XIX. Déferlantes

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 Le coup, puissant et rapide, heurta sur le côté de casque de Drige qui résonna violemment. Elle serra les dents et pivota pour se débarasser de la ligne bouchée. Sa propre lance décrivit un arc propulsé par la force centrifuge, qui se fracassa sur une excellente garde. La lancière admira la souplesse de son adversaire, qui céda aussitôt sa prise pour ne pas gaspiller sa force. Heureusement, elle avait prévu cette parade et Yasilfad glissa aussitôt vers le bas le long de la hampe adverse pour atteindre la jambe. La lame enroulée dans du cuir pour amortir les chocs chanta contre l'armure. Une touche partout.

 Keilig releva son casque, révélant son sourire franc et sa barbichette soigneusement taillée.

  • Bien joué !

 Il faisait également partie de l'escorte armée, mais Drige ne l'avait pas beaucoup côtoyé jusque-là. D'origine vorodienne, il travaillait pour le roi avant que Geoffrey Raven ne le recrute. La lancière lui enseignait le maniement de son arme fétiche, en complément de l'épée règlementaire. Keilig s'approcha d'un pas pour serrer la main gantée de la rouquine en remerciement. La guerrière, et d'ailleurs aussi Tomelia, l'appréciait de plus en plus pour son attitude franche et cordiale. Pourtant, lorsqu'elle rejoignit l'interprète assise sur un piton d'amarrage avec un livre, elle ne souriait pas.

  • Ca ne va pas ?
  • Quand c'est pas Tib... c'est pas pareil.

 Elle leva le nez pour essayer de repérer son ami dans les voiles.

  • Il se débrouille bien, je trouve, commenta la linuslienne.
  • Oh, il est doué, ce n'est pas la question...

 Tom hésita à la réconforter, s'appuyer contre elle ? L'enlacer peut-être ? Allait-elle mal l'interpréter ?... Elle se contenta de poser une main sur son épaule. Elle doutait même qu'elle la sente, avec l'armure.

  • Je sais bien... Tu crois que...
  • Que ?

 Tom avait levé les yeux aussi à présent.

  • Tu crois que ça lui pèse, à lui aussi ?
  • J'en suis sûre.

 Elle hocha la tête, ne sachant pas quoi répondre. Drige avait souvent cet effet de lui faire perdre et chercher ses mots, à elle qui avait passé sa vie à les étudier, les agencer au mieux. Elle se demanda avec amusement ce que Logebis penserait de sa garde du corps.

 Une bourrasque plus puissante que les précédentes interrompit ses pensées en rabattant violemment sa masse de cheveux sur son visage. Drige, qui elle portait une natte à cause de l'entraînement, pouffa. Elle s'interrompit en apercevant le capitaine Weifil qui descendait de la dunette. La combattante suivit son regard.

 Devant eux, au loin, un gigantesque front nuageux barrait tout l'horizon. Gris sombre et tumultueux, il laissait à peine filtrer assez de lumière pour qu'on perçoive la vague silhouette sombre des Îles Tonnantes en-dessous, floutées par un rideau de pluie continu. Les bourrasques provenaient de là-bas, et se succédaient en éclaireurs pour tester la résistance du bâtiment. Drige en plissant les yeux, se rendit peu à peu compte que la masse bougeait. De toute façon, ils se dirigeaient droit vers elle. Par instants, un arc de foudre illuminait l'orage éloigné, sans doute un avant-goût de ce qui allait leur tomber dessus.

 Le capitaine replia sa longue-vue d'un coup sec.

  • Il va falloir traverser ça, marmonna-t-elle pour elle-même.

 Puis elle traversa le pont à grands pas.

  • Gabiers, dans les haubans et tenez-vous prêts ! rugit-elle. On va devoir remonter les voiles à grande vitesse dès qu'on sera dans le bordel. En attendant, je veux la vitesse maximale et toutes les voiles transerves abaissées ! Exécution !

  Le navire commença aussitôt à fourmiller de matelots. Drige tourna sur elle-même pour repérer Tib, en vain. Tom finit par l'apercevoir, déjà à mi-hauteur des haubans pour ramasser la voile de poupe.

  • Les civils, dans leurs cabines ! aboya Mona Weifil en passant près d'elles.
  • On va les gêner, viens, marmonna Tomelia en entraînant Drige vers l'écoutille.

 Mais la guerrière résistait, et Tom ne pouvait pas lui en vouloir. Tous connaissaient la dangerosité des alentours des Îles Tonnantes, et une fois de plus, elle devait abandonner son frère d'armes face au danger. Les premières gouttes de pluie atteignaient le pont lorsque l'écoutille se referma sur elles.

 Les couloirs étaient encombrés de passagers qui discutaient plus ou moins calmement, se dirigeaient vers leurs cabines ou se ruaient vers l'extérieur. Plusieurs fois, Drige, sa lance et son air pas commode leur évitèrent une bousculade dans les coursives étroites. Elle referma soigneusement la porte et Tomelia alluma la lanterne pour la suspendre au plafond. Déjà la houle la faisait osciller avec violence. Les deux jeunes femmes restèrent silencieuses en contemplant le fragile lumignon.

 Elles ressentirent l'entrée dans la tempête aux soudaines craquements qui parcoururent la coque et aux violents soubresauts qui faillirent jeter Tom hors de son lit. Incapables de dormir, les deux jeunes femmes finirent par rester recroquevillées au sol dans la cabine pour ne pas risquer de tomber. Le tonnerre retentissait partout, sa voix sourde et lointaine apaisait un peu la traductrice malgré la menace latente. Drige, en revanche, tremblait comme une feuille. La rage élémentaire qui entourait leur navire, qui dans son esprit devenait une frêle coquille flottant sur l'océan, n'avait cure de sa lance et de ses talents. Un sentiment d'impuissance terriblement lucide la submergeait.

  • Drige ? Ca va ? s'inquiéta Tom.

 Elles se blottissaient sous la même couverture et la linuslienne sentait frissonner sa garde du corps. Il lui avait même semblé entendre quelques sanglots.

  • J'ai peur, voilà ! Tu es contente ? éclata la guerrière rousse, criant presque.

 Une seconde désemparée, Tomelia entoura de son bras les épaules de Drige qui plongeait son visage dans ses mains. Rapidement, ses scrupules se dissipèrent et elle serra avec force la lancière dans ses bras. Posant son menton sur sa tête, elle s'étonna de sentir la douceur de ses cheveux et l'odeur légère de cuir et d'épices qu'elle dégageait. Elle ferma les yeux, leurs deux petites silhouettes serrées sous les ombres mouvantes de la lanterne balancée par le roulis.

 Tiberio essuya pour la huitième fois en quelques secondes son front où étaient plaqués ses cheveux trempés qui lui bouchaient la vue. Même ainsi, il ne voyait pas à plus de deux pieds devant lui. Une nuit quasiment noire s'était abattue sur l'Orchestre en quelques instants et une pluie battante brouillait le peu de contours encore visibles. Les lumières lointaines de la Symphonie et de l'Aventure avaient disparu. Il devait hurler pour se faire entendre de ses collègues à quelques pas.

  • Il est coincé de mon côté !
  • Quoi ?
  • COINCE !

 Il enroula le cordage autour de son poignet et tira de plus belle. Un morceau de bois au-dessus de lui céda et s'envola en lui heurtant légèrement le dos. Il dut lâcher sa corde pour se retenir à l'appui du mât. Une violente rafale lui rabattit la voile en travers du visage. Il se débattit quelques longues minutes pour s'en débarrasser. Le navire gîtait sur bâbord et à cause de l'eau, les perches glissaient dangereusement. Dans la force du vent, les cordes arrachées devenaient de redoutables fouets. Sans savoir où se tenir, Tib commençait à déraper vers l'abîme. Il attrapa d'un geste désespéré un bout de voile, qui se déchira aussitôt.

 Sa voix ne portait pas ; il ne s'entendait pas lui-même appeler à l'aide. Il avait beau serrer ses mains contre le bois, elles glissaient, lui enfonçant parfois des échardes sous la peau. Une silhouette surgit devant lui, un de ses camarades marins qu'il ne put identifier. Il progressait prudemment sur la vergue, ayant pris soin, contrairement à Tiberio, de s'attacher une corde autour du pied. Il rattrapait le jeune gabier, d'un pas sûr. Tib leva une main suppliante, même si cela affaiblissait sa prise. Il glissa encore d'une coudée. Mais son camarade prit sa main, très fermement. Le jeune Scarambois se crut sauvé une seconde, mais son bienfaiteur glissa aussi et les deux jeunes gens chutèrent de concert. Vers le pont ou les vagues déchaînées ? Tib l'ignorait. Il ferma les yeux et supplia pour une mort rapide.

 Elle n'eut pas lieu. La corde se tendit, provoquant à la fois un hideux craquement dans la jambe de son camarade et un cri de douleur. Le choc avait dû lui démettre ou lui casser quelque chose. Heureusement, il n'avait pas lâché Tiberio, qui s'accrochait à cette main comme à la vie. Avec toute l'énergie d'un instinct de survie primal, l'ancien combattant escalada le marin qui s'était porté à sa rescousse, puis le cordage. Heureusement, il l'avait choisi court.

 Tib reprit pied sur le mât, essoufflé, et commença par s'y fixer lui-même avec l'autre extrémité du bout. Il avait la ferme intention de remonter son sauveur qui geignait de douleur, suspendu dans la tempête, mais ses muscles le trahirent. Il n'avait aucun appui stable et des bras déjà éreintés par la résistance contre les éléments et l'escalade. Démuni, il essuya son visage encore une fois. Rien à faire. Il termina d'attacher la voile, manquant à tout instant de perdre l'équilibre, et se suspendit aux hanbans pour redescendre. Paradoxalement, il y était bien plus en sécurité que sur l'assemblage de drisses et de perches. Ses mains tremblaient sur les noeuds. Il était frigorifié et ne cherchait même plus à chasser l'eau qui lui coulait dans les yeux.

 Pourtant, arrivé à la hauteur de la bôme inférieure, il s'arrêta. Il pouvait encore sauver son compagnon. Le pauvre homme pendait à quelques têtes à peine au-dessus de la perche soutenant la voile du bas, à présent repliée comme toutes les autres. Il lui fallait tenter quelque chose. Abandonnant après une courte hésitation la relative sécurité des haubans, il s'aventura à califourchon sur la bôme. Le navire basculait complètement à intervalles imprévisibles, le jeune homme progressait lentement, ses jambes s'ankylosèrent rapidement tant la peur lui faisait serrer ses prises. A proximité de son camarade prisonnier, il rassembla son courage pour se dresser. Le noeud sur sa cheville était encore bien trop haut.

 Tiberio jura et se baissa aussi vite qu'il put pour sortir sa dernière lame, un poignard court et large, de sa botte droite. Il le tendit au gabier.

  • Tu dois couper la corde ! Tu m'entends ?! Coupe !

 Il savait que la douleur d'avoir à tirer sur la jambe blessée pour remonter à hauteur du noeud serait atroce, mais c'était sa seule chance de sortir de là. Déjà la sang monté à la tête commençait à l'étourdir. Tiberio s'étira au maximum sur ses pieds, tenant la lame du bout des doigts, pour que le marin puisse l'atteindre. Il s'efforçait de ne pas penser qu'à ce moment-là, la moindre vague, le moindre coup de vent pouvait le déséquilibrer. Il suffisait que le couteau lui échappe et tout était perdu.

 Un cahot secoua l'Orchestre. Tiberio se sentit projeté en arrière et le poignard quitta ses doigts, mais il n'eut même pas le temps de crier avant de s'écraser violemment sur le pont. Il perdit instantanément connaissance.

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