IX. Face à face

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 Il n'y eut pas de réveil en douceur pour Tomelia. Elle ouvrit les yeux avec un goût atrocement amer dans la bouche et une douleur cuisante, bien que moindre que dans son souvenir, à la cuisse droite. Une étrange paralysie crispait ses membres, elle voyait flou et une chaleur vague et surnaturelle nimbait sa blessure. Elle hurla, autant pour exprimer sa douleur que pour vérifier que l'air passait dans sa gorge.

  • Elle se réveille ! s'exclama une voix masculine à proximité.

 Tomelia battit des paupières. Un plafond de poutres et de chaume la surmontait. Une fenêtre grande ouverte apportait le vent du large. Le visage dévoré d'inquiétude de son professeur se dessina soudain, si près d'elle qu'elle en eut le vertige.

  • Tomelia ? Tu m'entends ?

 Elle eut un hoquet, puis émit une sorte de croassement.

  • Professeur ?...
  • Par toutes les Lunes, Tomelia... J'ai eu la peur de ma vie. Comment te sens-tu ?
  • Ma jambe.
  • Ne t'en fais pas. Elle est soignée.

 La linuslienne baissa les yeux ; la lumière dorée qui nimbait sa jambe émanait des mains d'un jeune homme émacié assis à côté du lit. Tomelia sentit sa blessure fourmiller, au fur et à mesure que la chair se refermait. Sa jambe tremblait contre son gré sous la pression magique. Elle s'obligea à rester calme ; le moindre mouvement pouvait peut-être avoir des conséquences catastrophiques sur sa guérison ?

 Le mage finit par éteindre la lueur dorée et se relever, mais une douleur sourde, lancinante, profonde, restait dans la cuisse de Tomelia.

  • Voilà, dit le jeune homme avec un curieux accent nordiste. Il lui faudra des béquilles pendant un moment, je n'ai pas pu ressouder l'os entièrement, il aurait été de travers. C'est à son corps de guérir ça, avec le temps
  • Merci infiniment, monsieur Voliun.
  • A votre service, monsieur.

 Il tourna son regard aigu vers la blessée.

  • Comment vous sentez-vous, mademoiselle ?

 Tomelia s'éclaircit la gorge.

  • J'ai mal... Je me sens lourde, je n'arrive pas à bouger. Je peux boire, par pitié ?

 Adam lui présenta aussitôt un broc d'eau qu'elle avala avidement pour faire passer le goût atroce sur sa langue.

  • Vous avez eu une jambe cassée, mademoiselle, récita doctement le mage, et la pièce de bois vous avait profondément blessée. J'ai pu purifier et refermer la plaie sans que vous ne perdiez trop de sang, mais l'os brisé ne se remet pas en place aisément. Les deux morceaux ont été déplacés par le choc et donc, si je les ressoudais, il resterait des pointes dangereuses. C'est pour ça que vous avez encore mal. Avec une attelle et des béquilles, votre jambe finira par se remettre correctement.
  • Merci, monsieur. Je peux me lever ?
  • En théorie, oui, mais cela vous ferait beaucoup souffrir.
  • Je vais prévenir Paola que tu es en bonne voie, déclara le professeur Logebis. Elle pourra sans nul doute nous procurer une attelle et des béquilles.
  • Professeur...
  • Oui ?
  • Le conducteur du chariot ?...

 Le linguiste fixa ses pieds.

  • Il est mort sur le coup.

 La jeune femme déglutit.

  • Que les Lunes veillent sur lui, chuchota-t-elle, atterrée.

 Madame Noravis détourna un de ses menuisiers-ébénistes de l'atelier pour fabriquer une attelle et des béquilles à Tomelia. En moins d'une journée, sa commande fut exécutée, preuve s'il en était besoin de l'autorité naturelle de l'organisatrice. Mais l'interprète devait attendre encore que sa jambe soit davantage consolidée pour se lever.

 En attendant, elle ne voyait d'Ujax que le carré de sa fenêtre et rageait en silence. Son mentor s'assurait qu'elle ne manque de rien et Paola venait la voir parfois, souvent prise par son travail encore conséquent. De ce que la jeune linuslienne en comprit, un des capitaines de vaisseau venait d'être gravement blessé et Noravis se battait pour le remplacer. Trouver un capitaine compétent et disponible aussi vite, même dans une ville portuaire comme le Joyau, représentait un défi.

 Tomelia lisait un recueil de contes qu'Adam lui avait offert lorsqu'elle entendit des pas inconnus, plus rapides que ceux d'Adam et plus légers que ceux de Paola. Elle eut juste le temps de froncer les sourcils et de lever les yeux de sa page avant de voir la porte s'ouvrir pour laisser passage à une silhouette féminine. Haute et fine, une peau pâle juste griffée par l'âge, un chignon sombre pris dans une résille raffinée, une robe de velours violet à bouillonnés, de longs gants satinés de la même nuance et surtout un visage délicat et hautain que Tomelia n'était pas près d'oublier.

 La marquise Desmine de Lapasie.

 Tomelia lâcha aussitôt son livre et se ramassa vers la tête de lit, comme si elle craignait que la marquise ne la frappe. Desmine avait posé un veto qu'ils avaient contourné. Son professeur l'avait avertie, d'une part qu'elle serait la proie de luttes d'influences importantes pour une mission diplomatique de cette envergure, d'autre part que la marquise lui en voulait personnellement pour des raisons qu'il avait refusé de développer. Elle avait donc toutes les raisons du monde de craindre Desmine. Dans son état, elle ne pouvait même pas se lever.

 La marquise ne semblait pourtant pas agressive ni même intimidante. Son expression lasse représentait plutôt un mélange de tristesse et de pitié qui surprit et rassura un peu Tomelia.

  • Marquise ? Que faites-vous ici ?

 La dame referma la porte de la chambrette sans un bruit.

  • J'ai appris que madame Noravis t'emmenait à Zrig. Alors je suis venue te présenter mes excuses.

 Tomelia ouvrit des yeux larges comme des soucoupes. Des excuses ?

  • Ce n'est pas ta faute si j'ai refusé que tu participes. J'ai perdu mon calme ce soir-là et mes paroles ont été blessantes. Je m'en excuse. Ton accent et ta prononciation n'ont rien à se reprocher.
  • Me... merci.
  • Taheevuk.

 L'interprète se figea, plus stupéfaite encore. La marquise venait de prononcer "je vous en prie" en Zrigi. Avec un accent et une intonation justes. Comment était-ce possible ?

  • Vous...
  • J'ai été l'élève d'Adam avant toi.

 La jeune femme s'accorda trois secondes pour digérer le choc. Desmine, élève d'Adam...

  • Comment.... pourquoi n'êtes-vous pas interprète dans ce cas ?
  • Parce qu'il a tout fait rater. Je voulais te faire comprendre que tu n'étais pas fautive. C'est Adam le responsable. Le coupable de tout !

 La rage recommençait à animer ses traits. Elle rouvrait la bouche pour continuer lorsque des pas lourds accompagnés du claquement d'une canne, dans l'escalier menant à la chambrette, la figèrent. Elle eut juste le temps d'adresser à Tomelia un regard venimeux avant qu'Adam ne paraisse. Il s'immobilisa également en la voyant.

  • Desmine.

 La marquise plongea dans une parodie de révérence moqueuse.

  • Que fais-tu dans la chambre de mon élève ?
  • Ton élève, répéta Desmine sur un ton sombrement sarcastique. N'as-tu pas honte d'utiliser ce mot devant moi ?
  • Non.

 Adam parlait d'un ton glacial et dur que Tomelia ne lui avait jamais entendu. Elle reconnaissait à peine l'homme qui l'avait élevée ces quatorze dernières années dans ce visage figé de haine. Quant à la marquise, elle blêmit sous le mépris de son ancien professeur.

  • Laisse Tomelia tranquille.
  • Oh, mais je ne suis pas venue lui faire du mal, bien au contraire. Je suis là pour la protéger de toi. Pour qu'il ne lui arrive pas la même chose qu'à moi.
  • Mensonge. Encore un. Tu es là pour l'empêcher de prendre ta place.
  • Ma place ! Tu reconnais donc bien que c'est la mienne. Que j'ai perdu par TA faute.

 Le venin contenu dans cette phrase fit frémir le maître de Tomelia.

  • Il me semble, Desmine, que nous étions deux à commettre cette faute, et que tu ne la considérais pas comme telle alors.
  • Ca n'a rien à voir. Je t'aimais, Adam.

 La jeune Rivepale sursauta.

  • Je t'aimais et tu as décidé de briser mon avenir. C'est cela ta faute, la seule.

 L'étudiante avait du mal à réaliser ce qu'elle entendait. Desmine et Adam ?... La phrase suivante sembla coûter énormément à son professeur.

  • Je t'aimais aussi, Desmine. C'est toi qui n'a pas voulu de moi. C'est toi qui est partie. Tu connaissais les conséquences.

 La marquise lâcha un rire bref et sec, empli de tristesse.

  • Quelles conséquences ? La liberté ? Tu m'as interdit de partir à Zrig ! Tu n'as même pas parlé de moi au conseil !
  • Je voulais te garder près de moi, répondit Adam d'une voix sourde.
  • Et au passage, tu as décidé de sacrifier mon rêve. Très noble ! ricana la dame.
  • Notre amour méritait ce sacrifice !
  • Jamais ! Et de toute façon, qui es-tu pour le décider ? Non, Adam, je ne t'aimais pas assez pour oublier l'objectif de ma vie. Prends ça dans ton ego démesuré. Je visais plus haut et tu m'as fait tomber !
  • Et tu as disparu ! Tes dernières chances réduites à néant, en même temps que notre histoire !

 La douleur ancienne palpitait réveillée dans les pupilles de Logebis.

  • Tu m'avais trahi. Tout a été fini dès cette seconde, et j'ai passé les vingt ans qui ont suivi à me demander comment tu avais pu croire le contraire. Et tu sais quoi ?

 La femme en violet, dans toute sa prestance et son élégance, se pencha vers le linguiste pour lui cracher les prochains mots à la figure.

  • Je n'ai jamais eu la moindre envie de revenir.

 Elle se désintéressa ensuite de lui et haussa la voix.

  • Tu vois, Tomelia, tu as eu de la chance que ton professeur soit déjà trop vieux pour toi. Autrement, tes quatorze années d'étude auraient également été perdues dans sa monstrueuse arrogance. Je suis là pour te conseiller de te méfier de lui, histoire d'éviter qu'il t'arrive quelque chose d'analogue.

 Logebis adressa à son étudiante un regard implorant.

  • Ne l'écoute pas, Tom. Elle est aigrie par son échec, c'est tout.
  • Mon échec ?!

 La voix de Desmine de Lapasie s'était étranglée de rage.

  • MON ECHEC ? Tu ne m'as même pas laissée me présenter ! Douze années gaspillées à t'écouter ! Toute ma jeunesse évaporée ! Pour RIEN ! Tu m'as volé douze années de ma vie. J'ai ruminé une vengeance durant des années. J'ai même appris que tu t'étais marié !

 Adam tressaillit et Tomelia remarqua qu'il effleurait l'alliance à son doigt.

  • Tu t'es mariée aussi, répondit-il d'une voix basse et coupante, emplie de vindicte.
  • J'espérais que tu le saurais, triompha la marquise. J'espérais que tu t'en mordrais les doigts. C'était le prologue de ma vengeance. Mais tu as continué à m'humilier !
  • Je n'ai rien fait de tel.
  • Et elle ?!

 Desmine désignait Tomelia d'un doigt accusateur.

  • Moi ? protesta faiblement l'étudiante bouleversée.
  • Mais oui, toi, chère mademoiselle Rivepale. Une paysanne !

 La dame avait perdu toute amabilité envers la jeune linguiste. Elle ne portait plus qu'un masque de haine vengeresse.

  • Tu sais pourquoi il t'a choisie, n'est-ce pas ? Est-ce que tu le sais, Tomelia Rivepale ?

 La jeune femme dut admettre que non. Elle s'était souvent posée la question sans trouver de réponse satisfaisante.

  • Non. Desmine, par pitié.

 C'était le professeur. Il n'exprimait plus qu'une terreur suppliante. Tomelia sentit une vague horreur monter par avance dans ses poumons, comme si un cri se préparait déjà.

  • Il t'a choisie parmi les bouseux, les paysans mal dégrossis, alors que ma famille a dû briguer des mois, recourir à toute son influence, pour me faire engager comme son élève parmi des centaines de candidats. Alors pourquoi toi, hum ?

 Elle s'approcha jusqu'à ce que Tomelia sente son souffle secouer ses cheveux. On n'entendait plus que des sanglots étouffés émanant d'Adam. Desmine semblait se délecter de leur terreur.

  • C'était pour m'humilier encore une fois. Pour se venger avec amertume de mon départ. Il a choisie la PIRE élève qu'il pouvait trouver, pour me montrer qu'il préférait ça à moi. Pour se prouver que même elle ferait mieux que moi.

 Tomelia sentit un frisson déterminer ses pleurs. Elle tourna la tête vers son professeur.

  • C'est vrai ?...

 Elle n'eut besoin que de lire la réponse dans les yeux noyés de larmes de Logebis.

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