XLIV.

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Au commencement la steppe noire du ciel était vide et stérile. Nulle âme n’y fleurissait, nulle étoile, nulle planète. Et puis la steppe noire du ciel développa une conscience, et elle devint la première Âme.

(Le Livre des Mères)

Alors que Solveig atteignait les portes Nord-Est de Husgard, elle avisa un petit groupe d’hommes et de femmes qui la regardaient en hésitant.

Elle s’arrêta et leur fit signe d’approcher. Ils s’exécutèrent.

— Qu’y a-t-il ? Que souhaitez-vous me dire, amis ?

Le plus âgé du petit groupe s’éclaircit la voix en tirant sur sa tunique de laine écrue.

— Ben… Ma Dame, loin de moi la pensée de remettre en cause votre jugement, mais je crains pour nos vies.

— Pourquoi donc, sage Mimir ?

— Ma Dame, depuis que les Deux-Âmes sont parmi nous, nous avons essuyé deux tremblements de terre et une attaque de Rougeâmes. Certes, nous ne pouvons pas inculper ces braves nomades pour les colères de Mécanâme ; mais tout le monde sait que les Âmes de sang, en revanche, ne sont attirées que par eux.

— Je vois où tu veux en venir, vénérable. Mais n’as-tu pas vu, comme moi, que nous ne risquons rien tant que les Serviteurs du Monde et les Géants des glaciers sont parmi nous ? Eux, et cette adolescente appelée à succéder à Eir ?

Le vieil homme hésita et concerta les autres du regard en passant la main sur son crâne partiellement dégarni. Une femme d’âge mûr, sa fille, lui adressa un signe de menton et un sourire. Encouragé de la sorte, Mimir se retourna vers sa reine et enchaîna :

— Certes, ma Dame, mais ils ne resteront pas éternellement. Les Mécanoïdes, en particulier, ont prévu de partir demain matin.

— Qui vous a raconté de tels boniments ? J’en aurais été avertie si tel était le cas.

— Peut-être comptent-ils vous le dire dès que possible, Dame Solveig. Mais ma source est formelle.

La reine du Nord fronça les sourcils. Plier bagages sans prévenir, voilà qui ne ressemblait guère aux Mécanoïdes.

— Je vois que vous n’êtes pas convaincue, ma Dame. Pourtant, je les ai entendus. Deux d’entre eux se querellaient à ce sujet, les deux qui se sont liés d’amitié avec Freyja Tisseflamme. J’étais à côté d’eux, à écouter les chants d’ Ygg de Drasiggard, intervint une toute jeune voix.

Solveig baissa les yeux sur l’enfant qui venait de parler. Forseti.

— Tu en es sûr et certain, mon garçon ?

— Aussi sûr que le soleil se lève au-dessus des montagnes et qu’il se couche loin au-delà des camps d’entraînement.

Un soupir échappa à son interlocutrice. Il fallait se rendre à son témoignage : cet petit ne mentait jamais.

— Bien… Je n’ai donc guère le choix. Merci de m’avoir partagé vos inquiétudes. Je vais voir ce que je peux faire.

Elle reprit sa marche mais elle se sentait tourmentée. Chaque pas vers le camp de ses alliés lui paraissait plus difficile, plus traître. Sa poitrine était oppressée. Elle avait chaud. Cependant, elle avait pris sa décision.

La sauvegarde de mon peuple passe avant les liens d’amitié, je le crains…

Par contre, elle y mettrait les formes. Les Deux-Âmes ne partiraient pas démunis. Cela, elle se le jura solennellement. Tout en ruminant, elle déboucha sur le campement des nomades. Inconscients de ce qui les attendait, ils s’arrêtaient un instant de travailler pour lui adresser des sourires chaleureux. Çà et là, de nombreux tipis avait été remontés. Les allées entre les maisons de peau avaient déjà été déblayées pour la plupart. Les poteries cassées avaient été empilées à des endroits stratégiques, prêtes à être réparées par les artisans habilités.

Elle passa devant un homme qui s’y affairait déjà avec minutie. Un enfant vint lui poser un panier rempli de tessons avant de repartir en courant. Une femme allaitait son bébé en chantant comme si la terre n’avait jamais tremblé. Un père tressait les cheveux de son fils qui arborait une crinière tombant jusqu’à ses genoux. C’était ainsi chez les Deux-Âmes : on ne coupait les cheveux des enfants qu’à l’âge de l’investiture, filles comme garçons.

La vue de ce peuple industrieux comme une fourmilière allégea temporairement le fardeau de Solveig. Étaient-ce leur deux âmes qui leur conférait deux fois plus d’énergie qu’aux hommes du Nord ? N’était-ce pas déjà assez que leurs Grandes Mères fussent d’une sagesse proverbiale ? À cette pensée, l’amertume vint lui remplir la bouche. Pourquoi donc avaient-ils tous les atouts ?

Elle arriva au centre du campement, là où se dressait la tente d’Eir. Deux jeunes gens s’affairaient à nettoyer les alentours, mais d’Eir, point.

— Où est la Grande Mère du clan, jeunes amis ?

Les adolescents s’interrompirent et pointèrent le doigt vers les montagnes à l’est.

— Elle est partie par là, avec Anya Sans-Mains.

Comment osaient-ils appeler ainsi une blessée ? La Dame sentit la colère accélérer son souffle. Mais le sérieux des deux garçons démentait toute envie de raillerie. Solveig se souvint alors que chez les Deux-Âmes, on donnait un surnom aux blessés mutilés dans un combat glorieux. Se félicitant de n’avoir pas répondu au quart de tour, elle leur sourit et partit dans la direction indiquée.

La Nordique ne tarda pas à repérer dans la terre molle les empreintes étroites des mocassins d’Eir et celles, plus larges et plus grandes, des bottes de la chasseresse. Puis elle aperçut les gouttelettes sombres qu’elles suivaient. En frissonnant, elle resserra ses bras autour d’elle, s’arrêta brièvement puis accéléra le pas, taraudée par le malaise. Et tout à coup, au détour du sentier, elle tomba nez à nez avec Anya.

— Vous ici ? s’étonna cette dernière. Dame, cherchez-vous donc Eir ?

— Oui. Que s’est-il passé ? Que sont ces taches ? Est-elle blessée ?

La chasseresse éclata de rire.

— Oh non ! Pas elle, non ! Mais son Adoptée est gravement blessée. Probablement mourante. Et peut-être même morte, à l’heure qu’il est.

— Morte !? Qui a fait ça ? Qui ?

Les yeux écarquillés, blanche comme un linge, Solveig sentit ses jambes se dérober. Bientôt plus de Mécanoïdes pour combattre les Rougeâmes, et maintenant, la jeune héroïne qui les avait décimés, hors d’état de nuire ? Pas de doute. Il fallait que les Deux-Âmes s’en aillent. Les Pierrefendre ne suffiraient pas à défendre tout le monde en cas de nouvel assaut des spectres sanglants. Mais pour l’instant, elle se devait de porter assistance à sa vieille amie.

— Allez quérir du secours, Anya. Vous serez plus rapide que moi. Pensez au brancard et à des couvertures épaisses. Je vais prêter main-forte à Eir.

— Comme si ce n’était pas déjà ce que j’étais partie faire, grommela insolemment la mutilée.

— Pardon ?

— Euh… Ma Dame, je veux dire… Certainement, c’est déjà ce que je m’en allais faire, à la demande de la Grande Mère.

— C’est mieux. Allez, amie, plus vite que vous n’avez jamais couru !

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