XVII. Ensemble

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Le vent du soir, commun aux côtes et aux flots, faisaient claquer les voiles et les cordages. La lumière mourait doucement sur les nuages, les collines scaramboises et les toits de Virimyr. Tomelia se tenait accoudée au bastingage, contemplant pensivement l'horizon assombri. Un pli barrait son front, de tristesse et de souci. Drige, devenue depuis quelques jours son ombre fidèle, était assie quelques pas derrière, sur un tas de caisses de provisions attendant d'être rentrées. Un silence sourd, à la fois atterré et complice, se développait entre elles.

 Ils étaient remontés à bord ensemble, sans se cacher. Le capitaine Weifil n'avait pas suffisamment un coeur de pierre pour réellement punir Tiberio, qui n'avait pas encore prononcé un mot. Geoffroy Raven, en revanche, fulminait et envisageait de retirer son grade au jeune Scarambois. Ce qui semblait ne lui faire ni chaud ni froid. Il était prostré dans sa cabine. Aussi l'inquiétude des deux jeunes femmes à son sujet se passait de communication verbale.

  • Ca va, tes mains ? finit par demander Tomelia sans se retourner.

 La lancière portait plusieurs brûlures légères, moins graves que celles de Tib. Elles avaient été soignées avec une sorte d'emplâtre de plantes et de glaise. Drige haussa les épaules.

  • Ce n'est pas douloureux.

 Après un silence meublé de cris d'oiseaux marins, la traductrice gratta machinalement le bois de la rambarde.

  • Ils ont dû brûler la ville pour éviter la contamination. Mais ils ont forcément évacué avant. Gianna et Sivalli sont peut-être encore en vie...

 Elles savaient toutes les deux que c'était une dérisoire tentative de croire en l'impossible. La cité n'avait pas pu prendre de risques avec la contamination. C'eût été risquer de faire pourrir l'île tout entière. Pas d'évacuation, ou alors seulement pour les très aisés et la famille Anghali n'en faisait pas partie. A peine y avait-il un espoir de retrouver leurs tombes.

  • Elle avait quelle âge ?
  • Qui ça, Gianna ? Onze ans.

 Tom ferma les yeux. C'était tellement injuste.

  • Merci.

 Elle se retourna et croisa les yeux de Drige rivés sur elle.

  • Pourquoi ?
  • Merci d'être venue nous chercher. C'était sacrément courageux de ta part.
  • J'étais morte d'inquiétude.

 Drige se leva dans un froissement d'étoffes et s'approcha elle aussi du bastingage. Elle regardait l'eau, les vaguelettes se brisant contre la coque.

  • Vous vous connaissez depuis longtemps, Tiberio et toi ?

 La rousse eut un ricanement sans joie.

  • Tib ? C'est comme mon frère... Enfin, de l'idée que je m'en fais. On est amis depuis que je suis entrée au dojo de Taïmis, quand j'avais six ans. A l'époque, il nous entraînait uniquement au combat à mains nues. Tiberio est le premier que j'ai affronté et... il m'a battue à plates coutures. Et puis, au repas, il est venu s'excuser pour les bleus...

 Elle pouffa doucement.

  • Je lui ai tiré la langue et j'ai changé de place. J'étais encore vexée. La fois d'après, je l'ai battu. Depuis, on arrête pas de se chamailler pour savoir qui est le plus fort.

 La lancière haussa les épaules, un sourire entendu aux lèvres.

  • Même si c'est indiscutablement moi.

 Tom se garda bien de la contredire.

  • On s'est introduit dans le bureau de Taïmis ensemble... On a pris une sacrée raclée, ensemble aussi. Je crois que je n'ai jamais vécu une semaine sans l'affronter au moins une fois. Je n'arrive pas à imaginer... s'il devait partir.

 Tom ne savait pas trop quoi répondre. Elle avait été éloignée de son propre frère, de toute sa famille, durant des années. Finalement, bien qu'orpheline, Drige était sans doute moins solitaire qu'elle. Elle ignorait totalement comment la réconforter. Alors elle se tut. La nuit progressait en silence. Tout le monde avait passé la journée à monter des caisses de vivres. La délégation pourrait réappareiller dès le lendemain. Tous les marins et les soldats de garde dodelinaient de la tête.

 La linuslienne finit par bâiller de toutes ses dents.

  • On va dormir ?

 Drige acquiesça et toutes deux abandonnèrent la nuit naissante.

 L'Orchestre quitta le port de Virimyr à l'aube, avec mille précautions pour quitter l'étroite rade. La Symphonie et l'Aventure remontaient l'ancre un peu en retard. Il s'agissait à présent de contourner Scarambe, ce qui allait durer plusieurs jours. Tomelia se réjouissait de voir des côtes plutôt que cette étendue d'eau vide. Tiberio était encore enfermé dans la cale, en attente de la décision de Raven. Drige aussi risquait gros à présent, pour l'avoir aidé. Aussi la lancière devenait maussade et sa compagnie presque pesante.

 Tomelia travaillait dans le scriptorium aménagé à la va-vite dans une cabine vide, qui consistait en quelques bureaux et étagères supportaient une masse désordonnée de papiers, de livres et de documents brouillons plus ou moins froissés. Une lampe soigneusement scellée pour ne prendre aucun risque se balançait au-dessus de sa tête. Cela faisait bien deux heures qu'elle écrivait en zrigi sans un mot et Drige s'ennuyait ferme dans un coin de la pièce sans cacher sa mauvaise humeur. Sur ce, les pas lourds mais feutrés d'Ohas s'annoncèrent dans le couloir.

 En entrant, il jeta un oeil gêné à Drige. Cette dernière n'en fit aucun cas. Tomelia, en revanche, se leva aussitôt.

  • Tom, je... heu, tu te souviens que... j'avais besoin d'un coup de main ?

 L'expression de l'interprète retrouva aussitôt toute sa fermeté.

  • Oui. Je m'en occupe.
  • Tu n'iras nulle part sans moi, marmonna Drige.
  • J'ai dit ça aussi quand tu as voulu partir à Ilo-narm, protesta Tom. Tu es partie quand même. Là, il faut que je sois seule.
  • Il y a des choses qu'on ne me dit pas...
  • Bienvenue dans le monde réel, cingla Tom, pince-sans-rire.

 A sa grande surprise, Drige rit effectivement.

  • Décidément, tu ne manques pas d'air !
  • Pour que Ohas m'aide à descendre vous chercher, j'ai promis un service en échange. Il faut que je m'en acquitte et ce sera sans toi.
  • Ca consiste en quoi ?

 Le ton de la guerrière était calme mais Tom remarqua sa main, posée comme par inadvertance sur Yasilfad.

  • Ca consiste en détourner l'attention de Rhéodaste quelques minutes.
  • Aljebois, l'ambassadeur ?

 L'interprète acquiesca d'un mouvement de tête.

  • Et comment tu comptes t'y prendre ? questionna Drige, dubitative.
  • Je sais quoi lui proposer. N'oublie pas que je suis une excellente négociatrice...

  • Elle va me tuer, ta copine, marmonna Ohas dans le couloir qui menait aux chambres des ambassadeurs.
  • Drige ? Mais non. Tu es sûr qu'il est là ?
  • Presque.
  • Pourquoi c'est pas à Orfée que tu demande ce genre de choses ? ronchonna encore l'interprète.

 Le gigantesque secrétaire braqua un regard noir sur Tomelia.

  • Il sait parfaitement qu'elle était avec moi à ce moment-là !
  • Tu parles ! Tout le navire sait aussi qu'on est amis...
  • Chut ! On y est.

 La porte de l'ambassadeur ranedaminien se trouvait devant eux. Il s'agissait de le faire sortir sans qu'il se doute de rien et suffisamment longtemps pour que Ohas puisse fouiller. Tom avait déjà son idée.

  • Planque-toi.

 Le secrétaire obéit et cacha son immense carcasse dans la chambre de Koeline, vide à cette heure.

 Tomelia prit le temps de déglutir, d'assurer le ton de sa voix et de recoiffer sa tignasse avant de frapper.

  • Qui est là ? fit la voix étouffée mais reconnaissable.
  • L'interprète, monseigneur. Tomelia Rivepale.
  • Rivepale ?

 Un silence meublé de réflexions suivit, puis la porte grinça et s'ouvrit sur les traits délicats de l'ambassadeur.

  • Entrez.

 Tom se força à ne pas jeter un oeil en arrière pour chercher Ohas.

  • Pas ici, monseigneur. J'ai une proposition à vous faire, mais j'aimerais que personne ne sache qu'on s'est parlé. Vos voisins ambassadeurs vont nous entendre.

 Les yeux de Rhéodaste brillaient déjà. Elle savait qu'elle avait réussi à l'allécher.

  • Hum, très bien.

Ne pense pas à verrouiller, par pitié.

 Pour s'en assurer, l'interprète le précéda d'un pas pressé.

  • Prenons la soute à provisions, nous serons tranquilles, suggéra Aljebois.

 Tom acquiesça ; excellent choix, c'était suffisamment loin de sa cabine pour qu'il mette longtemps à revenir. N'étant que peu familière avec les coursives de l'Orchestre, elle regretta finalement l'absence de Drige, sa morgue et son assurance. Heureusement, Rhéodaste trouva finalement une cale remplie de sacs et de tonneaux. Il ferma soigneusement la porte derrière eux. Seule la chandelle portée par l'ambassadeur les éclairait. Tom ne se laissa pas intimider ; elle savait que c'était son but.

  • Une proposition, donc ?

 Il s'était adossé au mur, bras croisés, dans la posture même de la nonchalance attentive. La lumière de la chandelle adoucissait encore son visage raffiné, digne d'une statue ayant eu pour seule inspiration une imagination romantique. Tomelia prit une longue inspiration pour rassembler son courage et river ses yeux sombres à ceux de Rhéodaste.

  • Vous êtes l'ambassadeur de Ranedamine et je suis sûre que vous avez des objectifs que vous n'avez dévoilés ni à Noravis, ni au capitaine. Que diriez-vous si je vous proposais d'orienter les échanges avec les Zrigis en faveur d'échanges commerciaux avec la Ranedamine ? Contre une part du marché, bien entendu...

 Aljebois sourit et ses dents étincelèrent dans le noir, sous la lumière de la bougie. Cela lui donnait un air carnassier que Tom n'appréciait pas du tout.

  • Voilà qui est intéressant...

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