XLV.

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Et la Première Âme se nomma elle-même steppe originelle, et ses premiers mots tombèrent comme des graines dans son vide stérile et le fertilisèrent. Et de ses graines fleurirent les étoiles proches et lointaines.

(Le Livre des Mères)


Pendant ce temps, Eir bandait la poitrine de Gudrun avec sa cape, pliée dans le sens de la longueur. Elle s’efforçait de comprimer au mieux la blessure sans trop serrer. Il y avait des côtes cassées là-dessous, mais il fallait bien stopper l’hémorragie…

— Tiens bon, ma fille. Ne rejoins pas la Dormeuse maintenant ! C’est le Guérisseur qui te protège, à présent…

*

Gudrun était la panthère foulant les sous-bois, Gudrun était la biche courant au fond de la forêt verdoyante. Cette dualité était insupportable. Voir à la fois par les yeux de la proie et par ceux du chasseur lui donnait la nausée. Il fallait qu’elle choisisse. Sans quoi elle allait mourir…

La panthère baissa les yeux sur ses membres de métal souple et ses griffes de givrepierre lui arrachèrent un sourire. Sur son chemin l’herbe se flétrissait et la terre gelait... Non ! Gudrun refusait d’être cela. Avec un haut-le-cœur, elle se concentra sur son autre soi. La biche. La biche vivante, palpitante, sanglante…

Comment ça ? Comment ça, sanglante ?

La forêt autour d’elle était devenue grise, froide, sans âme. De rares feuilles séchées pendaient depuis des temps immémoriaux aux branches d’os des arbres morts rongés par le lichen et les champignons. Le sang qui dégouttait de son poitrail souillait le sol, qui le buvait goulûment. Avec horreur, Gudrun s’aperçut qu’elle ne pouvait plus avancer. La boue rougeâtre l’aspirait, inexorable.

Elle disparut.

Sous la terre était le vide. Le vide noir et sans vie de la Steppe originelle.

*

Des bruits de pas précipités firent lever la tête à Eir. Déjà les secours ? Puis le sang reflua vers son cœur. Ce n’était que Solveig. Que faisait-elle ici ?

La Dame aux opulentes mais nécessaires fourrures s’arrêta net. Ses yeux s’agrandirent.

— Oh, la pauvre enfant !

— Cela ne la ramènera pas. Tu connais les simples ?

— Un peu. Mais…

— Tu saurais reconnaître la plante communément appelée « rudra » ? Ses feuilles sont longues, fines et recourbées. Ses fleurs sont noires comme la nuit, étroites, avec un pistil en pointe de flèche.

— T’en faut-il beaucoup, amie ?

— Une bonne poignée. Les rudras poussent dans les creux des rochers. Fais vite !

*

Gudrun flottait. Elle n’était ni la panthère noire, ni la biche, ni l’adolescente aux longs cheveux noirs et aux yeux profonds. Elle était, voilà tout. Elle se laissait paresseusement flotter dans le néant de la steppe obscure du Commencement. Elle se fondait en elle. Elle se dissolvait… Et puis, soudain, elle distingua une silhouette noire dans l’obscurité noire. Immense, écrasante, mais profondément bienveillante, cette âme la tenait dans sa main et rassemblait son essence en un geste d’une grande douceur.

Gudrun ne flottait pas. Elle était portée par la Dormeuse elle-même.

Alors, je suis morte ?

L’Esprit divin secoua la tête. Non. La jeune fille n’était pas morte. Pas encore. Si elle osait regarder dans son œil, elle verrait.

D’accord. Montrez-moi, ô Dormeuse.

Alors la blessée eu l’impression que son cœur tombait dans son estomac. La main tiède qui la portait venait de s’élever au niveau d’un iris immense, aussi blanc et lumineux que la Steppe Originelle était noire. Et au milieu de cet iris de lumière, un point d’obscurité aussi grand que Gudrun la réfléchissait en pied. La jeune fille se pencha, fascinée, et se remit à tomber, à tomber sans pouvoir s’arrêter dans le puits miroitant de la pupille de la Dormeuse…

Et plus elle chutait, plus elle sentait l’odeur poivrée de la rudra l’environner. Elle inspira profondément.

Bien-être.

*

— Cela suffira-t-il, amie ?

Eir leva la tête . Ses fines lèvres s’étirèrent en un semblant de sourire à la vue de Solveig, les mains pleines de rudras déracinées avec soin.

— Parfait. Merci.

La vieille femme saisit les plantes que lui tendait la Dame du Nord. Elle les effeuilla, mit les feuilles de côté et écrasa quelques pétales sous le nez de la blessée toujours sans connaissance. L’effet fut immédiat : la poitrine de la jeune fille se souleva profondément, ses narines palpitèrent. Un soupir s’exhala de ses lèvres livides – un soupir ronflant qui fit apparaître un pli soucieux à la racine du nez d’Eir.

— Du sang dans les poumons… Ce n’est pas gagné. Il faudra plus que quelques plantes pour la sauver.

— Ne pouvez-vous pas en utiliser davantage ?

— Non, Solveig. Cela la tuerait. Vois-tu, l’usage de la rudra est double. Écrase une petite poignée de pétales et elle répandra un parfum capiteux qui réveillerait un mort. Une poignée de plus et ton miraculé redevient un cadavre.

— Oh… Et les feuilles ?

— Les feuilles ? Elles n’ont pas de vertu particulière en l’état mais une fois séchées et fermentées convenablement pendant une année entière, elle font une excellente tisane, parfaite pour dégager les bronches en hiver !

*

Gudrun vit la vision s’assombrir. La Dormeuse avait fermé les paupières. Elle estimait que c’était suffisant et la jeune fille comprenait pourquoi. Se voir ainsi, blafarde, échevelée, son bandage de fortune s’assombrissant à vue d’œil lui laissait une impression de malaise indéfinissable. En cherchant à analyser cette sensation, elle comprit : elle avait peur. C’était donc cela, la peur ? Ce froid dans la poitrine, ce battement qui tintait aux oreilles ?

Puis cette réflexion l’amena à une autre pensée : les Serviteurs du Monde ne ressentaient pas d’émotion… Comme elle quand elle avait émergé dans ce néant reposant. Et la sérénité qu’elle avait éprouvée lui manquait à présent qu’elle redécouvrait la peur. Était-ce un mécanisme similaire qui faisait redouter et déprécier les émotions aux hommes de métal ?

Elle n’avait qu’à demander à Mécanâme.

Vraiment ? Je peux ?

Oui, elle le pouvait. Mais qu’elle se prépare à être déçue. L’Âme du Monde était mal en point… Surtout depuis qu’un de ses Serviteurs lui avait été volé par la Déchue.

Gudrun acquiesça. Elle voyait ce que voulait dire la Dormeuse, même si elle ne saissait pas bien comment la compréhension des Grandes Âmes lui était venue.

La steppe se mit à tanguer : la Dormeuse avait commencé à avancer.

*

De nouveaux bruits de pas attirèrent l’attention d’Eir et de Solveig. Anya surgit, suivie de près par les meilleurs hommes-médecine de la tribu, chargés de sacoches bien remplies. La vieille femme sentit sa poitrine s’alléger d’un poids dont elle avait à peine eu conscience jusque-là.

— Elle a des côtés cassées, prévint-elle. Il faudra lui donner les premier soins sur place.

— Bien, Mère.

Tandis que celui qui avait répondu s’agenouillait à son tour près de la blessée, les autres s’organisaient pour la bataille. Un feu fut allumé, divers pots tirés des paquetages. L’un d’eux prépara un encensoir. Il s’apprêtait à y jeter des feuilles de rudra, Eir l’en empêcha.

— Je lui en ai déjà fait respirer.

L’homme acquiesça et se choisit une autre arme : de l’encens-de-vie, ou kokopelli.

Bientôt, un fin serpent du fumée prenait vie. Le guérisseur installé au chevet de Gudrun tira une flûte de sa manche et se mit à jouer. Bientôt, le chant grave et vibrant de ses collègues se joignait à la voix aigüe mais veloutée de l’instrument. Le serpent impalpable s’entortillait, dansait au rythme de la mélopée magique. Ses anneaux sans substance vinrent s’enrouler autour de la jeune fille.

*

Gudrun, un peu étourdie par la course de sa protectrice, demeurait silencieuse. Devant elle, Mécanâme tournait au ralenti, suspendue dans le vide au dessus de la steppe originelle. La jeune fille pouvait voir la moindre montagne, le moindre brin d’herbe. Elle se concentra un peu plus ; alors ses yeux percèrent la surface de la planète, plongeant dans ses rouages qui cliquetaient péniblement entre la roche qui constituait sa chair. Dans ses veines, un liquide doré assez épais circulait si lentement qu’il était difficile de distinguer son mouvement. Dans ses tunnels, les Laviques et une menace plus ancienne. Et près de son cœur, son Cerveau-Cœur aux ventricules bosselés de circonvolutions mi-organiques, mi-métalliques, les rouages grinçaient, essoufflés par l’invasion. Un visage translucide vint se superposer à la planète, à peine visible. Un visage de femme. Un visage de mère, plus maternel que la meilleure des mères mortelles.

Sa voix muette, sa pensée incommensurable emplit Gudrun. Aide-moi. Aidez-moi tous. Je souffre, je meurs.

— Mais comment voulez-vous que je puisse vous aider, ô Première Mère ? Je suis mourante !

Non.Elle ne l’était pas. Elle ne l’était plus. La jeune fille étonnée tourna la tête et vit que la main qui la portait avait changé ; plus large mais plus douce, plus grande aussi, elle n’appartenait plus à la Dormeuse. L’Âme qui la portait était plus lumineuse. Le dieu qui la portait était le Guérisseur. Avec bien plus d’égards que la Dormeuse, il l’éleva jusqu’à Mécanâme.

Aide-moi. Aidez-moi tous. Dis-le à mes enfants. Tous mes enfants.

— J’en fais le serment, ô Première Mère, répondit Gudrun, le cœur battant à l’unisson de celui de Mécanâme.

Quelle étrange sensation, d’ailleurs. Avait-elle toujours été en phase avec Mécanâme à ce point-là ?

N’oublie jamais cela. Quand tu douteras, écoute attentivement, et tu pourras de nouveau t’accorder sur moi.

Alors le Guérisseur l’approcha de la surface, encore et encore. Le visage disparut, trop large pour être perçu. La Deux-Âmes vit se rapprocher un regroupement de maisons qu’elle identifia bientôt comme étant Husgard. Elle reconnut les Monts Miniers. Elle reconnut le pierrier où elle s’était effondrée, non loin de la lisière du bois. Un serpent de fumée vint à se rencontre. Elle se laissa envelopper dans ses anneaux, confiante, et quitta le monde des esprits pour rejoindre celui des vivants.

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