je… Euh, oui, c’était très bien, bégaya la blonde en sursautant.

Édouard écarquilla les yeux de stupeur tandis que Masamune donna un coup de coude à son président.

— Vous… Vous avez entendu ça ? lança l’étudiant au bandeau, tout sourire.

— Toi, là ! Où as-tu mis l’espionne népalaise ? s’écria le jumeau, presque terrifié. La femme aux cheveux de paille n’aurait jamais félicité son rival !

— Tu es sûre que tu ne t’es pas cogné la tête dans l’explosion d’hier ? s’inquiéta Flore. Si tu veux, l’infirmerie est…

— Ah, la ferme, vous trois ! les interrompit sèchement Violette, le visage rouge comme une tomate. Vous feriez bien d’aller réparer la salle de club que vous avez encore détruite !

Sans ménagement, elle attrapa ses trois camarades par l’épaule et les jeta à l’extérieur de l’amphithéâtre avant de claquer violemment la porte. Ainsi ne restèrent plus que les deux premiers de la classe, et leur professeur, qui ne releva même pas la scène. Il y était habitué, désormais.

— Bon, Soichiro. Sans surprise, c’était un sans-faute, je n’aurais pas mieux expliqué moi-même. Par contre, est-ce que cet après-midi tu pourrais passer à Kabukicho ? J’ai quelques courses à faire, mais je n’ai pas le temps, malheureusement. Puisque la cabane a explosé, tu dois être libre ?

L’étudiant acquiesça. Ryoko sortit un bout de papier de sa poche sur laquelle était écrite une liste de produits à acheter, et retourna à ses recherches.

— Ce n’est pas aujourd’hui qu’on va continuer notre thèse, j’ai l’impression, soupira Violette.

— Je vais essayer de faire au plus vite, mais je ne promets rien, gamine. Ce n’est pas à côté. Dans le pire des cas, tu peux toujours t’occuper avec la remise. Ce n’est pas que je n’ai pas confiance en Édouard… mais je préférerais éviter de me retrouver avec une porte au plafond, si tu vois ce que je veux dire.

— Oui, oui, je sais. N’oublie pas de nous ramener de la verrerie aussi, tout a explosé hier…

Après un déjeuner mouvementé à la cafétéria pendant lequel Violette soutint avec véhémence que le Kvantion devait posséder une vitesse supérieure à celle de la lumière — ce débat durait depuis maintenant près de trois semaines et Soichiro était sur le point de capituler, bien qu’il ne fût pas d’accord — les deux amis se séparèrent. Tandis que le président prit la direction du port, Violette se dirigea vers la cabane de jardin détruite, déjà épuisée à l’idée de devoir modérer les trois autres énergumènes.

Cependant, à peine eut-elle fait un pas qu’elle repéra, caché derrière un arbre, un individu suspect au visage dissimulé par d’épaisses lunettes de Soleil et vêtu d’un grand impair marron par-dessus une blouse blanche. Il observait le quai, sans prêter attention à tous les étudiants qui se retournaient en passant à côté de lui.

Sans prévenir, Violette lui asséna un coup de pied à l’arrière de la rotule. L’homme, interdit, s’étala sur le sol de tout son long.

— Qu’est-ce que… J’ai été démasqué par l’ennemi ? Impossible, mon camouflage était parfait. Je ne peux pas…

— Eh, Édouard, triple abruti, je peux savoir ce que tu fabriques ? Tu n’étais pas censé réparer la cabane ?

— Oh, mais si ça ne serait pas l’agente népalaise ? Comme toujours, tes compétences surpassent les miennes. Je comprends comment tu as pu infiltrer cette université, mais…

— Réponds à ma question ou je t’envoie vraiment au Népal par le premier avion.

L’étudiant déglutit. Il se releva d’un bond et pointa du doigt Soichiro, qui attendait toujours sur le quai.

— J’ai entendu ce que vous racontiez tout à l’heure et j’ai trouvé ça louche, donc j’ai décidé de mener ma propre enquête.

— Tu trouves tout louche, soupira la blonde, désespérée. Arrête un peu la paranoïa, s’il te plait…

Le visage d’Édouard s’assombrit. Pour la première fois, l’idiot semblait sérieux, ce qui était d’autant plus effrayant pour une simple histoire de courses.

— Pour toi, il n’y a rien de suspect à ce que Ryoko demande au président d’aller dans le quartier le plus chaud de la capitale ? Pourquoi Kabukicho ? Qu’y a-t-il de spécial là-bas qu’on ne peut pas acheter ailleurs ?

— Plein de choses ? Je ne sais pas, par exemple, des…

— Des yakuzas.

Violette capitula. Ce type était vraiment sans espoir. Mieux valait continuer les réparations.

Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, son ami la retint par le bras.

— Attends. Tu ne me crois pas ? Dans ce cas, suis-moi, et je te montrerai ! Il y a un truc pas net dans cette histoire. Foi d’Édouard Delacour !

— Je n’ai pas le temps pour…

Sans lui laisser l’occasion de protester, l’étudiant à la blouse blanche entraîna sa camarade à sa suite et sauta dans le ferry, juste avant que les portes se referment. Violette, piégée sur le navire qui avait déjà quitté le quai, dû se résigner. Sans même savoir pourquoi, elle venait de troquer une après-midi plutôt tranquille à bricoler contre une filature stupide et sans intérêt.

— Je vous jure que je vais vraiment finir par quitter ce club ! gémit-elle sur le pont du bateau, à bout de nerfs.

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