Pour un morceau de ciel [NOUVELLE]

Image de couverture de Pour un morceau de ciel [NOUVELLE]

Cette fois, c’était la fin. Le poste de contrôle était en ébullition. L’alarme d’urgence résonnait dans les oreilles du jeune ingénieur. Les lumières jaunes et rouges clignotaient vainement, donnant à la salle l’allure d’un vaisseau spatial en perdition. Les ordinateurs, panneaux de commandes, et autres moniteurs de contrôle étaient hors d’usage. Les lourdes portes d’urgence étaient fermées. Plus rien ne répondait. Plus d’issue possible.

Et il était seul.

À bout de force, le scientifique abandonna tout espoir. Autour de lui, des spots explosaient, projetant des pluies d’étincelles sur les murs. De la fumée s’élevait depuis la fine rainure du dessous de la porte, signe que des flammes venaient lécher l’extérieur de l’enceinte. Il lui restait peu de temps, il le savait. Il s’assit une dernière fois à son poste.

Devant son écran si familier. Le moniteur ne diffusait plus que de la neige et il s’était fendillé sous l’effet de la chaleur. Il ouvrit un tiroir et prit une photo. On pouvait le voir entouré de sa famille. Une scène rassurante, une dernière avant la fin. Souvenir d’une sortie en famille, à peine quelques semaines auparavant. Il scruta les petits visages en papier, décidant que cette image serait la dernière qu’il emporterait avec lui. Sa femme, au visage si doux, mais surtout la frimousse ravie de son petit garçon, Julien. Sa vie. Ses dernières pensées furent pour son fils. Avant que tout n’explose.

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Julien, Julien ! Tu me reçois ?

Le jeune pilote sortit de ses pensées.

Oui, je t’entends fort et clair.

Parfait ! Bon, on fait comme d’habitude. Tu t’occupes des zones 27A jusqu’à 34C.

Vérifie la concentration du fluide avant de commencer la Vaporisation, ok ? Une erreur

technique ferait tache le jour de la Commémoration, n’est-ce pas ?

Julien sourit.

Bien reçu, chef ! À tout à l’heure.

Son regard se porta sur les cadrans de son Aéroplane. Tout semblait parfaitement normal. Julien ouvrit les réservoirs et les particules de souffre commencèrent à se déverser des deux énormes orifices situés à l’arrière de l’appareil. Julien enclencha le pilote automatique et laissa son regard se perdre dans la masse de nuages qu’il surplombait. La masse opaque du Smog semblait continuer à l’infini, et ce, quel que soit la direction selon laquelle le jeune pilote regardait. Les particules légèrement orangées qu’il déversait se mêlaient aux nuages donnant à l’ensemble un aspect irréel.

Son avion était perdu dans un immense environnement laiteux, où tout était fait de coton et de mousse. C’était calme, reposant. Julien adorait ces vols. Il aimait son travail. Il se sentait utile. Il savait que grâce à lui, des millions de gens pouvaient continuer à vivre tranquillement. Il posa sa tête contre la vitre du cockpit, plongé dans ses pensées.

Un bip retentit, le sortant de sa torpeur, signalant que les réservoirs étaient vides. La Vaporisation était finie. Julien saisit la radio.

Aéro-Alpha-Charlie à Aéro-principal, je suis à sec, je rentre à la base.

Il reprit les commandes de son avion et se dirigea vers la piste qui lui avait été attribuée. Dans les vestiaires, Julien ouvrit son casier. Il en sortit des affaires civiles. Son regard se posa sur la photo accrochée sur la porte. On y voyait un couple, souriant dans une prairie verdoyante, sous un ciel bleu azur. Son grand-père et sa grand-mère. C’était quelques mois seulement avant que ces derniers n’intègrent le Grand Conseil. Ensuite, tout avait changé.

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Julien prit un tube de crème solaire à très haut indice. Depuis la mise en place du Smog, le soleil ne venait plus inonder les rues de Paris. Pourtant, les gens devaient à tout prix se protéger des effets nocifs des rayons UV. En effet, les Vaporisations avaient la fâcheuse tendance à s’attaquer à la couche d’ozone, la fragilisant notamment aux pôles et à l’équateur. L’État avait beau certifier que les habitants des latitudes moyennes ne risquaient rien, Julien restait prudent. « Il vaut mieux prévenir que guérir » disait souvent sa mère. Malgré ça, elle avait été emportée par un cancer quelques années auparavant.

Le jeune homme sortit des vestiaires et enfourcha son vélo. Cela faisait bien longtemps que l’utilisation de l’essence était réservée aux appareils chargés d’entretenir le « Smog », cette épaisse couverture de soufre artificielle qui entourait la planète depuis la création de l’Union. Il quitta l’enceinte du Centre de stockage et roula jusqu’à la sortie. Il passa devant le bâtiment de Régulation. C’était le centre nerveux de la Base. Toutes les Vaporisations étaient décidées ici. Le maintien du Smog dépendait de ces centres de Régulation, dispersés un peu partout sur la planète. Un seul dysfonctionnement mettait en péril le maintien global de la protection nuageuse. Lorsqu’il rentra chez lui, il trouva Hélène, sa femme, installée devant la télévision.

... précipitations encore en baisse cette année. L’Inde menace de faire sécession de l’Union si une solution rapide n’est pas trouvée. La Chine, elle aussi frappée par de terribles sécheresses dans le sud-est, a manifesté son soutien au mouvement anti-Smog. Une rencontre entre le grand Conseil de l’Union et les dirigeants du mouvement de protestation est prévue afin de faire baisser les tensions ...

Julien embrassa sa femme. Puis, il monta à l’étage pour aller retrouver ses enfants. Julien avait deux enfants, un garçon et une fille, comme tout le monde dans l’Union. Après le déjeuner, il partit avec sa famille sur la place principale afin d’assister audiscours traditionnel du représentant du Conseil, venu spécialement pour l’occasion.

Lorsqu’ils arrivèrent, une estrade avait été montée. Elle était surmontée d’une gigantesque bannière rouge et or frappée du slogan de l’Union : « Pour le Bien de Tous ». Des chaises avaient été disposées en de nombreux rangs serrés, annonçant la foule qui, bientôt, envahirait la place. Ils se placèrent au premier rang. Les places étaient réservées aux pilotes et à leur famille. L’honneur qui en découlait remplissait Julien de fierté. Son fils grimpa sur ses genoux. Le petit garçon se mit à jouer avec une figurine miniature représentant un aéroplane. Julien sourit. À côté de lui, sa fille ainée, Anna, serrait fort contre elle sa poupée de tissu. C’était un vieux modèle obsolète, sans articulation ou animation électronique dont étaient maintenant pourvus tous les jouets. Malgré ça, la fillette ne s’en séparait jamais. Peu à peu, la place se remplit de monde, toutes les familles de la résidence étaient venues assister à la Commémoration. Bientôt, toutes les places furent occupées. L’hymne de l’Union s’éleva. Fort, puissant. Il avait été choisi par les membres du Conseil le jour même de la mise en place du Smog. La foule entière se leva, respectueuse. Julien ferma les yeux et se laissa envahir par la musique.

À la fin de la mélodie, le représentant du Conseil monta péniblement les trois marches de l’estrade. À 86 ans, il assumait ce poste depuis plus de 40 ans. Il avait été nommé directement par les membres du Conseil. Le vieil homme prit place derrière le pupitre et s’adressa à l’assemblée.

Il y a maintenant 46 ans, un groupe de scientifiques et d’industriels, d’hommes et de femmes éclairés, ont pris la décision de changer le monde. Ils ont fondé l’Union et sont devenus le Conseil. Ils ont eu le courage de prendre la décision qui s’imposait. Alors que tous refusait le risque, alors que les gouvernements se déchiraient, le Conseil a su prendre la responsabilité de notre futur. Grâce à eux, le Smog nous protège aujourd’hui du trop plein de rayons solaires. En permanence, des pilotes courageux entretiennent cette protection de souffre afin que nous puissions vivre en paix. Dans les années 2000, les scientifiques prévoyaient une hausse de plus 2°C de la température globale. Ils nous disaient condamnés. Mais le Conseil avait foi en l’Homme. Il avait foi en notre capacité à prendre notre destin en main. Nous ne nous sommes pas laissé dominer par la Nature. Nos villes sont toujours là, plus fortes que jamais. Le réchauffement a été endigué grâce à l’Union et grâce au Smog ! Nous pouvons continuer à construire notre civilisation et nos routes, à produire de la nourriture en abondance et à profiter plus que jamais des richesses qui s’offrent à nous. Et aujourd’hui, je suis fier de vivre dans ce monde que nous avons su modeler. Le Conseil a su prendre la meilleure décision pour Tous. Et le Conseil sera toujours là, pour nous guider. Comme il l’a toujours fait, et le fera toujours. Pour le Bien de Tous !

Julien scanda le slogan en levant les yeux vers le ciel. En cette fin d’après-midi, le soleil rasait le smog et illuminait la couche de souffre d’une multitude de couleurs. Julien n’avait jamais vu de ciel bleu azur, mais il savait que sa famille avait choisi pour lui ce ciel multicolore. Et il avait la responsabilité de l’entretenir, quoi qu’il en coûte. Pour le Bien de Tous.

Après le discours du représentant, se succéda une multitude de Conseillers, responsables et autres officiels venus spécialement pour l’occasion. Enfin, arriva le moment le plus attendu par Julien. Le vieux représentant s’approcha à nouveau du micro et annonça d’un ton solennel.

Et maintenant, je vous demande de prendre quelques minutes pour vous recueillir en l’honneur de l’un des héros de l’Union. Un modèle d’abnégation et de loyauté. Sa mort a été une grande perte, pour nous tous. Aujourd’hui, je vous demande de lui rendre hommage en accueillant chaleureusement son fils. Julien, veuillez me rejoindre je vous prie.

À ces mots, Julien se leva. Il réajusta son uniforme. Et marcha fièrement vers l’estrade. Le vieil homme lui remit comme tous les ans, la médaille d’honneur à titre posthume pour son père. Julien eut les larmes aux yeux en recevant la décoration. Depuis 10 ans, à chaque Commémoration, Julien était récompensé pour le sacrifice de son père. Il était mort suite à un problème mécanique d’un des réacteurs de mélange. Un des systèmes de refroidissement d’une cuve de mélange de souffre avaient lâché. Le père de Julien était un des ingénieurs chargés du système. Il avait refusé de quitter la salle de commande et avait ainsi pu permettre l’évacuation de tous les employés de la station avant l’explosion. Il avait sauvé des dizaines de vies mais l’avait laissé orphelin. Tous les ans, il recevait de la main du Conseiller cette médaille et c’était comme si son père était encore en vie.

Après la cérémonie, Julien et sa famille rentrèrent chez eux à pied. Ils marchaient depuis quelques minutes quand la cadette, Anna, trébucha et tomba lourdement sur le chemin. La fillette ne bougeait plus. Croyant que sa fille lui faisait une blague, Julien s’avança vers elle en riant. Il secoua doucement l’enfant, s’attendant à la voir tourner vers lui, un visage hilare, fière de sa plaisanterie. N’obtenant pas de réaction, il retourna sa fille sur le dos. Anna était d’une pâleur affolante, blanche comme de la craie. Sa petite poitrine se soulevait faiblement. Julien entendit son épouse crier dans son dos et appeler les secours. Il ne pouvait pas détacher les yeux de sa fille.

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Ils patientèrent longtemps au centre de soins. Julien faisait les cent pas. Allers et retours vains dans les couloirs, scrutant les aiguilles de la pendule, détaillant chaque affiche animée accrochée au mur, porteuse de message de prévention. Sa femme et son fils s’étaient endormis dans une des salles de repos, épuisés par l’attente interminable, par l’angoisse de l’ignorance.

Enfin, un soigneur sortit de la salle d’examen. Il se dirigea droit sur Julien qui s’immobilisa. Il avait le visage fermé et solennel des messagers porteurs de mauvaises nouvelles. Julien attendit que tombent les mots fatidiques.

Monsieur, je suis navré. Nous avons fait tout ce que nous pouvions mais...

Qu’est-ce qu’elle a ? », le coupa sèchement Julien.

Une forme assez commune de cancer des poumons. Bien qu’il soit assez rare d’en trouver une forme aussi avancée chez une enfant de son âge, il n’y a pas de doute quant au diagnostic final. Monsieur, la maladie a déjà atteint un état généralisé chez votre fille. Elle est condamnée.

Le médecin avait débité sa tirade d’une seule traite, sans respirer, pressé d’en finir avec cette tache pénible.

C’est impossible. Ce cancer ne frappe pas ici. La plupart des cas se trouvent plus au niveau de l’équateur. Mais pas ici vous entendez ?

Julien avait terminé en criant, sans même s’en rendre compte. Le médecin baissa la tête, l’air résigné. Il était sans doute habitué, à force, à ce genre de situation.

Mais vous pouvez la soigner, non ? L’Union a fait d’énormes progrès en médecine. De nos jours, le cancer n’est plus ce qu’il était ! Notre voisin est tombé malade, il y a 3 ans. Il s’en est sorti après moins d’un mois de traitement. Il existe sûrement ...

Monsieur, l’interrompit brusquement le médecin, vous ne comprenez pas. L’état de votre fille n’est pas dû à de bêtes prédispositions génétiques. Chaque bouffée d’air qu’elle inspire rend la maladie un peu plus virulente. Elle ne peut pas guérir puisque c’est l’environnement lui-même qui la rend malade. L’air l’empoisonne chaque jour davantage.

Julien regardait le soigneur, l’air ahuri.

Mais... c’est impossible, Julien secouait la tête, refusant de comprendre. Le smog est inoffensif. Il nous protège. Aucune particule ne redescend de la haute atmosphère. Ils ont dit que 99% des gens n’en ressentiraient même pas les effets ...

Le médecin soupira.

Les gens oublient souvent les 1% restants.

Sur ces mots, il tourna les talons et s’en alla, laissant Julien seul au milieu du couloir froid de l’hôpital, détruit par ce qu’il venait d’apprendre. Le jeune pilote s’affala sur un banc et se mit à sangloter.

Les jours qui suivirent furent éprouvants. Après chaque journée de travail, Julien allait voir Anna à l’hôpital. Il y passait toutes ses soirées et la plupart de ses nuits. Il restait au chevet de sa fille jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Les médecins avaient dit que sa fille ne passerait pas le mois. Julien était accablé par le chagrin. Voir sa fille dépérir lentement le saignait à blanc, l’empêchant de dormir et de s’alimenter. Pourtant, le pire n’était pas la tristesse mais la culpabilité.

Une nuit, alors que l’hôpital était vide, Julien était resté, comme d’habitude, auprès de sa fille. Il avait fini par s’endormir, épuisé. Plus tard, il avait été brusquement tiré de son sommeil par les gémissements de sa fille. La petite avait régulièrement des crises qu’aucun antidouleur ne semblait soulager. Le père avait patiemment caressé les cheveux de sa fille, attendant que la douleur passe, lui murmurant des mots pleins d’amour et de tendresse.

Après cela, il avait été incapable de se rendormir. Anxieux, il était sorti dans le couloir pour ne pas réveiller l’enfant. C’est en errant dans les couloirs qu’il était tombé sur la salle des archives. C’était une pièce minuscule, coincée au fond d’une impasse de l’hôpital. Elle avait l’aspect d’un placard à balai défraichi. Le débarras était rempli à ras bord de papiers jaunis et de vieux dossiers médicaux. C’était ce détail qui avait attiré l’attention de Julien.

L’Union ne se servait quasiment plus de papier. Toutes les informations circulaient sur le Réseau. Chaque article, chaque phrase, chaque mot étaient numérisés et transmis virtuellement. Julien n’avait jamais vu un tel empilement de paperasse. Il entra dans le cagibi et s’empara d’un carton rempli de vieux dossiers médicaux. Ils étaient très vieux. Certains dataient du tout début de l’Union. Il en ouvrit un au hasard et son regard s’arrêta brusquement sur une phrase qui le fit réagir. On pouvait lire : « cancer des poumons foudroyant, mort en quelques semaines ». Intrigué, Julien parcourut les dossiers suivants. Ils étaient rangés par ordre chronologique et concernaient tous le même profil de patient. Cancer des poumons d’origine environnementale, incurable. Au fil de sa lecture, Julien parcourut des dizaines de noms, puis des centaines. Tous morts, année après année. Il arriva enfin au dernier dossier, sachant ce qu’il allait trouver.

Le dossier de sa fille, portant la même mention fatidique que les autres. La date de la mort était encore incomplète. Julien tomba à genoux. Ils étaient tous là, regroupés dans la petite pièce sombre. Les petits visages des photos d’identité semblaient tourner vers lui des regards accusateurs, lui reprochant son aveuglement de toutes ces années. Ils étaient là, les sacrifiés de l’Union. Les martyrs du Smog. Morts pour le Bien de Tous. Morts à cause de lui.

---

Dix jours plus tard, on enterrait sa fille. Le Smog pesait lourd sur le cimetière. Peu de gens assistaient à la cérémonie. L’annonce de la mort de sa fille avait définitivement isolé Julien et sa famille. Dans l’Union, l’espérance de vie était exceptionnelle. Les accidents existaient bien sûr, tragiques. Mais les maladies comme celle qui avait emportée sa fille étaient tabou. On n’en parlait pas. On ne voulait pas savoir. C’est pourquoi il y avait si peu de personnes autour de la petite fosse ce jour-là. Quand on mit le cercueil en terre, Julien détourna la tête. Son petit garçon s’accrochait à sa jambe, perdu. Il geignait. Hélène le prit dans les bras et l’emmena. Julien resta seul devant la tombe. On avait incrusté dans la dalle neuve un petit médaillon numérique animé où on pouvait voir sa fille qui riait. L’image était insoutenable. Julien sortit à grand pas du cimetière et s’éloigna rapidement, sans objectif précis, voulant mettre le plus de distance possible entre lui et sa fille qui riait. Il marcha longtemps. Enfin, il arriva sur la place de la ville. Celle-là même où, à peine deux semaines auparavant, il recevait avec tant d’honneur la médaille de son père. Julien s’arrêta devant l’estrade. Les chaises avaient disparu mais la bannière de l’Union était toujours là, le narguant de son slogan : Pour le Bien de Tous.

Pour le bien de Tous, sa fille était morte.

La nuit de Julien était agitée. Il se tournait, se retournait dans son lit. Sous ses paupières closes, on devinait ses yeux, roulant dans leurs orbites. Sa peau était brillante de sueur. Il voyait sa fille qui riait, riait à en perdre haleine et s’étouffant dans une épaisse fumée orangée. Julien courait vers elle mais ne voyait plus rien, perdu dans une nuée épaisse. Autour de lui, de petits personnages de papier l’accusaient, le traitant de meurtrier. Des Aéroplanes surgissaient du smog et jetaient des jets de soufre empoisonnés contre sa maison. Son fils et sa femme se tordaient de douleur sur le sol ... Julien se réveilla en sursaut. À côté de lui, sa femme dormait paisiblement. Il embrassa doucement Hélène sur le front, sans la réveiller. Il sortit du lit conjugal et monta à l’étage.

Il ouvrit doucement une porte et entra dans la chambre de sa fille. Depuis sa mort, il n’avait rien touché dans la chambre d’enfant. Tout était exactement comme elle l’avait laissé. Les jouets, les photos, les livres. Rien ne manquait. Sauf Anna.

---

Julien courait dans la Rue. Il ferait bientôt jour. La Base s’étalait devant lui. Ensemble de bâtiments sombres, se détachant à peine dans la nuit. À quelques mètres de l’enceinte, il ralentit et se recomposa une attitude décontractée. Il essuya d’un geste la sueur qui avait perlée sur son front. Il passa devant le poste de contrôle et présenta son badge de pilote, son ticket d’entrée pour mener à bien son plan.

Vous êtes bien matinal ! », lui fit remarquer le garde.

Julien ne répondit pas. Il restait focalisé sur son objectif. Quand il fut suffisamment loin du poste de contrôle, il sortit de sa poche un objet mou. Une petite poupée de tissus délavés. Et la serra fort dans son poing. Ce soir, il mettait fin à l’abomination qui lui avait pris sa fille. Il marcha le long de la Base et arriva devant le bâtiment de Régulation. En tant que pilote, il n’avait pas accès à cette partie de l’enceinte. Mais il savait qui pouvait l’y faire entrer. Il continua à marcher et arriva devant le quartier des officiers. Certains des grandes pompes du smog ne quittaient jamais la Base. C’était le cas du Commandant. Le Commandant était un homme d’une soixantaine d’années à l’allure sévère. Le ton que prenait sa voix pour donner des ordres ne souffrait d’aucune contradiction. Il dirigeait la base depuis 10 ans. C’était le fils du tout premier chef du Conseil. Julien savait qu’il le trouverait dans son bureau, il y était toujours. À croire qu’il ne dormait jamais. Le bâtiment des officiers était beaucoup moins surveillé que le centre de Régulation. Un seul garde devant la porte, et un contrôle de badge. Julien connaissait le garde. Une jeune recrue qu’il avait lui-même entrainée au pilotage d’un Aéroplane. Il s’avança, l’air penaud. Aussitôt, le jeune garde pointa son arme vers lui.

Halte, qui va là ?

Quand il reconnut Julien, il se détendit.

Eh bien, l’ami ! Qu’est-ce que tu fais là ?

Julien affichait une mine déconfite, les épaules baissées.

J’ai eu un problème avec mon dernier vol. Une erreur dans la vérification de la concentration du mélange de soufre avant une Vaporisation. J’ai foutu en l’air tout un vol et abimé un appareil. Mon supérieur était furieux. Le Commandant a demandé à me voir.

Eh ben, mon pauvre vieux. Bon courage avec le Commandant. Il parait que c’est pas un marrant. Vas-y, passe ton badge de convocation sur le biper.

Julien fit mine de fouiller ses poches pendant un moment. Puis, il prit un air catastrophé.

Oh non ! C’est vraiment pas mon jour. Je crois que j’ai oublié le badge dans mon casier. Le Commandant a bien précisé qu’il voulait me voir avant le changement de service. Le temps de retourner aux vestiaires, il sera trop tard. Bon sang, je peux tout de suite faire mon carton.

Devant l’air paniqué de Julien, le jeune garde lui proposa avec un clin d’oeil :

Écoute, t’inquiète pas pour ça. Je te fais entrer. Je te dois bien ça. Et bon courage !

Merci, vieux ! Tu me sauves la vie.

Soudain, il avisa l’arme que portait Julien à la ceinture.

Par contre, tu dois me laisser ça. C’est la procédure.

Le Commandant a demandé que je la lui rapporte. Apparemment, il veut me retirer mon

permis de port d’arme à cause de l’accident de hier. Il veut sans doute me la reprendre lui-

même. Pour le symbole, tu vois.

Le garde hésita puis passa son badge sur le moniteur et la porte coulissa. Après être entré, Julien se redressa. Le plus dur restait à faire. Il marcha dans le couloir, la moquette épaisse étouffait ses pas. La faible lumière provenait de petits luminaires de veille incrustés dans le sol. Julien avait l’impression d’avancer au ralenti. Enfin, il arriva devant une lourde porte en bois massif. Après une grande inspiration, il poussa la porte et entra dans le bureau.

Le Commandant se tenait debout, dos à la porte, regardant par sa fenêtre. Il fumait un cigare. Le bout incandescent rougeoya lorsqu’il en tira une bouffée. Il se retourna lentement et découvrit Julien dans l’embrasure de la porte, une arme pointée vers lui. Son long visage pâle n’exprima aucune surprise ni aucune peur. Décidé, le jeune pilote s’avança et referma la porte derrière lui.

Vous allez me faire entrer dans le centre de Régulation.

Julien avait essayé de donner à sa voix un ton ferme et menaçant. Mais la requête ne parut nullement affecter le Commandant.

Vous avez entendu ? Je veux que..

J’ai très bien entendu ce que vous m’avez demandé jeune homme, répliqua sèchement l’officier. Mais j’ai le regret de vous dire que ce que vous avez prévu n’aura pas lieu.

Vous n’avez aucune idée ...

Bien sur que si. Croyez vous vraiment qu’il y a un seul évènement dans cette base qui

me soit inconnu ? Croyez vous que j’ignore la mort tragique de votre fille ?

A l’évocation de sa fille, Julien tressaillit. Sa main serra plus fort la poignée de l’arme. Il sentit la colère monter en lui et sa détermination se fit plus forte.

Vous me ferez entrer dans ce centre, Monsieur, de gré ou de force. Il faut que quelqu’un mette fin à cette folie. Tous ces morts. C’est injustifiable. Et c’est à cause du Smog. Je ne tolérerai pas que cela continue. Je ne tolèrerai pas que d’autres meurent à cause de vous et de l’Union. Ce soir, tout doit cesser. Vous allez donc me faire entrer et je mettrai le Centre de Régulation hors service. Demain, les gens pourront enfin contempler le ciel bleu durant la journée. Ils pourront enfin voir les étoiles la nuit. Ils pourront enfin vivre sans subir la lourde menace de cette chape de souffre qui nous empoisonne !

Les yeux du Commandant n’avaient pas quitté ceux de Julien tout le long de sa tirade. Il fumait toujours son cigare, en tirant de petites bouffées régulières. Un petit nuage de fumée planait dans la pièce, rendant l’air opaque. Il laissa planer un long silence, puis lâcha :

Vous ne ferez pas ça.

Vous n’avez pas compris. Rien de ce que...

C’est vous qui n’avez pas compris !

Le Commandant avait parlé d’une voix forte et tranchante. Ses paroles résonnèrent dans la pièce. C’était la première fois qu’il haussait la voix. Cette fois, la colère se lisait dans ses yeux. Il écrasa la fin de son cigare dans un cendrier en verre et se tourna vers un panneau de projection blanc.

Vous parlez de morts. Vous parlez de folie. Vous croyez qu’avec votre insignifiante découverte à l’hôpital, vous pouvez prendre la mesure de ce que le Smog a coûté ? Combien de gens ont dû donner leur vie pour la mise en place de l’Union. Et vous, vous aimiez ce système. Vous étiez heureux malgré ce que vous prétendez. Avant la mort de votre fille, avez-vous pensé une seule fois à ceux qui avaient déjà perdu des proches avant vous ? Pensiez-vous aux malades, quand vous projetiez sur eux le Smog durant vos Vaporisations ? Non, bien sûr que non ! Le bonheur rend distrait. Et vous venez me parlez de justice ! Vous voulez connaitre la vérité ? Alors regardez !

À ces mots, l’écran blanc se couvrit de milliers de photos et de noms. Et chacun de ces noms était remplacé par un autre nom. Encore et encore. Une liste sans fin qui défilait devant Julien. Le jeune pilote se tourna vers l’écran, horrifié par tous ces visages qui se succédaient. Il ne pouvait détacher ses yeux de l’écran. Il était comme hypnotisé par cette liste qui à elle seule illustrait un massacre qu’il n’avait fait qu’entrevoir. Le Commandant s’était rapproché dans son dos. Il lui murmura :

Les voilà. Tous les martyrs du Smog. Tous ceux qui sont morts pour que vous et moi soyons là aujourd’hui. Si vous devez mourir pour eux, autant que vous sachiez ce pour quoi vous vous battez.

Julien se retourna et lui fit face. Ils n’étaient plus séparés que d’un mètre. Julien pouvait l’abattre à bout portant. Avec un air de défi, Julien répliqua :

Vous pourrez me faire tuer, mais ça sera trop tard. Vous pourrez bien dire que j’étais fou, un illuminé. Mais les gens voudront savoir. Tous le monde veut connaitre les raisons d’un traitre. »

Vous ne mourrez pas en traitre, jeune homme. Vous mourrez en héros.

Ces mots désarçonnèrent Julien, lui faisant un instant baisser sa garde. Ce n’était pas normal. Pour un homme menacé par une arme, il était beaucoup trop sûr de lui au goût du jeune homme. L’officier continua :

Personne ne fouille le passé d’un héros. On honore sa mémoire, on le remercie pour son sacrifice. Demain, votre famille sera avisée de votre mort. Vous avez surpris des membres d’un groupe séparatiste dans les hangars pour les aéroplanes. Ils avaient programmé un appareil pour qu’il s’écrase sur la Base lors du prochain vol. Mais vous les avez surpris et vous êtes monté dans l’appareil pour le réparer avant qu’ils ne lancent le pilote automatique. Vous avez réussi à détourner son vol mais vous êtes resté bloqué dans le cockpit qui avait été saboté et vous êtes mort dans le crash. »

Julien écoutait le Commandant. C’était si étrange de l’entendre raconter le scénario de sa propre mort. Il avait presque envie d’y croire. Sa main effleura la poupée, restée dans sa poche.

C’est impossible. Personne n’y croira..., souffla t’il.

Le Capitaine eut un petit rire et sa bouche se figea en un rictus ironique.

Vous, vous y avez cru, pendant toutes ces années.

Julien recula, refusant de comprendre.

Votre père, il se tenait là où vous êtes, il y a juste quinze ans. Lui aussi refusait d’accepter ce qu’il avait créé. Il refusait de jouer son rôle. Il refusait d’être fidèle à ce à quoi il avait cru. Et finalement, il a donné sa vie. Vous connaissez la suite.

C’était tellement évident. Son propre père, héros de l’Union. Médaillé chaque année pour son courage. Ils l’avaient tué. Julien leva son arme, aveuglé par la rage. Au diable le plan. Cet homme mourrait ce soir. Il n’avait pas vu les deux agents qui étaient entrés pendant leur face-à-face. Ils l’immobilisèrent d’une décharge. A la deuxième, ce fut le trou noir.

---

Sa tête lui faisait affreusement mal. Tout son corps était engourdi. Julien ne se rappela pas tout de suite ce qui s’était passé. Des flashs revenaient. Vagues réminiscences d’images et de sons. Il se redressa et se rendit compte qu’il était dans un cockpit. Dans un Aéroplane de Vaporisation. Et qu’il était en vol. Par réflexe, il saisit le manche et le baissa, mais il n’y eut aucune réponse de l’appareil. C’est alors que la voix du Commandant surgit du haut-parleur.

Je suis vraiment navré que cela doive se terminer ainsi, Julien. Mais vous connaissez le slogan de l’Union. Pour le Bien de Tous. Vous deviendrez un héros, je vous le promets. Votre famille ne manquera jamais de rien. Bientôt, il ne restera plus d’oxygène dans le cockpit. Ce sera comme si vous vous endormiez. Demain, on retrouvera la carcasse de votre appareil. Mais avant, j’ai tenu à vous faire un dernier cadeau. Profitez du spectacle.

Le haut-parleur se coupa. Julien hurla, appelant à l’aide. Mais il était seul. Dans un avion à des kilomètres d’altitude. Personne ne l’entendrait. Personne ne l’entendrait jamais. L’avion continuait de monter. Traversant les couches de smog. Aucune des commandes ne répondait. Julien su qu’il ne pourrait plus rien faire.

Cette fois, c’était la fin. L’avion montait toujours et l’air commençait à se faire rare. Julien sortit la poupée de sa poche et la serra contre lui, comme le faisait sa fille. Il laissa aller sa tête contre la vitre, et c’est alors qu’il les vit. Les étoiles. L’Aéroplane avait dépassé les dernières couches de smog. Et le ciel tout entier s’offrait à lui. Clair, pour la première fois. Il n’aurait jamais imaginé que le spectacle d’une nuit étoilée puisse être aussi beau. Il s’endormit, en serrant contre lui la poupée de tissu. Comme un enfant.

Une semaine plus tard, un nouveau bâtiment avait été installé sur la place de la ville. Un avion en marbre, frappé du symbole de l’Union, se dressait vers le ciel. L’ensemble en marbre blanc croulait sous les bouquets de fleurs et les couronnes de mots de remerciements. Sur la dalle de commémoration, on pouvait lire ces mots :

« Un père. Et un fils. Morts pour l’Union. Morts pour Nous. »

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Pour un morceau de cielChapitre1 message | 2 ans

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