VIII. Fer de lance

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 L'épaulière en métal rendit un son cristallin. Satisfaite, Drige glissa la paire dans son sac de voyage. Des pas résonnèrent sur le sol pavé de l'armurerie, mais elle ne prit pas la peine de se retourner. Elle savait à qui appartenait cette démarche large et nonchalante. Seul son sourire la trahit.

  • Salut.
  • Il paraît que tu pars.
  • Exact. A Zrig, pour une mission diplomatique. Tu viens me dire au revoir ?
  • Non.

 Cette fois, elle se retourna. Un jeune homme aux longs cheveux noirs et bouclés, au teint mat typique des natifs de Scarambe, l'observait avec des yeux sombres et brillants où perçait une pointe moqueuse.

  • Je pensais que tu serais heureux d'être débarrassé de moi, plaisanta-t-elle. Tu serais enfin le meilleur lancier.
  • D'abord, je n'ai pas besoin que tu partes pour ça, protesta son camarade en levant un doigt. Ensuite, nous aurons tout le loisir de mettre cela à l'épreuve puisque je pars avec toi.
  • Tu pars avec moi ?!

 La surprise de Drige n'était pas aussi grande qu'elle l'affectait. Au fond, la présence de Tiberio la ravissait.

  • Tu ne croyais tout de même pas être la seule élève de Taïmis à mériter un poste ?
  • Bien sûr que non.

 Elle glissa dans son sac deux jambières, puis s'étendit et décrocha un plastron de cuir qu'elle lança au jeune homme.

  • Autant bien s'équiper, alors !

 Tiberio vérifia que le haubert lui allait.

  • J'ai trouvé un forgeron qui part vers l'Erdent dans deux jours. Il veut bien nous emmener.
  • Il va où à Erdent ? Je te rappelle qu'on a rendez-vous à Ujax, s'inquiéta la rousse.
  • On trouvera bien un autre transport, le bateau n'appareille que dans un mois.

 Drige enfila un casque qui ne laissait voir que ses yeux d'or par les ouvertures dans le métal.

  • Les bateaux. Il y aura trois navires. Bon, soit.

 Le scarambois s'approcha d'elle pour choisir lui-même un casque à cimier. Il arborait un sourire en coin qu'elle connaissait bien.

  • J'espère qu'on sera sur le même. Autrement, je n'aurai pas l'occasion de prouver ma supériorité à la lance...

 La jeune femme choisit une pertuisane sur le râtelier et la lui tendit.

  • Et si on vérifiait ça tout de suite ?

 Drige tira sa propre lance de son dos, la fit tournoyer autour de sa main le temps que son adversaire se mette en garde, puis resserra sa poigne ferme sur la hampe pour porter le premier coup.

 Le voyage vers Ujax parut à Tomelia une agréable promenade. Cette fois, elle voyageait juchée sur le toit d'une voiture légère tirée par deux ordimpes grégoriens. Gauvain, qui n'avait jamais conduit de grégoriens jusqu'ici, ne tarissait pas d'éloges sur leur allure racée et leur admirable vitesse. Devant eux roulait le carrosse violet réquisitionnée par Paola pour elle et Adam. Derrière s'étendait l'immense file de chariots qui transportaient le matériel et les produits de l'atelier de Freuil. Le soir, on montait le camp en réunissant les véhicules en rond et en allumant un feu au milieu. Ce confort, ainsi que la brièveté du trajet, soulageait grandement Tomelia de la tension accumulée les jours précédents. A cette allure, il ne leur faudrait qu'une semaine pour atteindre la cité portuaire d'Ujax. Le temps superbe que la saison des Pousses déployait autour d'eux, par un effet d'humeur, facilitait encore l'avancée du convoi.

 Les contreforts de la ville se dessinèrent bientôt. Six collines entouraient Ujax et le chemin traversait un col entre deux d'entre elles, la Monte-aux-Chants et le Fer de Lance. Lorsqueles roues cahotèrent sur les pierrailles du sommet du col, Tomelia bondit sur son siège. Le spectacle en valait la peine.

 Entre les silhouettes arrondies des collines, la cité semblait posée là comme un oeuf dans son nid. Elle recouvrait presque intégralement le littoral et épousait l'arrondi des pentes herbues. De multiples tours et cheminées s'y dressaient, exhalant des fumées grises à blanchâtres qui rayaient le ciel d'une pureté admirable. Toutes les constructions rutilaient, du fait de la pierre presque blanche employée dans la région. Les toits, quand à eux, rendaient une nuance gris-bleu empruntée aux coquilles de mollusques polies qui les recouvraient. Le port occupait une surface presque aussi grande que la ville elle-même et évoquait une forêt déplumée qui aurait dansé selon une musique connue d'elle seule. La mer, au-delà, brillait d'un éclat aveuglant sous la lumière de l'après-midi. Seuls deux îlots au Septentrional en troublaient l'uniformité. Tout le reste se perdait en mouvances de lumière et de reflets bleutés, verts, grisés et parfois argentés. L'horizon vertigineux que Tomelia scrutait n'ondulait même pas, comme un trait tracé à la règle par un enfant sur un cahier. La verdeur intense, tout juste mouchetée de brun, des collines avoisinantes offrait un contraste saisissant avec l'océan, le ciel et la cité. La jeune étudiante linuslienne comprit aussitôt pourquoi l'on surnommait Ujax le Joyau.

 Le convoi entama sa descente précautionneuse sur la pente de la Monte-aux-Chants. Gauvain freinait autant que possible les deux ordimpes débordants d'énergie qui auraient pu faire déraper les roues. Tomelia, dangereusement secouée, se cramponna aux bords de son siège en songeant qu'elle ferait sans doute mieux de rentrer à l'intérieur.

 Un cri leur parvint de l'arrière, en même temps qu'un chaos sonore de chocs entre bois et rocs. Tomelia se retourna. Un des conducteurs avait perdu le contrôle de son chariot dans la pente éboulée. Il dérapait à présent hors du chemin, l'énorme charge ayant acquise une vitesse effrayante. Les roues malmenées tournaient si vite qu'on n'en apercevait plus les rayons. Dans sa trajectoire chaotique, le chariot heurta plusieurs autres véhicules de la file. L'un d'eux perdit sa propre roue qui se perdit dans les herbes et fit s'échouer à terre les occupants et le chargement. Le chariot fou, à peine ralenti par les bêtes affolées, venait dans leur direction à présent. Il heurta la voiture de plein fouet. La jeune traductrice eut juste le temps d'apercevoir le visage tordu de terreur du cocher avant que l'impact ne la soulève de son siège et ne la jette à terre sans connaissance.

 Tomelia perçut en premier lieu la chaleur rude de la pierre contre sa joue. Vint ensuite une douleur atroce, brûlante, déferlante, en provenance de sa jambe gauche. Elle inspira profondément l'air chargé de poussière pour pouvoir hurler.

  • Mademoiselle Rivepale ! Vous êtes... j'ai eu si peur.

 Gauvain se tenait près d'elle. Une large blessure maculait le côté de sa tête de rouge. L'air manquait encore trop à Tomelia pour qu'elle puisse répondre. Elle se contenta de battre des paupières pour éclaircir sa vue. La voiture gisait fracassée à quelques pas de là, les attaches des ordimpes rompues, mêlée aux restes du chariot. L'immense douleur empêchait la jeune femme de reprendre tout à fait sa respiration. En baissant les yeux, elle découvrit qu'un tasseau brisé traversait sa jambe. L'image absurde de la pointe rougie et luisante émergeant de sa peau accentua encore son vertige. Gauvain la vit tourner de l'oeil.

  • Hé là, hé là, Tomelia ! Restez avec moi, hein ? On va vous soigner.

 La blessée crispa ses mains sur les cailloux qui l'entouraient pour s'aggriper à quelque chose de réel. Elle essaya de parler, mais sa bouche n'émit que des gémissements inarticulés obéissant aux spasmes de sa mâchoire. Sa tête retomba lourdement sur le sol. Sa gorge refusait de déglutir. Il lui sembla que ses bras s'agitaient tous seuls.

  • Tomelia !

 Elle reconnut la voix de son professeur et cette idée la rassura un peu.

  • Grandes Lunes...

 Paola Noravis et le vieux maître linguiste couraient vers elle. Elle toussa et les secousses engendrées se répercutèrent dans sa jambe blessée. Un cri étranglé lui échappa. Elle s'aperçut également que des larmes qu'elle n'avait pas senti couler lui chatouillaient les oreilles.

  • Par ma Lune, que pouvons-nous faire ?
  • Il faut la dégager !
  • N'y a-t-il pas de mage à proximité ?
  • Pas dans le convoi. Il faut descendre à la ville.

 Paola démontra brusquement toute l'autorité dont la nature l'avait dotée.

  • Vous deux, essayez de la dégager et d'arrêter le sang.

 Elle grimpa sans hésiter et avec une assiette assurée sur l'un des ordimpes grégoriens réchappés du sinistre.

  • Je descends à la ville le plus vite possible et je ramène un mage de soin. Elle va s'en sortir. Hors de question de perdre ma traductrice.
  • Reviens vite.

 L'organisatrice phyane contempla un instant les traits tendus de son ami Adam.

  • Promis.

 Elle talonna son ordimpe qui ne demandait que cela et s'élança de toute la puissance de ses muscles taillés pour la course. Logebis reporta aussitôt son attention sur Tomelia.

  • Tom. Ecoute-moi. On va essayer de libérer ta jambe. Ne bouge surtout pas, d'accord ?

 L'étudiante parvint à incliner la tête pour acquiescer. Le sang battait à ses tempes.

  • Par les Lunes... soupira l'érudit en considérant à nouveau le morceau de bois qui saillait de la plaie.

 Au-delà de la déchirure des chairs, l'os aussi semblait avoir souffert de l'accident.

  • Gauvain, trouve du tissu s'il te plaît. Il va falloir très vite arrêter le sang si on réussit à... l'arracher.

 Le cocher hocha la tête sans un mot et s'éloigna d'un pas instable. Adam considéra ses mains qui tremblaient.

  • Tiens bon, Tomelia.

 Il se déplaça de quelques pas pour essayer de libérer l'autre bout du tasseau, enseveli sous les débris du chariot fracassé. Chaque mouvement se répercutait par une infime vibration dans l'ensemble des décombres et à chaque fois, la jeune femme hurlait à s'en briser la voix, anéantie de douleur.

 D'autres conducteurs et passagers du convoi s'approchèrent pour aider, maintenir les étais et récupérer ce qui pouvait l'être pour le transférer sur les autres chariots.

 Une fois le tasseau libéré et Gauvain revenu avec du tissu déchiré, Adam se rapprocha de son étudiante étendue à terre.

  • Il nous faut quelqu'un pour la tenir, réclama l'érudit.

 L'un des manouvriers, un homme massif, sculpté à la paditienne, lâcha sa charge et s'approcha. Sous les indications de Logebis, il referma ses mains épaisses sur les épaules de Tomelia et la maintint fermement. Le linguiste et le cocher saisirent précautionneusement le pieu qui traversait la cuisse déchirée. Tous trois transpiraient à grosses gouttes. La simple torsion imposée par leur prise faisait frémir Tomelia jusqu'aux os. Ils commencèrent à tirer. La perche sortit d'une phalange, dans un bruit écoeurant, et la jeune femme se cambra malgré la poigne de l'ouvrier en poussant un cri désespéré qui fit résonner toutes les montagnes de sa souffrance. Des jaillissements de sang tachèrent le sol et les mains des officiants. La jeune femme toussa et se remit à hurler dès qu'elle eut suffisamment de souffle.

  • Ca n'ira pas, pâlit Gauvain.

 Adam acquiesça.

  • On va tirer d'un coup sec au lieu d'y aller doucement. L'arracher comme une écharde.

 Ils hochèrent la tête. L'élève, qui avait entendu, prit son inspiration pour protester, mais ils tirèrent avant et elle sombra à nouveau dans les ténèbres.

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