XLIII.

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Jour 4 de l’ER2 : suite. Développement du contrecoup de la crise de Mécanâme. À la demande des Méca-Médecins, une équipe de mineurs et de soignants a été envoyée en quête de Raxoir. Son message inachevé parlait de lumière bleue pulsatile. Ses phrases étaient averbales, signe qu’il écrivait dans l’urgence. Qui dit urgence, dit danger. Conséquence : les secours sont accompagnés des Nettoyeurs Alpha. Explication : il s’agit de l’équipe la plus expérimentée, les plus jeunes constituant la patrouille Omega. Fin de la digression, reprise du compte-rendu : à l’heure actuelle, rien à signaler. Les coordonnées transmises par Raxoir son exactes. Le travail de déblayage et de soin de la zone devrait prendre une heure et trente-cinq minutes, en sachant que nous sommes très exactement au troisième quart de la dixième heure depuis le retour de la lumière dans le Sablier Central de notre cité.

(Note personnelle sur l’émiotionnite : écrire apaise ses symptômes. S’exprimer normalement redevient naturel. Analyser avec clarté les évènements aussi. J’en suis sûre, et cela me rassure.)

(Klixy, Chronique de la Deuxième Ère Rouille)


Kalax courait. Ses foulées, souples, rapides et fluides, n’étaient pas gênées par l’énorme marteau qu’il avait sanglé dans son dos. Les montagnes étaient si proches qu’il ne lui faudrait pas une heure pour s’y enfoncer. Et tandis qu’il volait vers les contreforts, la voix ne cessait de lui parler en son for intérieur.

Maintenant, il comprenait pourquoi il avait reçu la bénédiction des émotions, et il s’en réjouissait. Son cœur de métal battait plus vite. Son sang huileux circulait plus vite. Et l’euphorie responsable se répandait toujours plus vite en lui, source d’énergie inestimable qui lui donnait des ailes.

Donner des ailes… Une expression de mortel, certes, mais quelle poésie dans ces trois mots ! Il comprenait à présent pourquoi les métaphores existaient dans le jargon des humains. Il se sentait léger… léger !

Et tu n’as pas tout vu !

Ah, et cette voix… C’était donc ça, être Deux-Âmes ? Disposer d’un conseiller – d’une conseillère, en l’occurrence – qui l’épaulait en permanence ? Il savoura ce moment comme une huile minérale particulièrement nutritive. Et tandis qu’il savourait, la voix ne cessait de lui parler en son for intérieur.

Elle lui parlait de la surface. Elle lui parlait de son passé. Elle évoquait le Temps du Chaos, l’Ère Rouille, comme on l’appelait chez lui ; elle s’attardait sur la trahison des siens ; elle détaillait à loisir l’ennui de l’exil dans le Néant, cette dimension peuplée de monstres.

Si tu savais ! J’ai combattu là-bas des Rougeâmes par millions, des Azurâmes colossaux, des Volâmes changeant d’apparence au point de bouleverser ton sens des réalités, des Luminâmes à l’éclat capable de rendre aveugle. Je les affrontais avant ta naissance, je les affrontais toujours quand tu as émergé du Cerveau-Cœur, je les affrontais encore quand tu as été nommé Rouage.

Comment pouvait-elle le savoir ?

Je sais tout, Kalax. Là-bas, le Temps n’a pas de sens ? L’avenir, le Passé et le Présent ne sont qu’une seule et même chose. Et quand enfin j’ai pu m’évader du Néant, j’ai dû parcourir le labyrinthe de Chronekx pour pouvoir atteindre ton présent.

Chronekx ?

Le Dieu du Temps. Il y a bien longtemps, avant que Mécanâme ne soit investie d’une conscience, Chronekx était la divinité des tiens. Et pour cause : c’est luiqui a créé ton espèce. Pourquoi crois-tu que vous soyez un assemblage de Rouages, de tuyaux et de câbles électriques ? Chroneks vous a créés, comme il a créé Mécanâme.

Kalax prit le temps de digérer l’information. C’était tellement nouveau… Pourquoi les archives les plus anciennes de la bibliothèque d’Erovag n’en parlaient-elles pas ?

Parce que vos cristaux de mémoire, vous les avez inventés bien plus tard. Bien après la décision de Chronekx de se retirer du monde.

— Comment le sais-tu ? Tu as vécu du temps de l’Ère Rouille, pourtant ?

Je le sais, c’est tout… Le labyrinthe du Dieu Ermite renferme bien des secrets, sais-tu ! J’y ai vu tant de choses !

Le soir tombait. Le Rouage de la Surface leva sa visière. De toute façon, il n’y avait personne à proximité dont repérer l’aura. Personne ne l’avait suivi. Le séisme lié au mal de Mécanâme lui avait rendu service, de ce côté. Ceci dit, on devait avoir découvert le corps de Gudrun, à présent. En pensant à sa victime, il ressentit… du regret ? Il ne pouvait s’empêcher de l’admirer pour son courage face aux hordes de Rougeâmes qui avaient assailli Husgard.

C’était moi, pas elle. J’avais pris le contrôle.

Certes. Cependant, elle n’était plus l’hôtesse de la Déchue quand il l’avait suivie sur la suggestion de cette dernière. Pourquoi avoir souhaité l’éliminer ?

Il fallait lui prendre le Marteau des Âmes. J’en… Nous en avons besoin. Si tu ne m’avais pas obéi, elle aurait donné l’alerte. Là, nous avons de l’avance sur les éventuels poursuivants : sans compter qu’il aura fallu qu’ils la trouvent d’abord, grâce à son obstination à nous suivre alors qu’elle était mourante…

Vraiment, elle avait fait cela ? L’admiration qui pointait en lui fut vite étouffée par l’autre.

Garde-toi de lui porter une quelconque estime. Cette enfant n’était qu’un outil pour moi.

Kalax s’arrêta brusquement, pris d’un doute soudain.

— Et moi ? Que suis-je, alors ? Un autre instrument visant à atteindre tes fins ? Tu t’es présentée en victime, mais je commence à croire que les Deux-Âmes ont eu raison de te voir comme une ennemie…

Tu te trompes. Eux sont à l’origine de mon exil. Certes, les autres peuples y ont participé, mais je n’en veux qu’à ceux qui aurait dû me soutenir, qu’à ceux qui furent les miens avant de me trahir lâchement. Quand je pense que pour eux, j’ai combattu les envahisseurs qui menaçaient de nous prendre notre monde en nous exterminant jusqu’aux derniers… Pourtant, de leur point de vue, vous, les peuples de Mécanâme, vous êtes ceux qui les empêchent de prendre leur place en ce monde. Les Azurâmes sont de nobles créatures, là où je n’ai pas été capable de voir autre chose que des monstres, hélas, quand j’ai signé leur arrêt de mort. Les Luminâmes encore prisonniers dans les lanternes des mortels pour leur confort égoïste pleurent leur liberté perdue, leur inique esclavage. Les Volâmes sont facétieux, mais pas bien méchants, au fond… À l’origine, du moins. S’ils tuent leurs victimes, maintenant, c’est parce que nous n’avons pas su les comprendre par le passé.

— Et les Rougeâmes ?

Ah, eux, c’est une autre histoire… Ils n’ont aucune conscience. Ils sont, voilà tout. Ils passent, ils détruisent toute personne sur leur passage : ils se nourrissent des vies animales, quelles qu’elle soient. Mais c’est une longue histoire… Reprends ta course, veux-tu ?

Kalax obtempéra. Il se remit à courir, tout en réfléchissant aux révélations faites par l’Âme Noire. Cependant, il ne pouvait se départir d’une certaine réticence à son égard quand il pensait au corps pantelant de Gudrun baignant dans son sang. Ses cheveux d’un noir bleuté, son visage fin et délicat, blâme de souffrance, son corps gracile et délié hantaient sa mémoire. Et rien de ce que pourrait lui dire son hôtesse inattendue ne pourrait l’en détourner. D’ailleurs, elle se garda bien de lui en reparler, même si elle percevait forcément ses pensées.

Enfin les montagnes le couvrirent de leur ombre dans le crépuscule. L’autre se remit à chuchoter en lui : elle connaissait un chemin caché, oublié de tous depuis des siècles. Bientôt, il serait hors de portée de toute recherche.

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