XLVII.

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Et la fleur nouvelle était la Deuxième Âme, et elle était faite de Rochechair et de rouages. Un cœur battait en elle, ce qui était chose nouvelle. La Première n’avait pas la fibre maternelle. Elle se détourna de la Deuxième. Mais la Deuxième aimait, et n’avait rien à aimer. Alors, elle rêva les Premiers peuples. D’abord les Mécanoïdes, modelés par ses pensées, mais aussi avec les rouages de son propre corps. Reconnaissants pour l’amour qu’elle leur portait, il l’appelèrent Notre Mère à Tous et se firent ses Serviteurs.

(Le Livre des Mères)

— Quand atteindrons-nous les tunnels oubliés ?

Kalax ne comptait plus les jours ni les nuits passés à errer dans les montagnes. La Déchue l’avait guidé sur des sentiers oubliés. Il avait traversé des pierriers, rampé sous des troncs abattus par les séismes ou par d’anciens orages, enjambé des ruisseaux qui se transformeraient bientôt en impétueux torrents sous l’effet du printemps tout proche. Parfois, les névés miroitant au soleil étaient si lisses qu’il lui avait fallu faire un détour, s’engager dans les pentes abruptes en s’accrochant à des arbustes où s’accrochaient parfois de rares feuilles desséchées ayant survécu à l’hiver. Plus haut, il avait enfoncé jusqu’à mi-cuisse, voire jusqu’aux hanches dans la neige molle. Son étreinte humide et froide avait presque réussi à figer ses articulations. Il n’avait dû leur sauvegarde qu’aux flasques d’huile qu’il avait emportées dans sa fuite : il les avait trouvées dans une grotte poussiéreuse que sa compagne impalpable lui avait indiquée ; c’était une ancienne cacheMécanoïde. Peut-être avait-elle été aménagée par Xoklon lors de ses explorations… Ailleurs encore, le sentier à demi effacé redescendait jusqu’à ce que la neige grisâtre se transforme en boue gluante et glissante. Ses bottes à l’éclat terni en portaient encore les traces.

Le Rouage de la Surface – ou plutôt l’ex-Rouage, vu la façon dont il avait déserté son poste – ne comptait plus les jours ni les nuits parce que cela avait perdu tout intérêt pour lui. Dans les faits, il savait qu’il avait abandonné le corps pantelant de Gudrun sept ou huit jours auparavant. Même sans compter, l’horloge interne des Mécanoïdes était suffisamment précise pour savoir exactement quel jour et en quelle année on était chaque fois qu’on se poserait la question.

— Quand atteindrons-nous les tunnels oubliés ? répéta-t-il suite à l’absence de réaction de la voix dans sa tête.

Aie confiance. Il ne faut pas y arriver trop tôt ou nous serons attendus à l’arrivée.

— J’en doute. Au contraire, plus tard nous arriverons chez moi, plus nous aurons de chances d’avoir été précédés par une délégation surfacienne capable de me dénoncer, si tant est que mon ancienne escorte n’ait pas déjà prévenu les autres Mécanoïdes via Macopod…

Bien sûr qu’il l’auront fait. Mais ils s’attendront à ce que tu rejoignes au plus vite ton objectif. Donc, s’ils ne te voient pas arriver rapidement dans tes chers tunnels, ils en concluront que tu es parti ailleurs. En conséquence, ils chercheront à déterminer où tu es allé. Le temps qu’ils comprennent que c’était une ruse, ce sera trop tard. Pour eux, du moins. De notre côté, nous aurons atteint notre objectif.

— Non. Ton objectif. Et pourquoi « trop tard » ? Que comptes-tu leur faire ?

À eux ? Rien. Par contre, je dois atteindre le Cerveau-Cœur. Je dois accéder à l’âme même de votre Mère à Tous. Car il faut que je la convainque de pardonner aux autres bannis, après lui avoir ouvert les yeux sur mon innocence. Alors nous pourrons vivre dans un monde plus riche et surtout, plus harmonieux.

— Êtes-vous certaine de ne pas avoir d’arrière-pensée ?

Plus que certaine. Fais-moi confiance. Je n’ai pas d’autre objectif que de faire revenir les victimes de ce malentendu ancien qui a causé le massacre dont je t’ai déjà parlé au début de notre voyage.

Kalax ne répondit pas. Au cours de sa longue marche, l’éclat séduisant de son euphorie initiale s’était lentement terni, exactement comme la lumière des minérâmes cueillis dans les lacs souterrains et exposés trop longtemps à l’air sec des cavernes. Avec l’apaisement des passions était venu le temps de la remise en question : et s’il avait eu tort de s’attaquer à la jeune Deux-Âmes aux cheveux noirs pour lui prendre le Marteau ? et si la possession de la Déchue était plus un fardeau qu’une bénédiction ? Et si celle-ci lui mentait, le manipulait, ainsi qu’elle l’avait fait avec Gudrun ?

Gudrun, dont il ne pouvait oublier les émotions tumultueuse et l’aura d’ombre et de lumière mêlées quand il avait partagé son esprit à la première et unique rencontre…

Mais à chaque mise en doute, l’autre voix lui opposait une réponse à la logique irréfutable – du moins qui lui paraissait irréfutable, car il sentait bien que ses facultés d’analyse s’étaient érodées au fur et à mesure que ses émotions avaient pris de l’ampleur. C’était ainsi. Il n’y pouvait rien.

Au loin, le soleil passa derrière les cimes, balayant d’un dernier rayon poudré les flancs ternes couverts de sapins-nuits face à lui, à l’est. Là-bas, une cascade sans fin tombait à pic d’une falaise, balafre nue dans la forêt. Elle étincela quelques minutes encore, presque autant que les artères souterraines de la planète ; puis l’ombre envahit tout à fait le paysage.

Son invisible compagne lui enjoignit de quitter le sentier, une fois de plus. Il se fraya un passage dans les broussailles sèches qui s’accrochaient vers l’aval, en manquant d’y laisser des lambeaux de sa redingote poussiéreuse. Quelques mètres plus bas, une sorte de creux qui méritait à peine le nom de caverne se dissimulait dans la végétation épineuse. Il s’y faufila et parcourut du regard la paroi rocheuse : nulle trace des veines de Mécanâme ici. Une chape de plomb s’abattit sur lui.

— Je ne pourrai pas me recharger cette nuit encore, observa-t-il tout haut. Cela va devenir difficile d’avancer dans ces conditions.

Son Noyifi était resté à Husgard, comme le reste de ses affaires. Si seulement elle lui avait laissé le loisir de retourner récupérer tout cela ! Il aurait profité du chaos provoqué par le séisme pour passer inaperçu. Il aurait pu trouver un prétexte pour faire partir toute sa délégation avec lui, en se servant de la dernière lettre du Gardien Ixaq, ce qui aurait éloigné de lui tout soupçon concernant la pauvre Gudrun. Mais non, cela lui avait été interdit. L’autre âme s’était montrée inflexible.

Se rendant compte qu’il se mettait à bâtir des projets sur ce qui était déjà accompli, il se sentit soudain pris d’intérêt pour cette nouveauté. Il avait entendu parler de ce travers des Surfaciens. Jusqu’où iraient les symptômes de son humanisation, au juste ?

Ton humanisation ? Voilà qui sonne mieux que « ta maladie » ou que « ton émotionnite ».

Son jugement était-il déformé ou bien il percevait vraiment de l’amusement dans sa voix ? Non, pas de l’amsement. De la… moquerie ?

Évidemment. Les émotions n’ont rien d’une maladie ! Je me demande bien ce qu’a pu vous faire Mécanâme pour que vous, ses Serviteurs, soyez mortifiés à l’idée d’en ressentir…

— Pour prendre soin d’elle efficacement, nous devons disposer de toutes nos facultés d’analyse et de raisonnement. La peur, la colère, les peines affectent le jugement.

Mais la joie que tu as éprouvée quand je t’ai libéré de tes obligations, n’était-elle pas merveilleuse ? Ne souhaiterais-tu pas la retrouver ?

Kalax hésita. C’était vrai, il avait adoré ce qu’elle appelait « joie ». C’était comme se connecter directement au Cerveau-Cœur d’un léger contact de la main. C’était comme sentir ses vibrations merveilleuses dans tout son corps. C’était… Ce n’était plus là, et il avait besoin d’énergie. Maintenant. Son mental n’était plus clair, ses perceptions comme assourdies le plongeaient lentement dans une obscurité et un silence pesants.

Puise en moi.

— Pardon ?

Même son élocution se faisait lente tandis qu’il articulait péniblement ces deux simples syllabes d’une voix déformée.

Je peux te prêter mon énergie, en attendant que nous atteignions les tunnels. Puise en moi. Connecte-toi à moi par l’esprit. Attends, je vais te montrer.

Un flux insolite commença à sourdre en lui. Son altérité le rendait mal à l’aise, mais il sentait bel et bien son corps s’abreuver avidement à cette source étrangère. Il s’abandonna à l’aide de la Déchue.

Lentement, il s’assit à même le sol de pierre. Son dos vint s’appuyer contre la paroi grise et silencieuse. Nul bruit ne venait troubler la quiétude de son abri. Et dans ses veines, dans son coeur, dans les rouages de tout son corps pulsait le don bienfaisant de cette âme généreuse qui partageait désormais son corps avec lui. Il en ressentait la chaleur glacée. Il en savourait la lumière obscure. Elle électrisait voluptueusement ses membres tandis qu’elle y coulait, plus épaisse mais non moins vivifiante que celle de Mécanâme. Il ne faisait plus qu’un avec elle. Ils étaient, voilà tout. Rien d’autre n’existait.

Il s’abandonna complètement.

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