Chapitre II

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  Les choses avaient pourtant commencé, comme d'habitude. Une mission semblable à toutes les autres.

  Un sauvetage en zone à risque n'était pas une nouveauté pour Kat. En tant qu'employée d'un groupe de sécurité privé, ce genre de mission était commun. Elle ne se considérait pas comme une "mercenaire", même si elle avait conscience qu'on pouvait la considérer comme telle. Des agences comme celles à laquelle elle appartenait étaient très appréciées par les consortiums qui, avec le développement des voyages spatiaux et des stations orbitales, engageaient de préférences des prestataires extérieurs pour leur sécurité. Ceux-ci étaient particulièrement souples d'emploi et peu regardants sur leurs activités.

  La simple signature d'une clause de confidentialité, assortie d'une prime conséquente, et tout le monde disait "qu'elles activités ?". Seul le montant de la prime comptait.

  C’était le monde de Kat. Sa vie. L’occasion aussi de pousser le corps et l'esprit vers de nouvelles limites. D'aller toujours plus loin dans l'inconnu. Cela la stimulait. Elle avait conscience que tout ce qu'elle vivait quotidiennement n'était, quelques décennies plus tôt, que du ressort des fantasmes et de la science-fiction.

  Elle ne cherchait pas la gloire, et pendant que d'autres s'évertuaient à inscrire leur nom dans les manuels scolaires en se proclamant "grands pionniers de l'espace", elle faisait simplement son boulot, avec bien sûr, elle devait l'avouer, la recherche du frisson et de l'adrénaline.

  Kat se dirigeait présentement vers l'une des nouvelles stations orbitales en rotation autour de Pluton. Pour le moment, le voyage ne la concernait pas vraiment. Bien sanglée sur son siège et confinée dans l'habitacle sans hublot de la navette transportant son équipe, elle dormait d'un sommeil sans rêve dans la faible lumière ambiante.

  Plongée dans cette semi-obscurité, elle commençait à percevoir des touches de couleurs derrière ses paupières fermées. Tout d'abord un motif bleu en spirale, bientôt remplacé par une tâche rouge de plus en plus grande. Puis du jaune se mêlant au rouge, les deux couleurs associées amenant de la chaleur dans cette pénombre froide. Elle cru tout d'abord qu'elle rêvait et ce n'était pas désagréable. Puis les couleurs commencèrent à s'estomper tandis qu'un son aigu se mit à résonner tout en chassant la composition abstraite.

  Le bruit des moteurs de la navette ? Non ce n'était pas ça. Le son était de plus en plus fort mais il ne provenait pas de l'extérieur. Il résonnait dans la tête de Kate. Elle voulait ouvrir les yeux, crier pour que cela s’arrête, mais elle n’y arrivait pas. Soudain, elle eut une sensation semblable à un choc électrique, fut instantanément réveillée, et compris qu'elle ne rêvait absolument pas.

  Elle ouvrit finalement les yeux. Haletante comme si elle venait de sortir de l'eau après un parcours en apnée. Elle entreprit de se calmer comme on le lui avait appris afin de faire face aux situations extrêmes. Respirer profondément et lentement, compter mentalement à rebours et calmer les battements de son cœur dont l'affichage sur sa visière indiquait le rythme élevé. La sueur coulait dans ses yeux. Son casque, ou plutôt sa visière, l'empêchait de l'essuyer et elle entreprit de la relever afin de régler ce problème. D'un geste rapide elle défit sa jugulaire et souleva son casque dans un mouvement brusque.

- La vache, c'était quoi ça ?

  Elle essuya son front humide en essayant de se remettre du choc. C’était la première fois qu’elle ressentait une chose pareille et se sentait pour le moins déstabilisée.

  Elle passa rapidement en revue ce qui aurait pu causer cette sensation.

  Un vieux traumatisme ? Peu probable. Le sang, la tripaille, les champs de batailles en tout genre, c’était quelque chose de familier pour elle, au point d’en devenir presque insensible.

  Du surmenage ? Idiot, elle revenait d’une permission bien méritée et se sentait plus en forme que jamais.

- Arrivée à la station dans cinq minutes ! Préparez-vous vous à l'appontage.

  L'annonce crachée par l'intercom la prit au dépourvu alors qu'elle passait en revue les différentes possibilités. Une première pour quelqu'un d'aussi professionnel et concentré. La voix désincarnée avait cette fois quelque chose de différent et d'un peu étrange, sensation qu'elle mit aussitôt de côté dans un recoin de son esprit.

  Elle remarqua autre chose d'anormal : les vibrations des moteurs. D'habitude ces dernières faisaient légèrement trembler les parois, comme un ronronnement en arrière plan qui pouvait même parfois en bercer certains.

  Rien de tout cela en ce moment. Kat se rendit compte qu'elle n'avait rien senti avant de se réveiller.

- Tout va bien Kat ? Demanda une voix masculine.

  Elle sursauta. Assis en face d'elle un homme jeune aux cheveux courts et aux reflets bruns la regardait avec attention. Elle le fixa une seconde avant de remettre un nom sur son visage.

- Oui, ne t’inquiète pas John. Je rêvassais.

  Il hocha la tête avec un petit sourire amical. Elle lui rendit machinalement son sourire et passa tout de suite à autre chose. "Peut-être qu'il faudrait que je prenne encore une permission", se dit-elle en rangeant cette autre pensée dans un coin de sa tête avant de laisser paraître un petit rictus sur son visage concentré.

- Ne te prends pas la tête ! Une petite désorientation au réveil ce n'est pas la mort ! gloussa plus qu'elle ne parla la femme sanglée à côté de Kat, en s'adressant à John.

  C'était Liz, les cheveux courts et le visage à moitié couvert de tatouages. Tout le contraire de Kat en matière d'apparence, elle qui prenait soin de sa chevelure attachée en natte.

- Même avec de la bouteille on y a tous droit. Tu verras on s'y fait, dit-elle d'un air désinvolte tout en vérifiant son arme.

- Oui, peut-être pour toi. Mais si c’est pour avoir la même gueule de déterré que vous à chaque fois, je préfère rester au stade où je rêve de la réalité de ma couchette qui m’attend à la base.

  Liz lui jeta un regard noir tandis que John souriait dans sa barbe. Apparemment elle était vexée.

- Petit con, dit-elle avec un sourire. Tu as intérêt à vite apprendre à la fermer et à t'habituer à la transition. Passer d'une réalité à l'autre c'est jamais pareil… tu verras bien quand tu en chieras autant que les autres à te rouler par terre.

  L’ambiance changea. La remarque de Liz avait fait mouche tout autant chez John que pour Kat qui repensait aux sensations qui avaient marqué son réveil. Mais elle savait que Liz avait l'habitude de faire ce speech à chaque nouvelle recrue.

  Peu importe son expérience passée. John venait d'intégrer cette équipe et visiblement pour Liz tout nouvel arrivant devait être considéré comme un bleu… jusqu'à preuve du contraire. Ce n'était pas bien grave. Kat préféra se concentrer sur sa tâche en oubliant les sarcasmes de sa "camarade".

- Et dans ces autres réalités, je suis aussi un petit con ?

  John fixait Liz avec son petit sourire toujours en coin. Charmant après tout, mais aussi terriblement agaçant.

- J'en sais rien. T'en dis quoi Kat ?

  Kat se retint de rire alors que ses deux collègues se retournaient vers elle en attendant sa réponse. Comme si celle-ci devait suffire à expliquer le sens de la vie.

- J’en dis qu’avec ce genre de discours, tu vas lui donner envie de se tirer vite fait par l’écoutille.

  Assis dans son coin en silence, Tom le chef de groupe les observait du coin de l'œil. Il appréciait de les voir rire avant l'action. Bon pour l'équipe ça. Une manière de souder anciens et nouveaux. Il ne perdait pas une miette du spectacle tout en consultant l'affichage holographique sur son avant bras.

- Ok ! Tout le monde se concentre. On reprend la séquence encore une fois. Vos lits attendront.

  Les canons d'avant-bras des trois équipiers s'allumèrent à leur tour projetant les données de la mission sous forme d'hologrammes multicolores.

- Liz, à toi l'honneur.

- Ok chef. Alors, il y a 72h, CentralCom a reçu un appel d'urgence de la station orbitale Kafka. C'est un centre de recherches de la fondation Genèse, notre employeur, et une de nos équipes est en charge de sa sécurité…Et bien visiblement ce n'est pas une réussite !

- Ce genre de commentaire n'est pas utile, Liz. Ce n'est pas la peine de dénigrer l'équipe en place. Pour qu'ils nous envoient une alerte et pas d'autres messages, ça doit être sans précédent. Continue.

- Nous n'avons eu aucune indication précise. Même pas une mise en garde. Le signal reçu est standard pour les situations d'urgence et mise en alerte avant transmission d'éléments complémentaires. Il n'y a pas eu d'autres émissions et nos appels sont restés sans réponse.

- S’ils n’ont eu que le temps d’envoyer un signal standard, ça doit être sérieux, dit John.

- Qu'est-ce qu'on sait des activités du centre ? demanda Kat.

- Rien de plus que ce qui est indiqué sur vos écrans et les plaquettes d'information de Genèse : biologie génétique pour l’exploration spatiale lointaine. Liz, la suite.

- Ok ! La station compte vingt scientifiques et techniciens et huit des nôtres. Notre mission consiste à récupérer des données dans le laboratoire principal. L’évacuation est secondaire. Nous devons aller vite.

  L’ambiance avait changé, l'attention de chaque équipier concentrée à l'extrême sur les données de la mission. Chacun d'eux vivait pour la prime, mais, s'ils étaient avant tout des professionnels, ils n’en restaient pas moins humains et se souciaient néanmoins de leurs camarades et des civils de la station. Pas question pour autant de se jeter dans le merdier sans savoir dans quoi ils mettaient les pieds.

- On n'évacue personne alors ?

- Non Kat. Les questions sur ce sujet ne sont pas à l'ordre du jour.

- Super chef. Mais j'aimerais bien comprendre. Si on n'évacue personne ça veut dire qu'il y a une situation de quarantaine. Ca risque de compliquer les choses. Y compris pour nous. On pourrait bien être coincés ici un moment.

- Ça fait aussi parti de la mission kat. Pas de commentaires les autres ? Liz ? John ?

La phrase de Tom était lourde de sens, ils se figèrent un instant.

- Ecoutez, vous avez été briefé et vous savez que ce genre de choses peut se produire. On entre, on traite, on sort… ou pas. S’il y a le moindre risque de ramener une merde on reste sur place et on attend les ordres. Vous connaissez tous les risques et vous avez signé pour ça. On est pas des secouristes, ne l'oubliez pas.

  Personne ne réagit. Pour Kat et Liz, finalement, c'était quasiment une sorte de routine. Enfin presque, puisque c'était une première de risquer de se retrouver coincé dans un milieu probablement infecté. Mais elles avaient déjà intégré ce genre de risque dans leur mode de fonctionnement.

  Pour John, encore novice, il y avait encore pas mal de choses à assimiler sur les aspects les plus douteux de leur job. Son regard s'attarda un instant de plus sur Tom, mais ses pensées étaient tournées vers lui même. Il s'était engagé sur un coup de tête, mais il avait quand même pris le temps de se renseigner un minimum sur le sujet et savait que la prime l'emportait sur toutes autres considérations. Si le job n'était pas fait, personne ne touchait rien. Quel qu'en soit le coût, le boulot devait être fait si on voulait être payé.

  Dans ce monde c'était une question de survie.

- John ? tu es avec nous ? Tu examineras ta conscience après la mission, pas pendant. Ok ?

- Oui chef, répondit simplement John.

- On y va alors. Trois minutes avant l'appontage. Tenez-vous prêts à mon signal.

  D'un geste simultané les quatre équipiers activèrent l'affichage sur leurs visières. Un schéma tactique affichant les identifiants des membres de l'équipe apparut devant leurs yeux, ainsi qu'un réticule de visée et un schéma du secteur proche. Si quelqu'un entrait dans le champ, la détection serait immédiate, de même que la réaction en cas de menace.

  Ils vérifièrent leurs armes accrochées sur le côté droit des sièges. Les chargeurs étaient pleins et l'énergie au maximum.

  La voix désincarnée résonna à nouveau dans l'intercom : « Attention, approche finale en cours, préparation de la procédure d’arrimage, préparez-vous à débarquer. Top moins 1 minute ».

  Ils se levèrent d'un bloc et se mirent en ligne, Tom sur la droite, tout prêt du sas, la main gauche sur le boîtier de contrôle d'ouverture.

  Kat ressentit brusquement le même malaise qu'à son réveil. D'un geste rapide elle passa sur la fréquence directe de Liz.

- Hey Liz.

- Quoi ?

- Tu… tu as déjà vu le pilote ?

- Comment ça ? Tu parles de Mat ?

- Ouais - elle marqua une pause -, tu te souviens de son visage ?

Le choc de l'arrimage retentit brusquement, secouant la structure toute entière de la navette.

- Non pas vraiment. Laisse tomber Kat. On a plus le temps.

  Tom avait ouvert les sas et leur fit signe d'avancer à sa suite. Liz haussa les épaules et lui emboîta le pas jusqu'à l'ouverture béante qui allait les propulser tous les quatre dans une nouvelle réalité.

- On y va, dit Tom.

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