VI. Bienvenue à Freuil

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 Par bonheur, l'escorte d'un messager ne se révéla pas nécessaire. Après avoir traversé le bourg bucolique de Tiguet, l'attelage atteignit Norelle sous une pluie battante. S'étant réfugiés dans l'auberge locale, ils découvrirent avec mécontentement qu'il n'y avait plus de places libres. Ils se contentèrent donc d'une grange à foin que son propriétaire leur fit payer autant qu'une chambre de luxe. Ils repartirent donc de fort mauvaise humeur. Le chariot parcourut ensuite les collines vallonnées du sud d'Erdent et suivit les sentiers sinueux des lignes de crêtes. La saison des Pousses progressait et la température montait peu à peu. Maître Logebis maîtrisait de mieux en mieux sa canne et sa nouvelle démarche. Les voyageurs durent payer le passage du pont sur la Molgane, surplombant un immense delta boueux. Ils firent une halte dans la grande ville d'Effliren pour réparer une nouvelle fois le chariot et changer de trandines, au grand regret de Tomelia qui dut se séparer d'Alpha et d'Omega. Il fallut ensuite passer par les coteaux viticoles qui entouraient le lac Horizal et faire une halte sur ses berges pierreuses. Enfin, après presque un mois de pérégrinations plus ou moins agréables et plus ou moins prévues, le chariot arriva en vue de la cité de Phy.

 Tomelia se sentit heureuse comme jamais de poser pied à terre, devant une sorte d'écurie-atelier qu'où s'échappaient des rumeurs nombreuses et variées. Elle s'étira et tapota sur l'épaule d'une des deux nouvelles trandines, surnommée Lili. Adam descendait à l'arrière du chariot, claudiquant encore un peu. A peine eut-il touché le sol qu'une femme se précipita vers eux.

  • Adam ! s'exclama-t-elle en ouvrant les bras.
  • Paola !

 Tomelia s'était attendue à une femme élancée, charismatique, intimidante. Elle fut surprise. Celle qui s'avançait était large d'épaules et de hanches, avec un visage rond jovial surmonté d'une gerbe de cheveux noirs éparpillés. Elle portait un tablier par-dessus une tenue de toile grossière usée et déchirée par endroits, brûlée et tachée partout de graisse à essieux, de suie et de sciure. Un ruban noir ceignait son poignet, en signe de deuil. Adam avança pour l'étreindre.

  • Tu es enfin arrivé, vieux grigou !
  • Et toi, tu n'as pas changé, vieille sorcière !
  • Alors voilà ta fameuse élève !

 Elle avait dirigé son regard clair et attentif sur la jeune femme. Prise au dépourvu, la jeune linguiste se redressa et essaya de rajuster ses vêtements mis à mal par le voyage. Elle hésita à s'incliner mais Paola lui tendait une main franche qu'elle choisit de serrer.

  • Tomelia Rivepale. Enchantée, madame.
  • Appelle-moi Paola, ma grande. Ce vieux brigand m'a dit beaucoup de bien de toi.
  • Vraiment ?

 Interloquée, la jeune linuslienne jeta un regard à son professeur.

  • Il m'a raconté que cette pimbêche de Desmine ne te croyait pas capable d'accompagner les diplomates. Tu vas pouvoir me prouver le contraire. Ne t'en fais pas pour son veto, je reste l'organisatrice de cette mission. Personne ne m'empêchera d'emmener qui je veux. Pour quand penses-tu être prête à me présenter ton discours ?

 La jeune femme se livra à quelques calculs dans sa tête. Il fallait remanier certains aspects de sa harangue.

  • Dans trois jours.

 Paola Noravis haussa les sourcils. Tomelia n'arrivait pas à déterminer si la durée annoncée lui paraissait insuffisante ou exagérée.

  • Alors rendez-vous dans trois jours. En attendant le départ, je vous loge. Vous allez dormir au Freuil.

 Elle haussa la voix à l'intention de Gauvain.

  • Vous pouvez laisser les trandines dans le petit bâtiment à votre droite. Mettez donc le chariot dans l'atelier, vous serez bien aimable.
  • Bien, madame.

 D'un pas martial, elle entraîna Tomelia et Adam vers la large porte de l'atelier. Des dizaines de gens s'activaient à l'intérieur sur des travaux divers. Certains comptaient des sacs de denrées alimentaires, d'autres ajustaient des engrenages mystérieux et Tomelia reconnut l'odeur particulière de la forge et du bois fraîchement poncé. Certains ouvriers saluaient Noravis sur son passage.

 A la sortie de l'atelier, l'organisatrice les mena sous un porche et leur présenta un admirable manoir.

  • Le domaine de Freuil, présenta-t-elle sobrement.

 Ce domaine plut instantanément à Tomelia. Des toits triangulaires en ardoise mangés de mousses, hérissés de tourelles, de girouettes et de gargouilles dont la forme avait été laissée à l'imagination volubile d'un sculpteur, d'immenses fenêtres à meneaux cristallines dans une façade de pierre presque blanche taillée en courbes audacieuses, quelques marches altières menant à l'entrée et surtout un jardin plein d'arceaux ornés de plantes grimpantes et de ruisselets gargouillants aboutissant dans des mares fleuries composaient l'illusion de se trouver dans une pièce de théâtre tragique.

 Paola leur ouvrit la porte du perron.

  • Installez-vous, j'ai encore à faire à l'atelier. Des ouvriers suivent avec vos bagages. Il y a aussi une chambre pour le cocher, bien entendu. Montez, n'hésitez pas.
  • Merci, Paola. Je crois qu'un peu de confort fera du bien à tout le monde.
  • A ce soir, vieux bandit.

 Et sur ce, elle s'éclipsa vers l'atelier. Tomelia grimpa aussitôt les marches sans même attendre son maître.

 L'intérieur, frais et étrangement vide, répondait bien à l'aspect extérieur du manoir. La jeune femme glissa sur le parquet lustré avant d'atteindre le portemanteau, où elle se débarrassa de sa lourde parka en laine. Adam apparut derrière elle.

  • Bel endroit, hein ? C'est la demeure de la fille du duc de Phy, Agnès. Elle l'a prêtée à Paola Noravis comme logement diplomatique... contrainte et forcée, à vrai dire.
  • C'est vraiment superbe !

 L'étudiante esquissa un pas de danse qui lui fit atteindre un riche tapis occidental.

  • On va vivre ici ?
  • Seulement le temps nécessaire pour finir de préparer l'expédition. Nous irons à Ujax voir les bateaux dès que le travail de Paola sera terminé.
  • Si Noravis décide de me garder.

 Logebis perdit alors son sourire et vint serrer les épaules de Tomelia dans ses mains larges d'ancien marin. Il la força à le regarder dans les yeux.

  • Tom. Ecoute-moi. Je n'ai pas passé mes quatorze dernières années à te former pour rien. Je crois fermement en toi et je sais que Paola a le bon sens d'y croire aussi. Tu en es capable. Ne doutes jamais que tu es capable de grandes choses. Je te garantis que je ferai tout pour que tu fasses partie de ce voyage. Je ne te laisserai pas échouer, tu m'entends ?

 L'étudiante écoutait, bouleversée.

  • Merci, professeur. Je ne vous décevrai pas.
  • Il n'est pas question de me décevoir ou pas. Il s'agit uniquement de faire de ton mieux. Est-ce que tu veux bien me promettre cela ?
  • Oui, Adam. Je vous le promets.

 Il arbora alors un large sourire et tapota son épaule.

  • Allez, file t'installer.

 Deux ouvriers et Gauvain montaient les marches du perron, les bras chargés de malles et de ballots. Le cocher les remercia et proposa d'aider le professeur à monter ses bagages. Tomelia, elle, avait déjà saisi sa malle et grimpait l'escalier. Elle eut une brève pensée pour ce brave Clovis de la maison de Linusli.

 Elle découvrit, une fois en haut, qu'un mot avait été apposé sur la porte de chaque chambre.

Tomelia Rivepale

Bienvenue à Freuil, chère élève. Installez-vous ici, la bibliothèque au bout du couloir est également à votre disposition.

Paola Noravis.

 La jeune femme sourit et entra. La pièce était agréable, élégante sans être ostentatoire, avec une fenêtre ouverte qui donnait sur ce magnifique jardin, un secrétaire en bois laqué, un lit à baldaquin vert pâle et un lustre ouvragé imitant une volée d'oiseaux. Tomelia ouvrit sa malle, passa une tunique neuve et tira la chaise du secrétaire à elle. Il était temps de se mettre au travail.

 La jeune femme travailla toute la nuit. Elle dut changer trois fois les bougies du chandelier. Logebis la trouva le lendemain endormie sur le secrétaire, la manche tachée par l'encre de la plume.

  • Tomelia ?

 Elle secoua ses cheveux et battit des paupières.

  • Oh... Professeur ? Quelle uchronie est-il ?
  • L'uchronie d'aller déjeuner, plaisanta le vieux linguiste.

 L'étudiante agita la tête. La lumière du jour filtrait à travers les rideaux plissés. Elle se leva.

  • J'arrive.

 Son mot se termina dans un bâillement ostentatoire qui fit sourire Adam.

  • On mange sur la terrasse.

 Il quitta la chambre. Tomelia s'étira, promena son regard sur la table qu'elle avait délaissée, sur le lit pas encore défait et la fenêtre éclairée. En voulant l'ouvrir, elle remarqua la tache d'encre immense sur son avant-bras. Elle jura dans un soupir. Sa malle attendait sagement dans un coin. La jeune femme choisit une robe bleue à manches longues munie d'une capeline de fourrure. A son grand soulagement, une grande psyché se dressait près du lit, recouverte d'un drap. Tomelia le souleva pour vérifier son allure. Elle tourna sur elle-même, examinant sa silhouette, et se décida à descendre.

 La terrasse attenait au salon de l'entrée, où reposaient plusieurs intruments de musique eux aussi couverts par des toiles. Une large porte-fenêtre laissait passer le soleil et les rires. Tomelia franchit le seuil et se trouva sur une esplanade de tomettes chapeautée de treillis sur lesquels couraient des lianes fleuries. Un mobilier de jardin en sône tressé accueillait Paola Noravis et son maître devant un plantureux petit déjeuner.

  • Et voilà l'hibernante enfin réveillée ! se moqua l'organisatrice de l'expédition.
  • Ca sent bon.
  • Et comment ! Bon appétit, renchérit Adam en poussant une chaise pour son élève.

 Cette dernière croqua un croissant fourré à la crème en s'installant.

  • Ta chambre te plaît ? demanda Paola.
  • Cette demeure est une merveille ! Je n'ai jamais vécu dans un si bel endroit.
  • Moi non plus, je dois t'avouer, plaisanta la femme.
  • Cela fait longtemps que vous travaillez sur cette mission ?
  • Et comment ! J'étais déjà dessus quand tu es arrivée à Linusli à tes dix ans. Tu ne t'en rappelle sans doute pas, mais j'étais venue te voir un jour à cette époque. Je négocie avec tous les royaumes pour qu'ils envoient leurs ambassadeurs. J'ai même été en pays Lor chercher leur émissaire. Mais là, c'est la dernière ligne droite ! Le grand moment !

 Elle avala sa tasse et la reposa pour fixer Tomelia.

  • Je compte sur toi, ma petite. Adam m'assure que tu es prête et que je n'aurai pas à me plaindre. Mais si je suis obligée de stopper les préparatifs pour former un nouvel interprète, je serai en mauvaise posture devant tous ceux qui travaillent sur ce projet. Bref, nous croyons tous très fort en toi.

 L'étudiante décida de faire montre d'assurance. Elle termina son croissant et laissa calmement tomber :

  • Compris. En revanche, arrêtez de m'appeler "ma petite".

 Paola partit d'un grand rire.

  • Décidément, Adam, ton élève me plaît ! Voilà l'état d'esprit que j'attends, Tomelia. Continue comme ça.

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