XV. Un compliment sincère

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  • Tu te fiches de moi ? s'étrangla Tiberio. Elle se déplace encore en béquilles ! Tu veux la tuer, c'est ça ?
  • C'est elle qui a réclamé ! se défendit Drige, se retenant à grand-peine de trop hausser la voix.

 Tomelia en restait ébahie. Ils envisageaient sérieusement de la traîner à l'extérieur, dans une ville mangée par la Charogneuse. Elle n'avait pas prévu cette éventualité. Sa détermination chuta en flèche.

  • C'est bon, allez-y, grogna-t-elle. Je retourne me coucher. Vous êtes juste dingues.

 Drige grimaça.

  • Je ne peux pas te laisser là. Je ne dois pas te quitter des yeux. Tu courrais trop de risques à dormir seule. Et si Raven l'apprend, je passe en cour martiale, moi !
  • Je n'irai pas, marmonna Tom d'une voix sourde.

 De toute façon, elle ne pourrait pas les retenir, elle le voyait. Mais Drige serrait les dents à s'en faire craquer la mâchoire.

  • Tib. Tu vas devoir y aller seul.

 Il hocha lentement et gravement la tête, son regard ne quittant pas celui de la lancière. Tom frissonna ; on aurait dit que l'air vibrait entre eux. Drige déverrouilla la cage. L'interprète faillit demander comment elle avait obtenue la clef, si elle l'avait volée à Weifil, protester, mais se retint. Tiberio sortit.

  • Merci, chuchota-t-il à Tom.

 Elle secoua la tête ; elle ne voulait pas être remerciée. Elle ne faisait pas une faveur, elle n'avait juste pas le choix.

 Drige ne souriait pas. Elle tendit simplement une main, que Tib serra en silence.

  • Reste aiguisé, récita-t-elle comme une prière, la gorge nouée.
  • Et toi, ne casse pas ta lance, répondit Tiberio.
  • Elle est solide.

 Il détacha sa main d'elle, ramassa sa lance posée contre la coque au fond de la pièce et la brandit devant lui. Drige détacha Yasilfad de son dos et les deux fers s'entrechoquèrent dans un son métallique qui parut lourd et glacé à Tomelia. Cela ressemblait à un rituel. Puis le Scarambois quitta la pièce. Les dents serrées de Drige soulignaient l'angle de sa mâchoire. Elle laissait son plus vieil ami affronter un danger atroce sans son soutien. Elle tourna les talons et Tom boitilla à sa suite.

  • Je... je suis désolée, hoqueta l'interprète.
  • Ne le sois pas. Tu n'y es pour rien, ce n'est pas ta faute si je suis obligée de rester veiller sur toi. Ni si Ilo-narm se fait bouffer par la Charogneuse.

 Il y avait une reconnaissance triste dans son regard et autre chose que Tom ne sut pas définir.

  • Je pousserai le verrou. Personne ne me fera de mal. De toute façon, nous sommes isolés ici. Le général Raven a dit de veiller sur moi "surtout à terre". Je ne dirai rien à personne.
  • Tu es sûre ?...
  • Sûre. Je te le promets. Sauf si...
  • Si ?
  • Si vous ne rentrez pas.

 Drige soupira.

  • Je ne peux pas. Taïmis serait tellement déçu...
  • Taïmis ?
  • Mon entraîneur. Je lui dois de ne pas abandonner mon poste.
  • Qui est la petite fille bien sage maintenant ?

 Drige ricana.

  • Bien dit. T'es une maline, toi.
  • Vas-y. Sinon je réveille Weifil et Raven.

 La lancière rousse haussa les sourcils, excédée.

  • Bon sang, mais qu'est-ce que tu veux ?
  • Je ne veux pas que Tiberio crève ! Et toi non plus ! Mais puisque vous tenez absolument à risquer vos peaux, au moins allez-y ensemble !
  • Tu es têtue, tu sais ça ?
  • On me l'a déjà dit.

 Drige secoua la tête, amusée malgré tout.

  • Je commence à comprendre pourqoi ils t'ont choisie pour les négociations. T'es une vraie ventouse.

 Tom éclata d'un rire discret.

  • Je pourrais me sentir offensée, là.
  • Pourquoi, ce n'est pas le cas ?
  • Ce serait le cas si tu étais capable de sortir un compliment, se moqua l'interprète.
  • Je suis tout à faire capable de faire un compliment !
  • Ah oui ? Vas-y, essaye.

 Elle se mordit la lèvre pour réfléchir. Tom l'observait avec curiosité.

  • Tu es...

 Elle cherchait. Son regard paniqué croisa celui de sa protégée, déjà goguenard.

  • Tu es une excellente négociatrice.
  • Un compliment sincère ! protesta Tomelia.
  • C'était sincère ! se défendit la rouquine.
  • Tu n'en sais rien, tu ne m'a jamais vu négocier. Ce que je fais avec toi, c'est du chantage et ça n'a rien à voir.

 La lancière pouffa.

  • Alors, heu... Tu es drôlement jolie.

 La linuslienne, surprise, fit une moue incrédule.

  • Tu es sûre que c'est sincère, ça ?

 Drige haussa les épaules.

  • Si tu doutes de toutes tes qualités, ça va être compliqué d'en trouver un sincère !

 Tom sourit.

  • File. Va sauver Tib, ok ? Je reste claquemurée dans la cabine. S'il m'arrive quelque chose, Raven saura te le faire payer, de toute façon. Sans compter Noravis.
  • Merci, Tom.

 Elles étaient arrivées devant la porte de la cabine à force de conversation. L'interprète ouvrit le battant avec douceur pour qu'il ne grince pas.

  • Bon alors... bonne nuit, marmonna maladroitement Drige.
  • Ne casse pas ta lance, répondit Tom en clignant de l'oeil.

 La rousse resta interdite une seconde, puis lui sourit.

  • Reste aiguisée.

 Tom referma la porte et poussa avec soin le verrou.

 Drige rejoignit son ami sur le pont. Il avait détaché une des chaloupes pour quitter nuitamment le navire. Il haussa les sourcils en la voyant approcher.

  • Tu l'as laissée ?
  • Elle a insisté. Ne t'en fais pas, elle s'est enfermée dans notre cabine.

 Malgré ce qu'elle essayait de montrer, Drige restait très inquiète au sujet de Tom. S'il arrivait quoi que ce soit à la jeune femme, elle ne se le pardonnerait pas. Mais s'il arrivait quelque chose à Tiberio, non plus...

 A deux, ils firent descendre la chaloupe le plus doucement possible. Le seul marin en poste somnolait à moitié contre la rambarde de la vigie. Avec des gestes lents, ayant l'impression de perdre un temps considérable, ils se laissèrent glisser dans la barque par une des cordes. Les deux combattants commencèrent à ramer sur l'eau noire d'encre. Une fois arrivés hors de portée de voix, il purent poursuivre la conversation.

  • Taïmis serait déçu, tu sais.
  • Je sais.
  • Je pouvais me débrouiller seul, insista Tiberio.
  • Je ne te laisserai pas affronter ça sans moi. Pas s'il y a un autre moyen. Tom devrait survivre à une nuit, d'autant que personne à bord, à part elle, ne sait qu'elle dort seule. Ca va bien se passer. On est là pour sauver ta famille, d'accord ?
  • Comment elle t'a fait céder ? insista le lancier, intrigué.
  • Elle est têtue comme trente-six trandines... grommela Drige, non sans un sourire amusé. Et elle m'a fait du chantage. Elle ne veut pas non plus qu'il t'arrive des bricoles. Sans doute t'a-t-elle jugé plus vulnérable qu'elle ?

 Tiberio se retourna, vexé.

  • Je suis meilleur lancier que toi ! protesta-t-il. J'y serai arrivé seul !
  • Dans tes rêves.
  • N'empêche, commenta le guerrier, je pensais que tu étais la femme la plus têtue de la Longarde... Visiblement, on a trouvé pire.

 Drige retira sa pagaie de l'eau pour en donner un petit coup sec sur le crâne de son ami qui ramait devant.

  • Tais-toi et rame !

 Les deux camarades attachèrent la barque sur un point du rivage suffisamment éloigné pour qu'on ne la remarque pas, au risque de mettre du temps à regagner le bord de l'Orchestre. Ils gravirent le rivage escarpé et Tiberio guida la lancière sur un sentier longeant la ligne de crête, qui serpenta rapidement vers l'intérieur des terres. Un vent froid et violent fouettait une lande humide et sombre. La faible lueur de Kinook éclairait leurs pas hésitants. Drige dut se rendre à l'évidence : Tomelia, avec ses béquilles, n'aurait pas pu les suivre. Même avec son entraînement, elle commençait à fatiguer et à regretter d'avoir quitté la cabine chaude et confortable, éclairée par une chandelle, même si Tom lisait tard dans la nuit.

 Ilo-narm se trouvait à environ une heure de marche de Virimyr. Ils ne parlèrent pas, trop occupés à se rencogner dans leurs manteaux et à essayer de retrouver la route. Drige se tracassait pour Tom, mais aussi et surtout pour la famille de Tiberio. Qu'espérait-il au juste ? Retrouver sa petite soeur et sa mère à moitié décomposées ? Les faire sortir d'une ville en quarantaine ? Les achever ? Il ne restait qu'à espérer qu'elles avaient pu quitter la ville avant l'épidémie.

 Tiberio connaissait suffisamment bien la région pour s'y retrouver. Drige se souvenait de ses absences au dojo, lorsqu'il obtenait la permission de retourner les voir. Les remparts bas de la grande cité apparaissaient à présent devant eux. La ville ne donnait pas du tout la même impression lorsqu'on approchait par la terre. Le pas du jeune lancier accélérait insensiblement.

  • Comment elles s'appellent ?

 Tib sursauta et jeta un regard en arrière. Drige avait jeté la première phrase qui lui passait par la tête pour rompre ce silence pesant.

  • Qui ?
  • Ta mère et ta soeur.
  • Sivalli et Gianna.

 Drige hocha la tête. Des bons vieux noms de scaramboises pure souche.

  • On va les trouver.

 Le soldat ne répondit pas. Quelque chose d'autre avait accaparé son attention. Il reniflait. Curieuse, Drige l'imita. C'était vrai, elle connaissait cette odeur.

  • Mais... ça sent la fumée...

 Elle leva les yeux. De vagues lueurs rougeâtres parcouraient les rues de la ville et les brumes nocturnes qui la surplombaient.

  • Frék, jura la lancière à voix basse.

 Ilo-narm était en feu et les flammes montaient jusqu'aux étoiles.

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