XVI. Se perdre et se retrouver

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 Tom s'était rongée les sangs longtemps avant d'arriver à s'endormir. Elle ne parvenait pas à se détacher de l'image qui s'était formée dans son cerveau de Drige et Tiberio en train de se décomposer sur pied. Même s'ils retrouvaient sa famille et en admettant qu'elle soit en vie, que comptaient-ils en faire ?

 Elle dormit cependant, bien que son sommeil soit entrecoupé de cauchemars et de réveils angoissés. Elle ignorait complètement l'heure qu'il était. Par moments, elle se décidait à l'attendre et s'asseyait sur la couchette, mais la fatigue finissait toujours par l'emporter.

 Elle fut définitivement réveillée par des coups à sa porte. Par réflexe, elle serra sa couverture contre elle et chercha Drige du regard. Elle n'était pas rentrée. La chandelle suspendue dans la lanterne au plafond s'était entièrement consumée. Quelle heure pouvait-il être ?

 Devant l'insistance des coups, Tomelia finit par se lever en robe de chambre et courir à la porte. Qu'allait-elle inventer pour justifier l'absence de la lancière ?

 Son soulagement lui échappa sous forme de soupir en découvrant Ohas.

  • Salut !
  • Bonjour, Tomelia, tu...

 Il réalisa ensuite la tenue de l'interprète.

  • Oh pardon, je te réveille ?

 Voir cet immense corps se dandiner et se tortiller de gêne sur le seuil de la cabine réussit à la faire sourire.

  • Je m'habille et j'arrive.

 Il hocha la tête et Tom disparut de nouveau à l'intérieur. Elle se hâta jusqu'à sa malle et attrapa au vol une robe verte ample et une ceinture. Pendant qu'elle se préparait, son esprit tournait à plein régime. Le matin était donc levé ? Où pouvait être Drige ? Que leur était-il arrivé ?

 Elle brossa sommairement ses cheveux et rouvrit la porte. Ohas l'attendait un peu plus loin dans le couloir, appuyé contre le mur. Tom se posta devant lui, les mains posées sur les hanches, son visage pâle levé vers lui. Ohas n'en revenait toujours de l'autorité qui émanait de ce petit bout de femme.

  • Alors... Tu avais besoin de moi ?
  • Oui, confessa le secrétaire-majordome en grattant son crâne dégarni. J'ai besoin d'aide... Mais, Drige n'est pas avec toi ?

 Tom vérifia que personne ne les observait dans le couloir et saisit la manche d'Ohas pour le tirer avec elle vers la cabine. Elle referma la porte sur eux.

  • Mais qu'est-ce que tu fabriques ?...

 Elle inspira profondément. La promesse qu'elle avait prononcée cette nuit ne tenait plus ; la lancière pouvait être en danger.

  • Dis-moi ce que tu veux, Ohas. Mais moi aussi, j'ai quelque chose à te demander.
  • J'ai perdu un papier important de l'ambassadrice, marmonna le colosse. J'aimerais que tu m'aides à le récupérer. Il faudrait que tu puisse distraire Rhéodaste Aljebois. Tu vois qui c'est ?
  • L'ambassadeur de Ranedamine. Qu'a-t-il à voir là-dedans ? demanda Tom en fronçant les sourcils.

 Son ami évitait son regard.

  • Tu sais sûrement que Tumnos et la Ranedamine se disputent le titre de meilleur ambassadeur commercial de la Longarde ? Tumnos est bien placé, à cause de ses ports, mais Rhéodaste n'a pas dit son dernier mot. Hier, j'ai laissé mon porte-documents chez lui et il refuse de me le rendre et de me laisser entrer, il affirme qu'il ne l'a pas...
  • Et comment ton porte-documents s'est-il retrouvé dans sa cabine ? insista Tomelia, le regard impitoyable.

 Ohas transpirait à grosses gouttes et dansait d'un pied sur l'autre, les mains derrière le dos. L'interprète s'amusait intérieurement.

  • Je... Je n'aurai pas dû être dans sa cabine, je sais... Mais... J'étais avec quelqu'un. Orfée, tu vois qui c'est ?

 Tom étouffa un rire. Si elle voyait ? C'était l'une des guerrières de l'escorte armée de Raven, celle à la hache, sans doute la seule de toute l'expédition à rivaliser avec Ohas en carrure.

  • Je vois.
  • Elle et moi... enfin, on s'était cachés dans sa cabine... tu sais, je vis avec l'ambassadrice, et elle dans le dortoir des combattants, donc... bref, il est arrivé et...
    Tom se retenait de rire en imaginant la scène, bien qu'elle s'en veuille un peu pour le pauvre Ohas.
  • Il a promis qu'il ne dirait rien si je voulais bien écrire une lettre pour lui. Pour que ce ne soit pas son écriture ; ça devait être important.
  • Et tu ne crois pas que c'était un stratagème depuis le début ? Il a juste profité de ta panique pour te forcer à poser ton porte-documents quelque part... Qui sait même si ce n'est pas lui qui a ordonné à Orfée de te séduire et de choisir cette cabine-là ? C'est elle qui te l'a suggéré ou c'était toi ?
  • C'était elle, mais... Jamais Orfée ne ferait une chose pareille !

 Tom se garda de le contredire, mais n'en pensait pas moins. Aljebois cachait bien son jeu.

  • Il faut que tu m'aides, Tom, implora le géant. Je dois fouiller sa cabine. Koeline ne me pardonnera jamais.

 Tom acquiesça pensivement. La vieille ambassadrice n'était pas des plus tendres. Elle pouvait sans doute faire ça, mais... Son regard dériva vers la couche de Drige, restée vide toute la nuit.

  • Je vais faire ce que je peux, d'accord ? Mais on a un problème avec Drige aussi. Elle est partie cette nuit.
  • Partie ?! Où ça ?

 L'interprète soupira.

  • Elle a libéré Tiberio et ils sont allés à Ilo-narm...
  • Tu les as laissés faire ?!

 Elle balaya d'une main la panique incrédule de son ami.

  • Et tu voulais que je fasse quoi ? Sa famille est là-bas. Non, le vrai problème, c'est qu'ils auraient dû rentrer avant l'aube. Quelle uchronie est-il ?
  • Environ la troisième, grimaça le colosse.

 Tom l'imita. C'était tard. Elle aurait dû se réveiller plus tôt, mais le manque de sommeil avait toujours été un de ses points faibles. Elle avait besoin de réfléchir. Ni Raven, ni Paola, ni le capitaine Weifil ne leur pardonneraient cette escapade. Mais peu lui importait une punition si cela devait coûter la vie à Drige et à Tiberio. Qui savait s'ils n'étaient pas déjà en train de pourrir sur place, infectés par la Charogneuse ? Elle réprima un frisson.

  • On va aller les chercher.

 Voyant qu'Ohas allait protester, elle arrêta ses mots en plein vol d'un geste de la main. Le Paditien n'en revenait toujours pas de la facilité avec laquelle elle se faisait obéir.

  • En échange, je te promets de retrouver ton porte-documents. Koeline n'en saura jamais rien. Marché conclu ?

 Elle tendit la main. Ohas fut surpris par la fermeté et la détermination sur son petit visage buté. Elle ne lâcherait rien. Lui, en revanche, lâcha un soupir. Décidément, la petite savait s'y prendre pour négocier. Si quelqu'un pouvait récupérer son document auprès de Rhéodaste, c'était bien elle. Il serra sa main.

  • Marché conclu.

 Tom se fendit d'un sourire satisfait. Drige avait raison, elle était une vraie ventouse.

 Les décombres d'Ilo-narm finissaient de brûler et de tomber en poussière. La fumée et l'odeur du charbon remplissaient et alourdissaient l'air ambiant saturé de poussières. Parfois encore, un morceau de charpente ou un mur vacillant s'écroulaient, faisait voler encore plus de cendres et d'escarbilles rougeoyantes. Il ne restait rien de la glorieuse cité portuaire, mis à part le phare et une partie du port.

 Les yeux dorés de la lancières contemplaient ce désastre avec angoisse. Elle avait encore perdu Tiberio de vue. Sans égard pour son souffle court, sa peau moite, ses yeux irrités par les cendres et la fumée, elle s'élança de nouveau. Il n'avait pas pu aller bien loin.

 Son ami avait presque perdu la tête devant le carnage. Toute la nuit, elle avait couru après la silhouette effarée du jeune homme qui parcourait les ruines sans but, à la recherche d'une hypothétique trace de vie. A présent, l'aube se levait. Les larmes traçaient des peintures de guerre sur leurs joues noircies. Elle grimpa sur un amoncellement de gravats, négligeant les écorchures qui marbraient ses longues mains.

  • Tiberio !

 Elle l'aperçut, forme indistincte dans le brouillard incandescent, à la course hésitante et égarée. Dans un réflexe puéril, mais rassurant, elle tâta la hampe de Yasilfad dans son dos. Puis elle dévala la pente des débris pour le suivre. Ses poumons se déchiraient à chacune de ses respirations. A plusieurs endroits, des brûlures légères cuisaient sa peau et avaient parfois percé l'étoffe de sa robe. Elle trébuchait, à demi-aveuglée et étourdie par le manque d'oxygène, mais jamais elle ne laisserait Tiberio disparaître dans ce paysage d'apocalypse.

 Drige le rattrapait peu à peu. Lui aussi titubait, épuisé, incrédule. Il s'appuyait aux rares épaves encore debout, sans paraître s'apercevoir qu'il se brûlait. La lancière croisa son regard halluciné et déglutit. Son ami avait-il encore toute sa raison ?

 Il avançait d'un pas instable, mais que rien ne semblait pouvoir arrêter. Il s'arrêta brusquement, au milieu des cendres. La jeune femme était incapable de distinguer cet endroit des autres places de désolation traversées jusqu'ici. Mais Tiberio tremblait de sanglots. Il restait vaguement, au sol, la forme d'un âtre en pierre taillée. L'élève du dojo de Taïmis tomba à genoux parmi les décombres. Ses larmes grésillaient en tombant sur les braises.

 Drige approcha à pas lents et posa une main sur son épaule. Il ne réagit pas.

  • Gianni ! Mère !

 Il hurlait, d'une voix cassée par l'air raréfié et les sanglots. Drige sentit sa gorge à elle aussi se serrer. Elle pleurait déjà depuis un moment, piquée par les poussières volantes, mais elle commençait à s'étouffer dans ses larmes. Dans l'atmosphère sèche, elles se tarirent assez vite. Elle se pencha vers Tiberio, s'accroupit à côté de lui et l'enlaça pour appuyer le menton du jeune homme sur son épaule. Les larmes lui parurent étrangement rafraîchissantes au milieu du brasier mourant.

 Lorsque les pleurs du jeune homme s'épuisèrent et qu'il commença à peser sur son épaule, la guerrière lui murmura :

  • On va rentrer. Viens.

 Tiberio ne protesta pas et les deux silhouettes bancales s'appuyèrent l'une sur l'autre pour quitter la cité.

 Un vent marin et sec fouettait la lande scaramboise. Tomelia retenait ses jupes d'une main et protégeait ses yeux de l'autre, espérant apercevoir ses amis au loin. Ohas avait fait courir le bruit qu'elle et Drige étaient malades et devaient rester enfermées dans leur cabine. La menace de la Charogneuse planant encore, personne n'avait émis de velléité de vérifier. A partir de là, ils avaient simplement emprunté une barque avec Tomelia embusquée dans une houppelande beaucoup trop grande pour elle.

 Ohas tapota sur l'épaule de l'interprète qui baissa la main sans rien avoir trouvé.

  • Tu es certaine qu'ils sont allés à Ilo-narm ?

 Elle hocha simplement la tête et repoussa la capuche de sa houppelande. Ils se trouvaient loin de Virimyr à présent, sur une hauteur. Tom secoua la tête et prit le sentier qui descendait vers les côtes. Elle n'était même pas sûre qu'ils aient pris cette route. Arrivée près des côtes rocheuses, elle s'assit sur l'herbe du rebord de la falaise, les jambes battant dans le vide.

  • Tu crois qu'il leur est arrivé quelque chose ? demanda-t-elle d'une voix plus faible qu'elle ne l'aurait voulu.

 Ohas se gratta la tête. Il tenait aussi beaucoup à Drige et Tiberio, mais il n'avait pas l'optimisme de la Linuslienne.

  • Honnêtement, Tom...

 Il s'interrompit soudain en pleine phrase. Tom finit par se retourner. Il fixait l'horizon, la main en visière à son tour.

  • Les voilà !

 Tom suivit son doigt tendu et aperçut effectivement la silhouette si particulière de Drige avec sa lance qui dépassait du dos et Tiberio dans son manteau brun qui s'appuyait sur elle. L'interprète bondit sur ses pieds et s'élança vers eux avec de grands signes. Seule la lancière répondit à son geste.

  • Vous êtes vivants ! cria Tom en se jetant dans les bras de Drige.

 Elle la reçut dans ses bras sans hésitation, mais avec une certaine raideur. Tom perçut assez vite le poids sur les traits de Tiberio et dans le regard doré de la garde du corps. Elle déglutit.

  • Vous...
  • La ville a brûlé, marmonna Drige. On... on a rien retrouvé.

 Tom se décomposa et regarda Tib. Il gardait les yeux rivés au sol et n'avait pas prononcé une parole.

  • On va rentrer, lui murmura Tomelia, ignorant qu'elle reprenait les paroles de Drige quelques heures plus tôt.

 Les quatre voyageurs reprirent la route du port de Virimyr du même pas. Sur la crête, leurs ombresse confondaient tant ils étaient soudés.

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