Chapitre 10

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La bibliothèque de l’ancien gouverneur débordait de connaissances, de science et de savoir. Traités politiques, ouvrages d’économie, essais historiques s’alignaient sur des étagères recou-vrant chacun des murs. Une large porte-fenêtre donnait sur un balcon étroit et plusieurs lampes diffusaient une lumière faite pour la lecture. Au centre de la pièce, un imposant bureau de chêne clair. Dans un coin, deux fauteuils de cuir et une table basse, propices aux entretiens confidentiels et réflexions solitaires. Un épais tapis, neuf, en toute apparence, recouvrait en partie le parquet marqueté. Le sang du défunt avait dû irrémédiablement tacher l’ancien.

Madame Mallet s’avança à pas lents, comme si chaque mètre lui en coûtait. Elle posa sa main sur le meuble devant lequel son mari avait dû passer des heures à écrire ou consulter notes et rap-ports. Elle le caressa du bout des doigts, presque sensuellement.

— Je lui avais offert ce bureau, vous savez, murmura-t-elle.

Ses yeux s’embuèrent de larmes, elle s’immobilisa avant de se tourner vers Lepois.

— Mon mari a été assassiné, inspecteur.

L’annonce, aussi brutale qu’inattendue, prit le policier de court. Il parvint de justesse à con-server un visage aussi impassible que possible. De toute façon, depuis le début, il ne le sentait pas, ce suicide. Tout comme Balas, il l’estimait trop parfait pour sonner juste. D’ailleurs, qu’avait dit son ami au sujet de la mariée ? Une jambe de bois, ou un œil borgne ? Le policier s’était préparé à mener une enquête difficile chez les Mallet, rassembler des pièces dissimulées, mais la veuve ve-nait presque de lui gâcher son plaisir.

— Armand, laissez-nous, je vous prie, ordonna-t-elle à son valet. Et veillez à ce que nul ne nous dérange.

L’homme, dévoué, obéit sans discuter et referma avec soin la porte derrière lui. Pendant ce temps, l’hôtesse parcourut la pièce du regard, s’attardant un instant sur un objet, un cadre, un ma-nuscrit. L’inspecteur patientait, luttant pour ne pas assaillir la veuve des questions qui le tarau-daient.

— Charles Eugène a été assassiné, reprit-elle. Et je ne l’ai pas tué.

La vision de la femme bafouée se débarrassant de son mari infidèle s’était de toute façon en-volée quelque part entre le rez-de-chaussée et le premier étage de la demeure.

— Je n’ai jamais cru à son suicide, poursuivit-elle, et je suis persuadée que vous non plus.

— D’une certaine façon, opina Lepois, prudent.

Plusieurs fois déjà cette habile femme l’avait manipulé. Il avait fini par apprendre à s’en mé-fier.

— Je ne sais pas qui a pu attenter à sa vie, inspecteur, mais j’ai de forts soupçons.

— Que vous vous êtes bien gardée d’exposer à la police.

— La police ne peut rien dans cette affaire ! cingla-t-elle. Voilà pourquoi j’ai préféré me taire et m’abaisser à ce numéro avec vous, tout à l’heure. Votre venue, monsieur Lepois, n’était pas prévue. Je pensais que le suicide avait été accepté par tous, et que nous pouvions enfin demeurer tranquilles.

— Une veuve persuadée que son époux ne s’est pas suicidé, mais soulagée que les cognes ne pensent pas à un meurtre, il va falloir que vous m’expliquiez lentement, madame.

— J’ai cru réussir à vous duper. Je pensais qu’en me dénonçant vous comprendriez le ridicule de la situation et en resteriez là. Mais vous sembliez prêt à m’enfermer pour de vrai. J’ai pris peur. Et Armand aussi. Car nous avons alors tous deux compris que notre secret ne resterait pas bien longtemps dissimulé.

Lepois resta de marbre. Avait-il réellement voulu embarquer cette femme ? Rien n’était moins sûr. Il avait plutôt agi par instinct, sous le coup d’une frustration et d’une colère grandis-santes. Sans l’intervention du valet, se serait-il dégonflé au dernier moment ? La veuve, une fois de plus, plongeait ses yeux dans l’âme du policier. Une crainte profonde, une peur incontrôlable, traversa le beau visage de madame Mallet. À nouveau, le cœur de Lepois se pinça. Il aurait, en cet instant, tout donné pour la soulager. Était-ce ce qu’on appelait le syndrome du sauveur ? Ou tout simplement de la bêtise profonde ?

— Feu mon mari, inspecteur, entretenait bien des relations avec une certaine frange de la po-pulation, reprit-elle sur le ton d’une confidence libératrice. Ainsi qu’avec cette fameuse Olga. Mais n’allez rien imaginer, vous vous tromperiez, une fois de plus. Il… il apportait son aide à… un groupe de personnes… discrètes. Et cette femme, cette… prostituée, était son contact.

Lepois en resta bouche bée. Ces quelques mots valaient plus que tout le reste de son enquête. Il tenait peut-être enfin un vrai lien, quelque chose qui l’aiderait à progresser dans ce brouillard. Mais de quel groupe parlait-elle ? Politiques, brigands, anarchistes, tyrannicides ? La capitale re-gorgeait de tant de sociétés secrètes, sectes ou assemblées diverses que personne n’avait jamais été foutu de les recenser complètement. Autant dire qu’il était impossible de faire le tri seul...

— Je comprends votre étonnement, inspecteur. J’eus à peu près ce genre de réaction lorsque j’appris cette liaison, il y a six mois de ça. Je ne savais rien des menées de mon époux, mais des âmes bien pensantes se sont empressées de m’informer de ses fréquentations et de ses nombreux allers et retours dans cette rue Quincampoix. Les gens sont tellement prévoyants et attentionnés quand il s’agit de rapporter un ragot, crissa-t-elle.

Il aurait voulu marmonner quelque chose sur les mauvaises langues, les commérages ou les calmonies, mais une question jaillit, qui lui brûlait les lèvres :

— Attendez… que faisait-il avec Olga ? Je veux dire… en quoi était-elle son contact ? Et pour quoi, d’ailleurs ?

— Patientez, monsieur Lepois, je vous en prie. Mon mari était un humaniste. Un idéaliste, di-raient certains. Un fou, pour la plupart. Il s’était mis en tête d’aider tout ce que la terre comportait de malheureux. Il a, entre autres choses, particulièrement été touché par ces histoires d’esclaves qui traversaient l’empire.

Lepois connaissait ce sujet. L’esclavage, officiellement banni par Napoléon, avait refait son apparition quelques années après sa mort. Les guerres, l’expansion impériale, l’essor économique requéraient une main-d’œuvre docile et peu coûteuse. Les convois ont recommencé à traversé le continent, en toute discrétion, transportant les populations capturées à l’est de l’Oural pour les emmener mourir à des milliers de kilomètres de là, dans les iles ou les terres d’Amérique centrale.

Il avait déjà été contacté par des responsables de cette traite : nombre de maisons rachetaient pour une poignée de francs les plus belles de ces beautés slaves. Mais lui n’avait jamais trempé dans ces affaires. Pas vraiment par bonté d’âme ou par conviction personnelle : le trafic d’être humain s’avérait trop risqué pour valoir l’investissement. Cynique, probablement, mais à chacun ses aspirations et ses idéaux.

Le policier retint un sourire de satisfaction. Olga et Mallet se trouvaient donc liés, d’une façon ou d’une autre, par ce trafic. Restait encore à obtenir les précisions de la veuve.

— Cette jeune femme, poursuivit-elle après une courte pause, servait de lien entre eux. Mon époux, de par sa position, assurait le financement discret des filières d’évasion, et cette prostituée, qui ne l’était nullement, vous avez déjà dû le comprendre, était un moyen facile de communica-tion. Sous couvert de s’adonner à un prétendu vice, il pouvait la rencontrer, une à deux fois par semaine, sans que personne ne s’y intéresse vraiment.

Lepois exultait. Il possédait enfin un jeu correct. La virginité d’Olga prenait désormais tout son sens. Elle n’était pas une gagneuse, et ne l’avait jamais été. Voilà pourquoi elle avait été chas-sée du Louisiane. Voilà également pourquoi elle parvenait à vivre dans sa chambre, malgré le faible nombre de « clients ». Elle n’était qu’une façade, si bien exposée à tous qu’elle en devenait invisible.

Il observa la veuve, visiblement soulagée d’avoir pu se libérer d’un si lourd secret. Peut-être espérait-elle, par ces révélations, racheter la mémoire de son mari ? Il n’était pas le pervers dépra-vé dont on se gargarisait dans les salons. Voilà qui clouerait le bec de tous les médisants. Mais dans ce cas, pourquoi le taire aussi longtemps ?

— Vous même, madame, vous faites partie de cette… organisation ?

— Moi ? Oh non, grand dieu, non ! Je n’ai pas ce courage.

Elle se rembrunit, ses yeux s’embuèrent à nouveau.

— J’ai cru à toutes ces rumeurs, inspecteur. Le doute s’est insinué en moi, perfide, rongeant mes certitudes. Je n’en dormais plus, je n’en vivais plus. J’ai envoyé Armand suivre… suivre mon époux. Il m’a rapporté, la mort dans l’âme, la fréquentation de mon mari. J’ai cru en mourir. J’ai pensé à mourir. Mais j’ai trouvé la force de l’affronter, ici même, dans cette pièce où nous nous tenons. Je me sentais bafouée, furieuse, désespérée. Je crois même… je crois même que j’aurais pu le tuer, et le suivre aussitôt, conclut-elle dans un souffle.

L’inspecteur adressa à la veuve un sourire de compassion. Combien de meurtres passionnels étaient-ils commis, chaque jour ? Celui-ci n’aurait fait que rejoindre la longue litanie des assassi-nats par des femmes trompées ou des maris quittés.

— Il a tenté de nier, reprit madame Mallet, mais je possédais les preuves nécessaires. Alors, incapable de me faire souffrir, il m’a avoué son secret. Il m’expliqua l’existence du réseau, de son propre rôle, de celui d’Olga. Je l’ai cru, bien sûr. J’ai… j’ai accepté de garder le silence et suppor-ter les critiques, les sous-entendus. Même après sa mort, je suis restée fidèle à mon engagement.

Cette femme faisait preuve d’une force inimaginable qui lui avait permis de traverser ces ter-ribles épreuves, malgré le chagrin, le déshonneur et, désormais, la solitude. Elle avait choisi de se taire quand tous se moquaient, alors qu’il lui aurait été si facile de parler, réparer les affronts à son honneur. Lepois se rappela les ragots colportés le jour de l’enterrement du gouverneur, par ceux-là même qui étaient censés porter le deuil. Par amour, cette femme avait supporté la médi-sance, la haine, la jalousie.

— Léonce, notre gardien, était dans la confidence. Sa position particulière lui permettait de faire discrètement entrer et sortir mon époux, voire, en certaines occasions, réceptionner des mes-sages urgents. Et voyez-vous, inspecteur, ajouta-t-elle, une ébauche de sourire aux lèvres, c’est ce qui m’a le plus surpris, dans toutes ces révélations : savoir Léonce impliqué dans un réseau clan-destin. N’était-ce pas déplacé de ma part, de m’amuser de cela, alors que nous risquions tous nos vies ?

— Parfois, nos pensées agissent sans que notre raison ne puisse les contrôler, madame.

Combien de fois le policier avait-il vu son esprit errer, sur une scène de crime, observer une mouche volant au-dessus d’un cadavre pétrifié ou écouter un oiseau siffler dans un jardin, aux pieds d’un enfant mutilé ?

— Pensez-vous que la disgrâce de votre mari était liée à son rôle dans ce réseau ? s’enquit-il, cherchant à approfondir les éléments qui se rassemblaient.

La question le taraudait depuis le moment où la veuve était passée aux aveux. Qui avait intérêt à la chute de Mallet ? Il avait évoqué avec Karl les malversations financières du gouverneur et ses anciens associés. Mais n’avait-on pas voulu le discréditer simplement pour qu’il cesse de gêner l’activité des esclavagistes, allant jusqu’à le supprimer de l’équation ? Quel pouvait être le pou-voir de cette organisation pour ainsi tuer qui la gênait ?

— J’en suis persuadée, inspecteur, affirma la veuve. Mon époux, je vous le jure, n’aurait ja-mais puisé dans les caisses de l’État. Il lui était totalement dévoué et intègre. C’est sa propre for-tune qu’il utilisait pour financer le réseau.

Il devrait vérifier, bien sûr. Récupérer les livres de comptes, fureter du côté de la brigade fi-nancière. Il restait méfiant vis-à-vis de cette femme. Après tout, elle l’avait dupé en beauté et dé-montré de réels talents de comédienne.

La veuve sembla remarquer la suspicion de l’inspecteur et s’approcha de lui, la mine contrite.

— J’ai pris peur, inspecteur, lorsque vous êtes venu. J’étais paniquée, je craignais que toute l’œuvre de mon mari ne s’effondre par ma faute. Alors, je vous ai menti, j’ai tenté de vous mani-puler, et je m’en excuse, le plus sincèrement du monde. J’ai cru que j’allais réussir, je me croyais plus habile que je ne le suis réellement. Et… et j’ai tout de même fini par le trahir, sanglota-t-elle. Des dizaines de personnes risquent de mourir à cause de ma faiblesse.

Elle se dirigea d’un pas chancelant vers les fauteuils et s’effondra dans le plus proche, épui-sée, vaincue par la honte et le chagrin. Lepois resta les bras ballants, incapable d’agir. Devait-il rester debout et attendre que la veuve se reprenne ? Devait-il la rejoindre, au mépris des conven-tions et de la bienséance et tenter de la rassurer ? Serait-il même capable de le faire ? Et, surtout, ne se retrouverait-il pas alors encore plus captif ? Car il se savait en danger. Depuis le premier regard qu’il avait posé sur cette inaccessible femme.


Pragmatiques et salvateurs, comme toujours, ses réflexes de cogne le tirèrent de l’ornière. Au beau milieu d’une possible scène de crime, il devait tenter d’y voir plus clair.

— Est-ce que vous… est-ce que vous me permettez, madame ? Je souhaiterais inspecter les lieux…

La veuve leva le nez, haussa les épaules, donnant son muet assentiment d’un geste las de la main.

Lepois contourna le bureau, s’agenouilla, étudiant chaque centimètre carré du meuble, du sol, du fauteuil, des chaises. Limier à la recherche d’une proie, il avançait méthodiquement, sous le regard à présent médusé de madame Mallet. Il palpait, retournait, contournait. Son examen dura de longues minutes. Une heure, peut-être ? Le temps s’était arrêté pour lui, il se trouvait seul, iso-lé dans son observation.

Il devait trouver… trouver quelque chose…

Quelque chose comme cette marque qu’il venait juste de sentir ! Presque invisible à l’œil nu, plus petite qu’un bouton de manchette, il serait passé à côté s’il n’avait pas exploré le dessous du meuble du bout des doigts. Il la discernait, à présent, sur le côté inférieur du plateau : une croix, à l’intérieur d’un double cercle. La marque d’un assassin.

Les plus habiles d’entre eux, les plus chevronnés, possédaient chacun un symbole propre, carte de visite laissée pour la légende et la postérité. Dissimulée dans un livre, sous un meuble ou derrière un tableau, ces maîtres meurtriers, chiens marquant leur territoire, déposaient tous une trace de leur passage. Mallet ne s’était donc pas suicidé, et par chance, son tueur n’avait pas résis-té à l’envie. Après tout, il n’était pas fréquent d’avoir pour contrat la mort du tout récent ancien gouverneur de la banque impériale.

Lepois fulminait. Ces crétins de la police politique ou de la préfecture n’y connaissaient rien en enquête policière ! Ils débarquaient en nombre, retournaient tout, foutaient un bordel sans nom et classaient l’affaire au plus vite, avant de passer à la suivante. Et ce n’était rien comparé à la crasse notable des miliciens du Quartier Protégé. Il remercia mentalement la veuve de n’avoir pas voulu vider la pièce de tous ses meubles, préférant conserver les lieux en l’état, mausolée dédié à la mémoire de son mari.

— Il a été retrouvé à son bureau ? demanda-t-il à madame Mallet, se relevant de dessous le meuble.

— Oui, hoqueta-t-elle. Assis, à son fauteuil, son pistolet à la main et sa lettre maculée de sang devant lui.

La lettre ! Balas en avait parlé, de ce message.

— L’avez-vous… l’avez-vous conservée ?

— Non, bien sûr que non, se désola-t-elle. Ils ont tout emporté avec eux. Je n’ai même pas pu le serrer une dernière fois dans mes bras avant qu’ils ne l’emmènent.

Plutôt préférable, songea le policier. Une balle en pleine tête, à bout portant, ça avait tendance à vous transformer l’arrière du crâne en bouillie. Machinalement, il posa son regard sur les murs et le plafond, à la recherche de morceaux de cervelle, avant de se reprendre et se concentrer à nou-veau sur la veuve.

— Votre mari ne s’est effectivement pas suicidé, annonça-t-il, avec un brin d’emphase.

La femme se redressa, séchant ses larmes, une lueur d’espoir dans les yeux.

— Vous me croyez, alors ? murmura-t-elle.

— Tout m’y porte. J’ai besoin d’une dernière information. Qui votre époux voyait-il, en de-hors d’Olga ? Est-ce qu’une personne en particulier lui apportait les messages ici ?

— Oui, opina-t-elle doucement. Un homme. Toujours le même. Je ne connais pas son nom, mais il portait une horrible balafre qui dénaturait son visage.

Lepois serra les poings.

Piotr, évidemment !

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