Chapitre 9

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La veuve marqua un temps d’arrêt. Son teint de cuivre pâlit, ses yeux cherchèrent un soutien, dans ce salon désespérément vide. Elle n’osait affronter le regard de Lepois, accusateur, ouvrit la bouche, la referma aussitôt. À son tour elle s’agitait, la respiration haletante.

— Vous… vous me l’avez dit, tout à l’heure, tenta-t-elle d’une voix hésitante. Vous m’avez donné son nom… expliqué comment…

— Ne vous abaissez pas à mentir ainsi, l’interrompit le policier. Je connais assez mon métier pour ne pas me laisser aller à ce genre de maladresse.

Il plastronnait, torse bombé. Sur le point d’abdiquer, il avait suffi d’une erreur, une infime et pourtant si classique erreur, pour que le jeu s’inverse totalement. Après s’être moquée de lui, avoir tourné en dérision l’hypothèse du meurtre de son mari, elle venait de se vendre, pour une parole prononcée trop vite, un nom divulgué par mégarde.

— Mais vous n’êtes pas à blâmer, cingla-t-il, profitant de son inespéré avantage. Vous manquez peut-être encore d’expérience, en tant qu’assassin.

La veuve se figea. Un instant, il revit passer sur ce visage défait les signes de la froide supériorité dont elle avait déjà fait preuve. Mais ce masque ne tint pas : elle avait dépensé toute son énergie pour le premier acte, incapable d’un nouveau tour de force.

— Je pourrais demander à mes gens d’intervenir, murmura-t-elle. Leur ordonner de vous chasser. Ou… ou pire.

— Avec trois cadavres derrière vous, pensez-vous aller bien loin ?

— Je quitterai Paris, rejoindrai l’Angleterre, l’Amérique, ajouta-t-elle, n’y croyant déjà plus.

— Madame, je vous en prie, c’est peine perdue. Nous avons fini de jouer à votre petit jeu.

Malgré son assurance de façade, Lepois n’en menait pas large. Il savait se battre, était armé. Mais combien de valets piaffaient, de l’autre côté des portes ? Il ne pourrait certainement pas lutter, elle disait vrai. Et le temps que son corps soit retrouvé, elle aurait déjà quitté la ville depuis des jours. Tenter de fuir la maison pour trouver du renfort ? En sus de l’humiliation qui en découlerait, le repli serait voué à l’échec : il ne parcourrait pas dix mètres avant d’être pourfendu ou brûlé d’une balle en pleine poitrine. Sa vanité à vouloir intervenir seul pourrait finalement lui coûter la vie. Il devait attaquer. Au plus vite. Ne pas laisser transparaître le moindre doute ni la moindre peur.

Et puis… quelque chose clochait. Le policier ne parvenait pas à saisir quoi, mais l’enchaînement des événements ne lui convenait pas. Un détail lui avait peut-être échappé, un sentiment fugace, à peine éprouvé qu’il s’enfuyait déjà.

Il se leva, dominant sa cible. Agir, avant toute chose : la veuve entre ses mains, personne n’oserait s’en prendre à lui, s’efforçait-il de se convaincre. Geste mille fois répété, il s’empara de ses menottes, apprécia le contact froid et le poids de ces bracelets d’acier. Il s’avança d’un pas, son autre main posée sur la crosse de son revolver.

— Madame Anne-Eugénie Mallet, annonça-t-il, un brin cérémonieux, je vous arrête pour le meurtre de Louis Pierre Mallet, et de mademoiselle Olga Perentchka.

Après un court silence, la femme se redressa, altière, condamnée en chemin pour l’échafaud, sans un regard vers la foule assoiffée de sang. Sans opposer de résistance, elle tendit ses deux poignets, brûlant d’une rage profonde. Jouait-elle donc encore un rôle ?


— Madame, non, je vous en supplie !

Le valet venait de faire irruption dans le salon. Lepois se retourna vivement vers le nouvel arrivant. Craignant une attaque, il pointa son revolver vers l’homme bedonnant, surveillant dans le même temps les autres portes d’accès. Voilà, mon petit Lepois, c’est le moment de vendre ton corps plus cher qu’une vierge dans un rassemblement de curetons.

Mais le serviteur s’était immobilisé, les bras ballants. Aucune arme, entre ses mains. Aucune arrivée massive de mines patibulaires. Surprenant. Passée son entrée fracassante, des années de conditionnement semblaient l’empêcher de rompre les dernières barrières et pénétrer sans autorisation dans la pièce de ses maîtres.

L’inspecteur allait de l’un à l’autre, sans savoir où poser son regard. La veuve avait conservé son silence glacial, tandis que lui, à présent nerveux, haletait. Pourquoi cette entrée en scène fracassante ? Ces deux-là seraient donc finalement liés ?

— Armand ! ordonna madame Mallet. Laissez-nous, je vous en prie !

— Mais Madame, je…

— Taisez-vous ! gronda-t-elle.

L’homme trembla, heurté par la violence du ton. Il recula d’un pas, repoussé par le choc.

— Je… je ne peux pas vous laisser vous accuser, annonça-t-il d’une voix hésitante. C’est au-dessus de mon serment.

La veuve oscillait entre colère et effondrement devant la détermination du loufiat. Lepois tentait sans succès de faire marcher ses méninges, analysait du mieux possible les événements qui se déroulaient bien trop vite. Au moins, aucun autre acolyte n’avait suivi l’intrus. Toujours ça de gagné.

— Toi ! ordonna-t-il au valet. Viens par ici, je commence à avoir mal au crâne à force de me vriller le cou.

D’un geste, il pointa le bout de son arme vers l’emplacement où se tenait madame Mallet. Dans son autre main, ses menottes cliquetaient, inutiles. Armand, d’abord immobile, n’obéit qu’au signe de tête d’assentiment de sa maîtresse.

— Faites, Armand, ponctua-t-elle. N’allons pas irriter l’inspecteur, il me semble déjà suffisamment alarmé par votre arrivée.

— Bien, reprit Lepois. Maintenant que tout le monde est réuni, on va pouvoir parler.

Il se sentait presque déçu par ce deux ex machina. Le serviteur, de mèche avec la veuve, complices du meurtre d’un mari volage. Ressassé tant et tant de fois. Il aspirait à mieux, bon sang ! Mais avant de se morfondre, il devait démêler ce sac de nœuds et essayer d’y comprendre quelque chose. À force, ça commençait à devenir une habitude...

— Pourquoi ce brave homme cherche-t-il à vous protéger ainsi, madame ?

La veuve darda sur lui un regard noir, avant d’afficher un sourire de dérision aussi cinglant qu’une gifle reçue en plein visage.

— Je ne sais pas, siffla-t-elle. Peut-être est-il mon amant, qui sait ? Je savais la police demeurée, mais à ce point…

Elle s’immisçait dans la moindre faille, retrouvait son énergie à chaque occasion, songea Lepois. Heureusement pour lui, il s’était retenu d’avancer cette théorie stupide qui pourtant lui brûlait les lèvres. Mais la situation, une fois de plus, menaçait de lui échapper. Il se redressa, malgré l’humiliation reçue, raffermit sa position, releva son arme. Il sentait son cœur s’accélérer, l’acidité lui remontait le long de l’œsophage.

Ça-y est, ils ont réussi à me foutre en rogne !

— Ça suffit ! gronda-t-il. Arrêtez ce jeu de provocation, madame. Je vais vous embarquer tous les deux, je trierai plus tard. Quelques nuits dans la fange du dépôt devraient vous faire entendre raison !

La veuve tressaillit à l’idée de se retrouver dans ce bouge connu de tout Paris. Mais la réaction du valet s’avéra encore plus intéressante : il tremblait littéralement de peur, jetait des coups d’œil affolés à sa maîtresse, le front suintant de sueur. La femme secoua légèrement la tête, comme si elle devinait les mots qu’allait prononcer le malheureux. Sans prendre garde à la silencieuse injonction, il s’avança vers Lepois, mains tendues devant lui.

— Non… je vous en supplie, sanglota-t-il. Je… c’est moi… c’est moi qui ai tué Monsieur. Je suis coupable… de tout.

Il se tut, déglutit avec peine, avant de poursuivre :

— Je l’ai assassiné, et j’ai aussi assassiné cette… heu… Irma…

— Olga, souffla madame Mallet, dépitée.

Un silence.

La veuve adressa finalement un sourire las à son protecteur avant de baisser les paupières, en apparence vaincue. Quel tour est-ce qu’elle va encore me jouer ? Elle puisa un reste d’énergie dans une inspiration profonde, redressa ses épaules, leva le menton. L’ambre de ses yeux se ficha dans ceux du policier.

— Tout ceci est allé bien trop loin, murmura-t-elle. J’ai… j’ai tenu autant que j’ai pu, mais cela devient beaucoup trop… Armand, je vous remercie pour votre dévouement, mais il est inutile de vous accabler, je vous en prie.

— Mais madame, je… tenta en vain le valet, effondré.

— L’inspecteur apprendra tôt ou tard, de toute façon, poursuivit-elle, imperturbable. Nous avons fait ce qui était en notre pouvoir. Nous avons respecté notre engagement, mais ce sacrifice est, hélas, désormais inutile.

Lepois nageait en plein marasme. Les traits de madame Mallet se détendirent en un instant, renonçant enfin à un violent combat. Il retrouvait, bouleversée et affaiblie, cette femme aperçue lors de la cérémonie funèbre. Elle vacilla, s’appuya sur le dossier de son fauteuil, refusant d’un geste vif l’aide des deux hommes. Elle resta ainsi, immobile et silencieuse, de longues secondes, puis finit par se ressaisir.

— Inspecteur, nous avons à parler. Mais pas ici… ce n’est pas… allons dans la bibliothèque de… de mon époux.

Elle trembla à l’évocation du défunt, sa voix se brisa en un sanglot contenu.

Mais Lepois restait vigilant, guettant le moindre bruit suspect, le plus infime mouvement en périphérie de son champ de vision. Il s’attendait à voir surgir à tout moment une armée, prête à le lacérer, malgré la défaite apparente de son interlocutrice. Il avait l’impression d’avoir livré une bataille contre dix assaillants, épuisé par la tension de cet entretien. Qu’avait-elle de si important à lui raconter, quel secret souhaitait-elle finalement lui avouer, pour qu’elle se soit pliée à cette mise en scène ?

D’un geste, il ordonna au duo de passer devant lui.


Le couloir qu’ils empruntèrent paraissait désert. Aucune activité, nul attroupement de valets, le couteau entre les dents.

— Où sont vos gens ? interrogea le policier, surpris.

— Mes gens ? sourit la veuve.

— Je ne sais pas… vos domestiques, vos serviteurs, ceux dont vous m’avez menacé de…

Lepois saisit enfin qu’elle s’était une fois de plus jouée de lui.

— Vous pensiez peut-être que toute une escouade se tenait prête à vous sauter dessus, monsieur l’inspecteur ? Si tel avait été le cas, ajouta-t-elle, une note de tristesse dans la voix, les choses auraient été toutes différentes. Depuis sa disgrâce, notre personnel s’en est allé : il n’est jamais bon de servir un maître désavoué. Et j’ai dû me séparer de mes derniers fidèles ce matin même… nous n’avions plus… nous n’avions plus les moyens, depuis…

Elle se tut, incapable de poursuivre. La chute du gouverneur s’était accompagnée, comme bien souvent, d’une curée impitoyable : créanciers, banquiers, prêteurs s’étaient précipités sur le perron de la demeure demander leur dû. Les rapaces n’attendaient jamais que le corps soit refroidi pour se jeter sur les restes.

Redevenue sombre, l’hôtesse reprit son chemin, en direction de l’étage de la maison plongée dans le silence.

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