V. Escorte

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 Tomelia ramena son bras vers elle et fit jouer son coude ankylosé. Gauvain et elle travaillaient à réparer le chariot depuis environ une demi-uchronie. Les vestiges de l'arceau réduit en allumettes par sa chute n'avaient pas été trop récalcitrants ; en revanche, courber le nouveau, négocié avec le bûcheron-menuisier du hameau, et le fixer à la caisse était une autre paire de manches. Elle crispait ses mains de toutes ses forces pour maintenir les deux pièces en contact.

  • Fais vite, gémit-elle.

 Le cocher maniait le maillet et les coups résonnaient dans la grange. Chaque vibration se répercutait douloureusement dans les doigts de Tomelia. Elle sentait sa prise lui échapper graduellement et pria les Lunes pour tenir jusqu'à ce qu'il soit correctement fixé, sinon Gauvain allait recevoir le retour de bâton dans la figure.

  • Vous pouvez lâcher.

 Elle obéit aussitôt, soulagée. La marque rouge des angles du tasseau striait sa paume. Elle agita les mains et sauta de la caisse.

  • Ca tiendra ?
  • Ca devrait.

 Le cocher se redressa et se courba en arrière pour faire craquer son dos. Il ne restait plus qu'à remettre en place la toile cirée. Tomelia la souleva et constata que la zone autour de l'oeillet avait cédé lors de sa chute. Elle soupira.

  • Je vais réparer ça. Tu peux aller vérifier comment vont les trandines ?
  • Bien sûr.

 La jeune femme amassa la toile dans ses bras et la transporta jusque dans la grande salle de la maison d'Hannah. Un feu fléchissant crépitait dans l'âtre et la pièce était déserte. Tomelia fouilla dans sa malle pour trouver son matériel de couture ; elle choisit soigneusement une aiguille épaisse et un fil solide. Elle s'installa sur une chaise en paille tirée devant la cheminée pour travailler. Elle commençait à doubler ses points lorsque quelqu'un entra dans la pièce, la faisant sursauter et du même coup échapper de sa main l'aiguille.

  • Oh, pardon, mademoiselle.
  • Ce n'est rien...

 Le messager Lionel s'agenouilla devant elle pour ramasser l'aiguille tombée sur le parquet. Tomelia se sentait terriblement mal à l'aise.

  • Veuillez... me pardonner pour ma frayeur, seigneur messager, je ne vous avais pas entendu.
  • Rien à vous reprocher, voyons.

 Elle reprit son aiguille du bout des doigts et continua son ouvrage.

  • Votre maître va-t-il mieux ?
  • Oui, merci, grâce à vos soins. Mais nous lui avons conseillé de rester calme pour aujourd'hui.

 Elle ne comprenait pas pourquoi un noble messager s'adressait ainsi à elle. Où voulait-il en venir ?

  • Dites-moi, votre nom, Rivepale... Un rapport avec le...

 C'était donc ça. L'étudiante se mordit la lèvre.

  • Celui auquel vous pensez, oui.

 Le messager resta silencieux un instant, accroupi devant le feu qui mourait.

  • Ca n'a pas dû être facile.

 Cette fois, l'aiguille trembla dans la main de Tomelia et finalement s'arrêta, toujours plantée dans le tissu.

  • Non.

 On entendit le feu craquer plaintivement.

  • Excusez mon indiscrétion.
  • Il n'y a pas de mal, monseigneur, mentit la jeune femme en reprenant sa couture avec davantage d'acharnement.

 Le messager se leva et la regarda enfin en face. De jour et vêtu de ses habits de voyage luxueux, il intimidait l'élève linuslienne. Elle s'attarda un instant sur l'écusson de messager attaché à son plastron.

  • Vous entreprenez un voyage risqué. J'imagine que vous le savez, à présent. Quelle est votre route ?
  • Jusqu'à Norelle pour le moment.

 Elle ne voulait pas révéler leur véritable destination. L'aventure de la nuit passée, qui laissait des marques dans son dos, l'incitait à la méfiance.

  • Je pourrai peut-être vous escorter. Je ne porte pas de message pour le moment.
  • Je... je ne pense pas que cela soit nécessaire, monseigneur.
  • Allons, allons, votre professeur n'est plus en état de vous protéger.
  • Nous avons Gauvain.
  • Votre cocher ? Croyez-vous qu'il suffira ?
  • Messager, déclara-t-elle soudain en se levant, vous devriez en parler d'abord à maître Logebis. Je ne dirige pas notre voyage. Mais si vous me permettez d'être franche, je ne tiens pas à votre compagnie.

 Elle n'en revenait pas de son arrogance. Comment avait-elle osé dire cela en face à un messager ? Elle déglutit.

  • Si je vous ai offensée par ma maladresse, croyez bien que cela ne se reproduira pas.
  • Je vous crois, messager. Ayez à présent la bonté de me laisser terminer mon travail.

 Lionel soupira et tourna les talons en silence. Tomelia se rassit, mais tendit l'oreille. Il montait les escaliers. Allait-il réellement voir Adam ? La jeune femme posa à nouveau sa toile, en songeant qu'elle n'arriverait jamais à la terminer, et se glissa vers l'entrée. Le messager avait bien monté les marches. Maudissant à la fois son imprudence et sa curiosité, l'étudiante se faufila dans l'escalier à pas précautionneux. Elle colla son oreille à la porte de Logebis.

  • Seigneur messager... que me vaut cet honneur ?
  • Maître linguiste, je suis venu vous proposer mon escorte pour la suite de votre voyage. Vous venez d'avoir la preuve que la route n'est pas sûre, et votre domestique ne pourra pas toujours suffire à vous défendre.
  • Excusez-moi de vous contredire, mais c'est Tomelia qui nous a permis de nous enfuir.
  • Votre élève ?!

 La jeune femme contre la porte sourit brièvement. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle soit efficace, hein ?

  • Ecoutez, je suis messager de Lonn, on m'a appris à me battre et à me défendre magiquement. Je connais le chemin. Je vous serais d'un grand secours. Je n'ai pas d'impératif pour le moment.
  • Mais vous, messire messager, pourquoi feriez-vous cela ? Qu'y gagnez-vous ?
  • Je voyage, c'est mon métier. Je peux bien passer quelques temps à aider d'autres voyageurs, surtout d'aussi excellente compagnie. Votre élève, ceci dit, semble réticente à l'idée de se faire accompagner. Peut-être votre décision la convaincra-t-elle.
  • Tomelia est une jeune femme franche et logique. Si elle a refusé votre offre, je n'ai pas à la contredire. J'espère simplement qu'elle ne vous a pas offensé. Votre proposition est somme toute généreuse, messager.

 L'étudiante ferma la main contre sa poitrine. Cher Logebis.

  • Je vois. C'est dommage. Je crains sincèrement pour vous, maître Logebis.
  • Je vous remercie pour votre sollicitude, messager Lionel. A titre personnel, il est vrai que votre présence me rassurerait quand à la sécurité de Tomelia, qui représente tous mes espoirs. Mais je ne comprends pas bien vos motivations.
  • Et c'est compréhensible, maître. Les bonnes âmes sont si rares.
  • Dans tous les cas, je vous remercie pour votre amabilité, messager Lionel, mais je préfère décliner votre offre pour le bien-être de mon élève. N'en prenez pas ombrage.
  • Loin de moi cette idée. Je m'incline donc. Bonne journée, maître.

 Les pas s'approchaient d'elle et Tomelia recula violemment, paniquée. Où se cacher ? Elle se jeta vers l'escalier et perdit presque l'équilibre en atteignant les marches. Elle entendit la poignée tourner alors qu'elle se rattrapait difficilement à la rambarde.

Nooooon !

 Elle se releva et essaya de se composer un air innocent et de descendre les marches d'un pas lent naturel. Lionel la rattrapa.

  • Mademoiselle Rivepale ! Je viens de voir votre professeur comme vous me l'avez conseillé. Il a si foi en vous qu'il refuse ma compagnie. Mais soyez raisonnable, je vous propose une protection et un guidage de messager, juste en échange de profiter de votre moyen de transport. Quelle haine vous anime donc à mon égard ?

 La jeune femme gardait le regard rivé au sol. Elle se savait vaincue par avance.

  • Je n'ai pas de haine, seigneur messager.

 Comment expliquer qu'elle se sentait mal de devoir voyager avec quelqu'un qui connaissait la grande honte de sa famille ?

  • Allons, tant pis...

 Il la dépassa allègrement. Tomelia inspira pour parler, mais ses mots se transformèrent en soupir silencieux. Que pouvait-elle dire ?...

 Gauvain avait taillé une canne pour Adam. Il marchait à présent d'un pas incertain mais régulier. Les voyageurs prirent congé d'Hannah sous le zénith. Adam avait été installé sous la toile enfin raccommodée du chariot, Gauvain conduisait avec Tomelia assise à ses côtés. La jeune étudiante se crispait. Le silence gêné qui régnait lui pesait.

  • Vous connaissez la route, maître ? osa prononcer Gauvain. Quelle est la prochaine étape avant Norelle ?
  • Il y a le petit bourg de Tiguet où nous devrons traverser le Lorire par le bac, répondit Adam. Mais c'est une très jolie ville, nous pourrions nous y arrêter plus longtemps.
  • A quelle distance ?
  • Nous y serons dans trois jours, si tout va bien.

 La campagne autour d'eux s'étirait en profitant de la pluie tarie de la veille. La saison des Pousses reprenait sa volubilité. Des colupiques jaunes piquetaient les abords du chemin et les bourgeons d'effalaures éclosaient lentement. Quelques aérolias traversaient l'air devant eux, d'un arbre à l'autre, et des harlises se poursuivaient dans les broussailles en poussant des cris aigus. L'une d'elles se retrouva au milieu de la voie, devant les trandines, et s'enfuit à toute vitesse. Au bout de quelques mètres à dandiner comiquement son corps lourd, elle réussit enfin à s'envoler et disparut derrière les cimes.

 Tomelia prit son courage à deux mains et se leva pou entrer sous la toile.

  • Maître, comment allez-vous ?
  • Pas trop mal, merci.

 Elle s'agenouilla près de lui.

  • Merci d'avoir refusé l'escorte du messager Lionel.
  • Je n'ai pas refusé, je lui ai répondu que je ne déciderai pas à ta place. Et pourquoi tant de méfiance, Tom ?
  • Je ne sais pas, soupira-t-elle. Nous avons déjà été piégés une fois...
  • Les messagers sont des gens probes. Ils ont la confiance du roi Oswald. S'il devait accomplir quelque chose de contraire à son Code, le sort d'infamie lui brûlerait les poignets. Nous n'avions rien à craindre de lui.

 Tomelia resta muette. Le Code, oui... Mais le Code lui interdisait-il de divulguer la honte des Rivepale ?

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