XX. Ciel de traîne

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 L'Orchestre avait réussi à jeter l'ancre en relative sécurité, dans une crique des Îles Tonnantes. La tempête s'éloignait, mais laissait sa proie dans un état pitoyable. Les nuages laissèrent réapparaître le ciel, un ciel de traîne d'un gris crépusculaire. Le capitaine ne perdit pas un instant pour faire le bilan des dégâts : une dizaine de membres d'équipage perdus, beaucoup d'autres blessés plus ou moins gravement, une cargaison endommagée et surtout un navire considérablement abîmé.

 Mona Weifil recevait dans le carré des officiers son second,Thirvan, et le général Raven.

  • Toujours aucune nouvelle de l'Aventure et la Symphonie ?
  • Aucune, capitaine. Notre vigie les cherche en permanence.
  • Envoyez-leur un oilan chacun. Il faut qu'on sache s'ils ont survécu. Quoi qu'il en soit, il va falloir rester ici plus longtemps que prévu. Il faut réparer le navire, nous ignorons ce qui nous attend encore avant Zrig. Une objection ?

 Raven parut sur le point de parler, mais renonça lorsque le regard d'acier du capitaine Weifil se posa sur lui.

  • Bien. Repos complet ce soir. Demain, nous longerons la côte avec prudence pour trouver un port. Thirvan, je veux notre position dans une uchronie.
  • Oui, capitaine.
  • Personne ne quitte le navire sans mon autorisation. Si des insulaires arrivent, je veux être avertie immédiatement.
  • Oui, capitaine.
  • Parfait. Au boulot !

 Thirvan quitta le carré au pas de course et le regard de Weifil se reporta sur le militaire.

  • Êtes-vous prêt à me donner un coup de main, Raven ?

 La négligence de son titre hérissa le général.

  • Ne m'appelez pas Raven, espèce de pimbêche dégénérée et prétentieuse. Votre impertinence ne vous dispense pas de respecter les titres.
  • Alors je vous saurai gré de m'appeler capitaine, général.

 Difficile de mettre autant de mépris dans ce mot. Ils se toisèrent un instant.

  • Je me demande vraiment pourquoi ils vous ont choisie pour diriger ce navire. De toute évidence, ce n'était pas impartial.
  • C'est Noravis qui m'a engagée. Et je me demanderai toujours pourquoi il a fallu qu'on me colle un lourdaud comme vous dans les pattes.
  • Noravis ! Voilà qui explique tout. Une autre incompétente.

 Mona Weifil inspira profondément et offrit un sourire grinçant à Geoffroy.

  • Puisque monsieur le compétent ne semble pas décidé à contribuer à la réussite de cette expédition, je m'en occuperai toute seule. Vous pouvez disposer.

 Comme le général tardait un instant, elle insista :

  • Dehors.
  • Vous n'êtes qu'une petite...
  • Vous êtes ici dans le quartier des officiers de marine et vous n'êtes pas officier sur ce bâtiment. Dehors !

 Geoffroy sortit, vivante image de la dignité blessée. Derrière lui, Mona s'autorisa un sourire. Quitte à supporter les militaires, autant s'amuser un peu.

 Depuis que les mouvements du bateau avaient cessé, Tomelia avait tâtonné pour retrouver son briquet. La lampe qui se balançait au-dessus d'elles était éteinte depuis longtemps, la mèche noyée par l'huile. Un faible halo chaleureux redessina alors les contours de leur chambre et la forme de Drige qui se dépêtrait de la couverture.

  • C'est fini ?
  • On dirait, supposa l'interprète en décrochant la lampe du plafond.

 Elle sortit dans la coursive. Ici et là des têtes sortaient des encadrements pour évaluer la situation, des marins toquaient aux cabines pour annoncer la fin de la tempête. Tom se fraya aussitôt un chemin vers l'extérieur, Drige sur ses talons.

 L'état du navire l'effraya. Ses élégantes voiles décorées, bien que repliées pour la plupart, avaient souffert. Des cordages arrachés traînaient au milieu du pont en serpentant, trempées d'eau et de sel. Tout ce qui n'avait pas été arrimé s'était fracassé sur un mât ou un bastinguage et gisait en morceaux. Des éclats de bois arrachés trempaient dans des flaques. Un mât à demi-brisé penchait dangereusement, meublant de son inquiétante obliquité le ciel des Îles Tonnantes qui peu à peu s'assombrissait. Leur chance, et le talent de l'équipage, leur avait évité les récifs qui environnaient l'archipel. L'ancre avait été jetée dans une crique aux eaux grises et profondes, hérissée de pointes déchiquetées de la même roche noire que les falaises inhospitalières qui l'entouraient. Au sommet de cette muraille, on pouvait vaguement apercevoir l'arrondi d'une lande rase et quelques oiseaux marins.

  • Restez à l'intérieur, vous deux. On ne va pas bouger ce soir, les avertit Thirvan qui passait. On attend des nouvelles des autres bateaux et après on ira réparer.

 Il se passa une main inquiète sur le crâne, l'air harassé. En tant que second, il avait combattu les vagues aussi bien que ses hommes.

  • Il y a des pertes ?... interrogea Drige avec une voix dure, mais dans laquelle Tomelia perçut la peur.
  • Cinq matelots sont tombés à la mer.
  • Tiberio Anghali ?
  • Je ne sais pas.

 Il s'éloigna alors à grands pas pressés pour répandre ses ordres.

  • On va le chercher, souffla Tom, il est forcément quelque part.

 Drige prit une profonde inspiration.

  • Tu as raison.

 Les deux jeunes femmes fouillaient la proue du navire, en vain, lorsque l'interprète reconnut des pas lourds et précipités.

  • Ohas ! Tu vas bien ?

 Il la prit dans ses bras, étouffant à moitié la linuslienne dans sa masse.

  • Tom ! Bon sang, quel soulagement ! J'ai été toquer à ta cabine, il n'y avait personne !
  • Nous cherchions Tiberio... Mais tout va bien pour nous deux.

 Il la relâcha et hocha la tête.

  • Votre ami scarambois ? Je crois bien qu'il est à l'infirmerie.
  • Il est blessé ?
  • Je ne sais pas, Orfée m'a dit qu'elle l'avait vu là-bas.

 La lancière et l'érudite échangèrent un regard explicite, porteur d'un accord muet.

  • Tu peux nous montrer où c'est ?
  • Bien sûr.

 Le soir tombait délicatement sur le navire, comme pour apaiser et masquer les plaies de la tempête. De nombreuses lampes éclairaient l'infirmerie, la plupart posées ou suspendues, certaines portées par des soignants affairés. Quelques mages dispensaient des soins avancés, tissant des cocons lumineux autour des convalescents. Tom et Drige furent bousculées par les passages de médecins et se rangèrent rapidement entre deux lits. Des cris et des gémissements de douleur remplissaient l'air, accompagnés d'un odeur piquante de sang. Une femme, dans le lit, voisine, avait eu l'épaule percée par un morceau de bois et se cramponnait aux montants du lit en hurlant pendant qu'un jeune chirurgien retirait à la pince, une par une, les esquilles plantées dans la chair. Tomelia frémit.

  • Il est là, chuchota Drige.

 En effet, dans le couloir adjacent, on apercevait une portion de chevelure noire, longue et bouclée, caractéristique du jeune gabier.

  • Tib ! appela la rousse, se dégageant de leur refuge pour s'élancer vers la banne où il était étendu.

 Le jeune homme ne réagit pas. Il ne portait ni blessure, ni sang, ni bandages, en-dehors de quelques égratignures superficielles. En revanche, il était pâle comme la mort sous le hâle commun aux natifs de son île et respirait très lentement.

  • Tib ? Tu m'entends ?
  • Il est complètement inconscient, prévint un mage qui passait à proximité de la couchette. Il ne vous répondra pas.
  • Vous ne pouvez pas le soigner ?!

 La détresse dans la voix de la combattante émut suffisamment le mage pour qu'il s'arrête dans son élan.

  • C'est trop dangereux d'utiliser la magie sur ce genre de problème. On l'a trouvé étalé sur le pont, il est probablement tombé du mât. On a déjà soigné une fracture, mais la magie ne soigne pas vraiment, elle donne seulement l'énergie au corps pour se réparer tout seul en accéléré. Avec la tête, ça pourrait se réparer de travers. Mieux vaut laisser faire le temps.

 Drige considéra son ami, le visage défait, si hagarde que Tomelia douta pendant une seconde qu'elle ait seulement entendu le mage.

  • Très bien, merci, balbutia l'interprète pour laisser l'homme repartir à ses occupations.

 Elle resta immobile et bras ballants, ne pouvant s'éloigner et ignorant totalement la marche à suivre pour réconforter Drige face à son ami inerte.

  • Vous le connaissez ?

 Tom crut un instant que c'était Ohas qui les rejoignait, mais non. C'était un jeune homme costaud, allongé sur le lit voisin, au visage buriné et traversé d'une cicatrice boursouflée, avec des yeux limpides et des cheveux blonds sales, agglomérés par l'eau de mer en lourdes mèches torsadées qui masquaient une partie de son visage.

  • C'est un ami, répondit la jeune femme. Pourquoi ? Qui êtes-vous ?
  • Je m'appelle Emil. Ce gars... on s'est entre-sauvés, sur le grand mât. Sans lui, j'aurai eu plus que la jambe de pétée.

 Tomelia baissa les yeux et constata effectivement que l'un de ses genoux était démis et sous un angle horrible.

  • Et sans moi, il tombait à l'eau. Mais voilà, je l'avais mauvaise de pas connaître son nom.
  • Il s'appelle Tiberio. Tiberio Anghali.

 L'homme se suréleva un peu pour regarder le visage du convalescent.

  • Ben... j'espère qu'il va s'en sortir. En tout cas, j'peux vous dire que c'est un bon gars.
  • On sait, répondit Tomelia, la gorge nouée. On sait.

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