Louis

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Un chapeau de paille émerge de la haie séparant le grand potager d'un tout petit lopin de terre, fleurs et plantes formant un tapis multicolore. Le chapeau danse lentement au dessus des arbustes. De temps en temps, une main le soulève pour éponger un front dont on ne sait à qui il appartient. Seul le bruit de sabots d'un cheval oblige le propriétaire du chapeau à se relever. Un jeune homme se redresse, grand, mince et malgré l'ombre du canotier sur ses yeux, on discerne un regard vert et malicieux fixant le nouveau venu avec un réel plaisir. Le jeune Louis accueille Henri en le serrant dans ses bras. Henri est un vieux paysan, doublé d'un fin philosophe, conteur aussi, lorsque viennent les soirs d'hiver, et surtout un botaniste chevronné. Leur passion commune est le véritable ciment de leur amitié. Les deux amis bavardent en se dirigeant vers le petit jardin, leur œuvre. A la fin du dix-neuvième siècle, il est inhabituel de trouver un tel bijou aux abords d'une vieille ferme délabrée. Le potager, oui, le jardin d'agrément, non, il est superflu et surtout une perte de temps. Louis est un travailleur, ouvrier agricole, lorsque sa famille a besoin d’argent pour assumer l’éducation de ses quatre jeunes frères et sœur.

Pourtant, l’adolescent ne pense pas que sa vie ne sera faite que de petits boulots, d'itinérance et de pauvreté. Il est beaucoup plus ambitieux.

Monsieur Honoré, l’instituteur du village, l’encourage depuis son enfance, car il a senti le potentiel de son élève. Depuis qu’il est à la retraite et que Louis a dû abandonner l’école, faute de temps, Monsieur Honoré lui donne des cours particuliers, pour permettre de passer son certificat d’études.

Louis a donc deux maitres à penser, Henri et Monsieur Honoré, l’un pour les études et l’autre pour la passion de la nature et de la vie. Les deux vieux messieurs comblent ainsi leurs solitudes et il n’est pas rare que les trois compères passent les soirées d’hiver, devant un bon feu de bois, à discuter sur l’avenir de Louis.

Pendant que Louis et Henri contrôlent la bonne santé de leurs plantes, une voix d’homme les interpelle. C’est Paul, le père, qui s’énerve. Pour lui, tout ceci n’est qu’une façon de se dérober au dur travail qui les attend. En cette fin de 19e siècle, dans la campagne de Haute Provence, les choses ne changent guère, tout se décide bien à l'avance. Louis est l’aîné, il devra reprendre la ferme et faire vivre la famille lorsque Paul sera trop vieux. Louis ne veut pas déroger à ses obligations, mais elles ne sont supportables que s’il se réserve du temps pour ses études et surtout pour son jardin d’agrément. Ces idées vont à l’encontre de son père et ils se heurtent souvent. Paul n’est pas un méchant bougre, il aime ses enfants, mais il a été élevé à la dure, c’est un paysan sans instruction qui ne vit que pour sa terre. Tout le reste est accessoire.

Louis embrasse son ami et retourne vers la grande bâtisse. Il bougonne. Son esprit ne cesse de penser à son avenir, qui semble pour l’instant totalement bloqué. Son père vieillit, sa mère est usée par les travaux des champs et l’éducation de tous ses enfants, sans compter les anciens de la famille dont il faut s’occuper. Il s’en veut de ne penser qu’à lui, à ses désirs, ses passions.

La mère est dans la cuisine, les petits autour de la table. Louis a un geste affectueux pour chacun des enfants, il ne pourrait pas les laisser tomber. Il est beaucoup plus âgé que la petite dernière, Julie, quatre ans, toute blonde avec de grands yeux bleus, ce qui est assez rare dans une famille du sud de la France.

Les garçons sont de vrais petits diables, la peau brune, les cheveux noirs et bouclés. Les jumeaux Jean et Emile, dix ans et leur cadet de deux ans, Charles. La petite Julie suit son grand frère comme une ombre dès qu’il est près de son secteur, puisqu’elle ne doit pas dépasser la clôture entourant la ferme. Son intérêt pour les fleurs et les plantes est déjà bien prononcé et il est évident qu’elle va suivre Louis dans tous ces projets.

Les trois garçons vont à l’école et s’occupent d’aider leur père aux travaux des champs. Ils sont plein d’énergie et pour l’instant ce sont les jeux entre copains et les bagarres avec leurs voisins ennemis qui les occupent.

La mère, Léonie, est toujours active, malgré la fatigue due aux travaux quotidiens épuisants. Elle est de nature joyeuse et vive. A presque cinquante ans, elle reste mince et musclée, les cheveux châtains attachés en chignon sur la nuque. Ses yeux sont le reflet de ceux de Louis, vert tendre et un regard profond. Elle n’a qu’une seule obsession, celle de donner une chance à ses enfants de sortir de cette vie de labeur et de pauvreté. Elle souhaite qu’ils soient tous heureux et réussissent leur vie. Les heurts avec son mari sont fréquents à ce sujet. Paul ne peut pas se projeter dans l’avenir, il marche la tête baissée, sans regarder devant, avec une force incroyable, pour donner du pain tous les jours à sa famille. Pour cet homme, aucune opportunité ne peut se présenter à eux pour améliorer leur quotidien. Il est blasé et abimé par sa condition et sans espoir. Cette attitude provoque les fureurs de Léonie.

La ferme se situe à l’orée de la forêt, à 3 kms du village. Léonie exige que les enfants fréquentent l’école et il est rare qu’elle cède aux exigences de Paul, lorsqu’il a besoin de bras pour les récoltes ou pour faire garder les moutons. En son for intérieur, elle sait que Louis va tout faire pour avancer dans la vie, sortir de ce cercle vicieux qui oblige chaque génération à se calquer sur la précédente et ainsi rester dans la pauvreté. Louis aidera ses frères et sœurs et ceux-ci doivent être aptes à suivre, l’éducation et les études sont leur seule chance d’y arriver. Tant pis si Paul ne comprend pas sa position. Elle travaillera toujours plus, s’il le faut.

Quant à Louis, nul besoin de le pousser, il sait ce qu’il veut, il ressemble tellement à Léonie. Il aime son père, mais sa façon de voir les choses lui est complètement étrangère. Pour l’instant, il vit au jour le jour.

Aujourd’hui, il a prévu un large détour dans l’après-midi. Il s’est réservé quelques heures de répit pour aller consulter des livres de botanique à la bibliothèque de la ville voisine, Digne-les-Bains. Henri lui prête son fidèle et vieux cheval de trait, l’autocar ne passe pas encore par leur village.

Louis connait bien le bibliothécaire qui s’est pris d’affection pour le jeune homme. Il prépare à l’avance les livres afin de ne pas perdre trop de temps. En arrivant, la salle est vide, Monsieur Justin lui donne la pile d’ouvrages, en souriant. Ils parlent un petit moment de la pluie et du beau temps, des nouvelles de la ville et des projets de Louis.

La bibliothèque est un lieu paisible et Louis adore cette ambiance sereine et studieuse. Il lui semble être quelqu’un d’autre, seuls ses sabots et son pantalon trop large le distinguent des lecteurs habituels, instituteurs, professeurs ou étudiants. Peut-être aussi les petites lunettes rondes des professeurs, qui leur donne un air intellectuel. Louis n'a que ses yeux vifs et son air naturel.

Il choisit une table près de la fenêtre et se plonge immédiatement dans une grande encyclopédie. La tête penchée sur la page des roses, il ne prête aucune attention à la jeune fille qui s’assoit en face de lui.

- Monsieur ?

Louis sursaute et se fige dans le regard turquoise de l’inconnue

- Excusez-moi dit-elle, je ne veux pas vous déranger mais vous m’intriguez

Louis rougit et répond dans un murmure

- Euh, pourquoi ?

- Parce que vous n’êtes pas le genre à venir dans une bibliothèque.

Louis commence à prendre de l’assurance et lui répond sur un ton sec

- Pourquoi ? Parce que j’ai des sabots aux pieds et un chapeau de paille ?

Les yeux turquoise se nuancent d’un soupçon d’ironie

- Franchement, oui, ce n’est pas vraiment habituel et vous êtes tellement absorbé ! Je suis curieuse de savoir ce que vous faîtes.

- Eh bien, non, je n’ai aucune envie d’en parler et si vous le voulez bien, je vais continuer ma lecture. Je n’ai effectivement pas de temps à perdre en bavardages, car le travail m’attend.

Louis se penche sur son livre et la jeune fille se détourne. Elle prend un roman sur une étagère, l’inscrit sur le livre des prêts de Monsieur Justin et disparait aussi rapidement qu’elle était apparue.

Louis continue sa lecture mais ne retient rien. Il est fâché, énervé, il a perdu les rares heures libres qu’il a réussi à obtenir cette semaine. Tout est figé dans sa vie, il ne peut même pas aller à la bibliothèque, sans avoir à s'expliquer, car il porte des sabots, un chapeau de paille et des cheveux indoptables. Ses mains sont marquées par le travail des champs, son teint est bruni par le soleil, donc il est paysan et un paysan n'a rien à faire dans une bibliothéque. Cette petite bourgeoise est l'exemple type des limitent dans lesquelles la société emprisonnent les gens qui ne sont pas bien nés. Il est tellement perturbé, qu'il laisse ses livres à Monsieur Justin, en marmonnant un "au revoir" laissant le brave homme surpris et la bouche ouverte, sans avoir le temps de répondre au jeune homme, qui dévale déjà dans les escaliers. C'est bizarre, se dit-il, Louis est toujours calme et poli, j'espère qu'il va bien.

Les jours suivants, Louis redouble de travail dans les champs pour se réserver ensuite des moments de liberté pour étudier. Les séances avec Henri et surtout avec Monsieur Honoré se succèdent car l’examen du certificat d’étude approche. Il s’endort comme un bébé le soir, après avoir encore aidé sa mère à ranger la cuisine et coucher les enfants.

Paul arrive très tard, éreinté par le travail dans les champs. Il ne se détend que lorsqu’il s’assoit devant la cheminée. Il est captivé par ce bon feu qui l’apaise et le réconforte, une tasse de lait chaud dans la main.

Ses yeux suivent les flammes qui dansent et son esprit disparait vers des rêves inaccessibles ; il marche sur une large plage et s’imprègne des embruns de l’océan, les couleurs de la Méditerranée se reflètent dans son regard, il lève la tête vers le sommet des grattes ciel de New-York, s’encanaille dans les cabarets de Paris, s’endort sous un palmier sur une île perdue, et se réveille brutalement par l’angoisse de ne pas arriver à nourrir et éduquer ses jeunes enfants. Heureusement que Louis est fort et qu'il reprendra la ferme après lui.

Mais, au fond de lui, et surtout sans se l'avouer, il envie la démarche de Louis de ne pas céder à la pauvreté et de rêver d’avoir une vie plus enviable que la sienne. Mais il a honte de ne pas avoir eu la volonté de s’instruire et de changer sa condition et celle de sa famille. Il ne connait rien d’autre, sa vie est une épreuve, un quotidien dur et sans projet. Heureusement, Léonie est là, présente, toujours, il l’aime sincèrement malgré son fichu caractère. Elle lui a donné de beaux enfants, il ne doit pas se plaindre, de l’amour, il en a, et c’est ce qui compte. Il va la retrouver dans sa chambre, elle dort déjà.

Léonie fait semblant de dormir. Elle n’a pas envie de discuter avec son mari et se fâcher à nouveau en parlant des projets de Louis. Elle est fatiguée de lutter, toujours, pour que leurs enfants puissent sortir de cette vie sans attraits. Léonie avait elle aussi envie de faire des études, elle voulait être institutrice. Elle s’est mariée très jeune, par amour, mais poussée par ses parents qui voyaient en Paul un gars sérieux, qui serait fidèle et protecteur. Ils n’avaient pas tort, mais n’ont pas écouté leur fille, qui voulait attendre et continuer ses études. Ce n’est pas la peine de ressasser le passé, elle le sait, mais les pensées viennent d’elles-mêmes, s'entrechoquent chaque soir, avant de s’endormir, dans son esprit. Par contre, elle peut encore faire avancer les choses pour ses enfants et rien cette fois ne l’empêchera d’y arriver. Elle trouvera des solutions pour les plus petits, quant à Louis, il a assez de force de caractère pour y arriver. Il faudra cependant remplacer son fils pour les gros travaux de la ferme s’il arrive à s’échapper de ce destin. Elle sombre finalement dans un sommeil lourd.

Pendant ce temps, Louis est plongé dans ses livres, le jour de l’examen approche. Il semble sûr de lui, ambitieux, mais ce n’est que l’impression qu’il donne. Au fond de lui, c’est le paysan qui parle. Pourquoi se donner tant d’espérance alors que son avenir est de prendre la place de son père et s’occuper de sa famille. La petite bourgeoise de la bibliothèque avait raison. Ses frères et sœur pourront alors faire des études et mener une vie meilleure. Son devoir est de leur donner cette chance. Il aura toujours son petit jardin, sa bulle de paix. Il se mariera, aura des enfants et leur donnera tout son amour. D’ailleurs, lors du dernier bal de la saison il a remarqué qu’une jeune fille le regardait avec insistance. C’est étonnant car il s’est comporté comme un vrai nigaud, maladroit, mort de timidité, marchant sur les pieds de sa cavalière, rougissant bêtement, un véritable empoté. Il se dit qu’il pourrait aller au prochain bal, elle serait peut-être là. Dans son souvenir, elle était jolie, mais il se sentait tellement lourdaud, qu’il évitait de la regarder. Il fixait plutôt les pieds de sa cavalière pour essayer de l’éviter. Cette jeune fille a eu droit à un drôle de spectacle, surtout que sa cavalière n'était pas timide et se moquait gentiment de lui. Il pense cependant que se marier serait effectivement la meilleure solution. Tout le monde y trouvera son compte, enfin presque, car il abandonnera toute envie de réussir sa vie.

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